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Alexandra Stazzone et Georges Sidéris (dir), « L’Italie et l’Orient : échanges, enjeux, regards croisés », Cahiers d’études italiennes, n° 21, 2015

Dominique R.
L’Italie et l’Orient : échanges, enjeux, regards croisés
Alessandra Stazzone, Georges Sidéris (dir.), « L’Italie et l’Orient : échanges, enjeux, regards croisés », Cahiers d'études italiennes, n° 21, 2015, Grenoble, ELLUG, ISBN : 9782843103087.
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Texte intégral

  • 1 À l’échelle de l’Europe ou tout au moins d’un groupement de pays européens : voir Sénac Philippe, (...)
  • 2 Expression forgée par les historiens des systèmes impériaux, notamment de la plateforme World His (...)

1Présenté par deux spécialistes d’histoire médiévale, occidentale pour Alexandra Stazzone et byzantine pour Georges Sidéris, ce numéro des Cahiers d’études italiennes aborde le vaste thème des relations entre Orient et Occident, dont l’historiographie a déjà bien exploité certains champs1. Bien conscients de l’ampleur des recherches, les deux coordonnateurs ont convié des italianistes d’origines diverses pour aborder cette question, qui sera traitée dans deux numéros successifs des Cahiers. L’introduction relie l’ouvrage à l’histoire « connectée »2, et convoque la pluridisciplinarité pour aborder un sujet aussi vaste que délicat. L’ouvrage rassemble ainsi les contributions de chercheurs en lettres et en histoire, et se tourne parfois vers l’anthropologie, la sociologie et les gender studies pour aborder la question des relations entre l’Italie et l’Orient.

2La division de l’ouvrage reflète son attachement à la multiplicité des approches, en accentuant successivement la dimension imaginaire, voire rêvée, du rapport à l’Orient (parties I et II, « De l’altérité au fantasme », « De l’aversion à la peur »), et la fonction des échanges matériels et immatériels entre les deux mondes (III et IV, « Les savoirs orientaux », « Les échanges entre l’Italie et l’Orient vus d’Europe »). Si le regard porté est avant tout celui de spécialistes du monde italien, apparaît en filigrane la perspective d’un regard européen, voire de la définition d’une identité européenne à travers l’opposition militaire mais aussi (et surtout) rhétorique à la constante menace turque au cours des derniers siècles du Moyen-Âge, au cœur de cette étude.

  • 3 Les fresques épiques, inspirées de la littérature courtoise, et le Trecentonovelle de Franco Sacc (...)

3Les deux premières parties fondent leur analyse sur des corpus de sources variés. Les études d’Irena Prosenc et de Patrizia De Capitani, consacrées à la littérature du Quattrocento italien3, concluent toutes les deux à la primauté de la fonction littéraire du motif des musulmans dans le récit : la figure de l’Oriental devient un topos littéraire qui n’est rien d’autre que le vecteur d’une caractéristique psychologique que le romancier veut mettre en valeur. Les femmes orientales sont, par exemple, l’occasion de faire entrer en scène la sexualité dans le récit, alors que ce trait ne saurait être présent chez des personnages chrétiens. Ce constat permet aux auteures de parler d’une « rencontre manquée avec l’Orient » (p. 52), ou encore d’un « désintérêt » d’un auteur comme le Boiard pour le religieux ou le culturel au profit de l’« humain » dans son ensemble (p. 66).

  • 4 Le pape Pie II (Piccolomini de son vrai nom) insiste ainsi sur le fait qu’ils « mangent des chose (...)
  • 5 Voir Boucheron Patrick, Robin Corey, L’exercice de la peur. Usages politiques d’une émotion, Lyon (...)

4Au contraire, dans les livres de famille florentins étudiés par Élise Leclerc, c’est avant tout un critère identitaire qui conditionne les références à l’Occident, dont la mention est presque toujours subordonnée à l’intérêt propre que peut en retirer une famille, en vue de la conservation de son stato. De manière frappante, ce critère identitaire est repris par le pape Pie II, dans le De Europa, dernière partie de sa Cosmographie, où les Turcs ne peuvent supporter la comparaison avec l’humanitas des chrétiens, et se trouvent relégués à une « infra-humanité » définie notamment par l’extranéité de leurs pratiques sociales et culturelles4. Néanmoins, si les Florentins cantonnaient leur récit dans les murs de leur cité, Pie II fait au contraire de son ouvrage savant une arme rhétorique au service d’objectifs politiques : il utilisera ce texte comme appel à la croisade au congrès de Mantoue, exemple d’un usage politique particulier de la peur de l’altérité5. La première partie de l’ouvrage tend donc à renouveler les perspectives dans le domaine des relations entre Italie et Orient à la fin du Moyen-Âge, en montrant que la typologie du musulman ou de l’oriental comme « portrait inversé du [monde] chrétien » (p. 56) mérite d’être nuancée si ce n’est abolie : elle recouvre en fait une variété de fonctions, littéraires, sociales ou politiques qui vont bien au-delà du champ de la morale et de la religion.

5La seconde partie aborde la question des échanges, surtout littéraires et culturels, entre l’Orient et l’Italie. Là encore, les sources narratives ont une place de choix : Filippo Fonio démontre ainsi la pertinence d’une grille de lecture « orientaliste » pour appréhender la Légende dorée, véritable best-seller d’hagiographies au Moyen-Âge, tandis qu’Emilie Zanone explore la singularité du motif de la magie orientale, la « nécromancie », dans une nouvelle du Décaméron. Les deux auteurs utilisent des éléments d’anthropologie pour éclairer les références à l’Orient. Dans sa grille de lecture, Filippo Fonio montre ainsi que l’altérité de l’homme oriental découle de ses pratiques « exotiques », de ses connaissances « ésotériques » ou encore du fait qu’il soit locuteur d’une langue rare ; ces observations constituent des ressorts du récit en même temps que des points de repères identitaires pour le lecteur de l’époque (p. 129).

6Enfin, la dernière partie se concentre sur l’héritage européen de la relation italo-orientale. L’étude de Tatjana Silec-Plessis permet notamment de revenir sur le singulier héritage italien des navigateurs anglais. Les traductions anglaises des œuvres des découvreurs italiens passent ainsi du statut de « curiosité » à un celui d’outil pratique de navigation, comme le montre l’exemple d’un Nicholas Hickock, marchand anglais et traducteur du récit de voyage de Federici à la fin du XVIe siècle. Derrière la transformation des usages de la littérature de voyage italienne, se dégage aussi une perspective européenne : alors que le XVe siècle pouvait utiliser l’Orient comme critère négatif d’identification, les XVIe et XVIIe siècles européens étendent à l’espace oriental les luttes intra-européennes pour le monopole du commerce.

7Au terme de la lecture, cet Orient de l’Italie médiévale prend donc une forme bien particulière. Nous n’avons pas défini, en introduction, une délimitation géographique claire de l’« orient ». Et pour cause : considéré comme un espace d’altérité pour les mentalités et les savoirs, comment celui-ci saurait-il être délimité précisément ? Et pourtant, , nous serions tentés d’admettre avec Pie II que le Bosphore devient « le seul espace séparant l’Europe de l’Asie » (p. 106), en cette fin du Moyen-Âge où l’Orient prend des contours très, trop précis pour la chrétienté, qui voit le péril se rapprocher après la chute de Constantinople. Comme le souligne la présentation, un second qualificatif applicable à l’Orient est celui de la « démesure » (p. 11) : celle de la bravoure de ses héros (chez Boiardo) comme celle des procédés magiques qu’utilisent les Orientaux. Cette démesure semble à l’image de la peur que l’Est suscite. Enfin, un troisième constat, plus surprenant, consiste dans l’absence d’utilisation voire de signification politique de l’Orient dans les écrits italiens médiévaux et modernes, sauf dans le cas Pie II, qui en fait un usage à la fois tardif et extraordinaire.

8Par ailleurs, quelques pistes méthodologiques pour appréhender les relations de l’Italie avec l’Orient se dessinent. Une première approche intéressante est celle de Patrizia de Capitani, qui choisit une analyse lexicographique en s’attachant à dégager les significations réelles du terme de « musulman » et les connotations qui y sont attachées. Un second apport concerne la perspective du musulman comme repoussoir moral, qui n’est pas invalidée mais qui demande à être nuancée : cet usage de l’image de l’Oriental suit en effet des mécanismes complexes d’identification et de rejet qui dépassent le cadre simple de la morale. Enfin, l’article de Luca Fois consacré aux Cathares de Lombardie revient de manière originale sur les modalités de la connaissance du monde oriental en Occident, en interrogeant les sources utilisées par l’inquisiteur Anselme, et notamment la possibilité que celui-ci ait pu les obtenir directement en Orient.

  • 6 Pour un portrait de la situation des Juifs dans les mentalités en Europe au bas Moyen-Âge, voir p (...)
  • 7 Le catalogue de la grande exposition orientaliste tenue à Lyon en 2008 est celui qui correspond l (...)

9Ces grandes orientations, qui ressortent clairement de l’ouvrage, donnent beaucoup de leur valeur à ce numéro des Cahiers italiens ; elles permettent notamment de comprendre pourquoi des thèmes comme les transferts artistiques, l’histoire économique, les échanges commerciaux ou encore le rôle particulier de Byzance dans la translation des biens d’un monde à l’autre n’ont pas été inclus dans ce numéro, qui aurait pu trouver là une faiblesse. En se consacrant essentiellement à l’histoire des mentalités, les auteurs ont fait le choix de développer un certain nombre de critères interdisciplinaires capables d’éclairer, principalement, l’univers des mentalités, qui recouvre tant le champ des connaissances que celui des croyances, voire de l’imaginaire. Le second intérêt de l’ouvrage réside dans la conclusion que l’Orient, dans les mentalités italiennes de la fin du Moyen-Âge, constitue plutôt un espace fantasmé, mais jamais réellement affronté. Cette constatation est reliée au traitement littéraire et à la place symbolique des Juifs dans l’Occident médiéval6, qui peut être mise en miroir avec la conception des « Orientaux ». Se dessinent également en filigrane, derrière l’historiographie complexe de l’Orient, les vogues successives d’« orientalisme » que connaîtra l’Occident à l’époque moderne et contemporaine7. En résumé, voici un ouvrage qui clôt sans doute le débat sur certains excès de l’interprétation de la relation entre l’Occident et l’Orient, mais ouvre surtout nombre de nouvelles pistes méthodologiques et thématiques.

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Notes

1 À l’échelle de l’Europe ou tout au moins d’un groupement de pays européens : voir Sénac Philippe, L’image de l’autre : l’Occident médiéval face à̀ l’Islam, Paris, Flammarion, 1983, ou Tollan John V., Sara cens: Islam in the medieval European Imagination, New York, Columbia University Press, 2001.

2 Expression forgée par les historiens des systèmes impériaux, notamment de la plateforme World History Connected, en lien avec l’histoire globale et l’analyse historique du processus de mondialisation.

3 Les fresques épiques, inspirées de la littérature courtoise, et le Trecentonovelle de Franco Sacchetti, recueil de nouvelles inspiré de Boccace.

4 Le pape Pie II (Piccolomini de son vrai nom) insiste ainsi sur le fait qu’ils « mangent des choses qui font horreur aux autres peuples : viandes de jument, de loup et de vautour », trad. Serge Stolf, p. 112.

5 Voir Boucheron Patrick, Robin Corey, L’exercice de la peur. Usages politiques d’une émotion, Lyon, PUL, 2013 pour une analyse possible de la peur en politique, compte rendu de Lionel Francou et Quentin Verreycken pour Lectures : http://lectures.revues.org/19750.

6 Pour un portrait de la situation des Juifs dans les mentalités en Europe au bas Moyen-Âge, voir par exemple, Toch Michael, « Gli Ebrei », in Le Goff Jacques, Keller Hagen, Cracco Giorgio et Gherardo Ortalli (dir.), Europa in costruzione. La forza delle identità, la ricerca di unità, (sec. X-XII) : Fatti, documenti, interpretazioni, Trente, Istituto trentino di Cultura, 2004.

7 Le catalogue de la grande exposition orientaliste tenue à Lyon en 2008 est celui qui correspond le plus à la perspective adoptée dans cet ouvrage : Labrusse Rémi, Islamophilies : l’Europe moderne et les arts de l’Islam, Lyon, Somogy, 2011.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Dominique R., « Alexandra Stazzone et Georges Sidéris (dir), « L’Italie et l’Orient : échanges, enjeux, regards croisés », Cahiers d’études italiennes, n° 21, 2015 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 16 février 2016, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20123 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.20123

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Dominique R.

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