Chris Millington, Kevin Passmore (dir.), Political Violence and Democracy in Western Europe
Texte intégral
- 1 Becker Annette, Audoin-Rouzeau Stéphane, 14-18, Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000 ; Gerwa (...)
1L’ouvrage présenté ici traite, à travers diverses contributions, du phénomène de la violence politique durant la période de 1918 à 1940. Il s’inscrit dans la tradition des recherches scientifiques allant de George L. Mosse à Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker en passant par Michael Mann ou Robert Gerwarth, qui s’intéressent toutes au phénomène de la violence politique et sociale durant l’entre-deux-guerres1. Trois motifs majeurs soutiennent cet ouvrage collectif. Le premier motif est la relativisation de l’idée selon laquelle les phénomènes de violence puissent être réduits à l’Est de l’Europe, qui constituerait ainsi une sorte de zone de violence privilégiée. Les différents auteurs proposent dans ce livre une approche transnationale qui se concentre sur l’Ouest de l’Europe. L’approche transnationale constitue ainsi le deuxième motif. Elle structure l’ensemble du livre car les dix chapitres peuvent êtres clairement séparés selon les États qu’ils abordent, à savoir l’Italie (chapitres 1 et 2), l’Allemagne (chapitres 3 à 5), la France (chapitres 6, à 8), la Belgique (chapitre 9) et finalement le Royaume-Uni (chapitre 10). Le troisième motif est que durant l’entre-deux-guerres, la violence était un phénomène consubstantiel aux démocraties européennes et que celles-ci ne l’ont pas jugulée mais régulée.
- 2 Traduction par le rédacteur. Les citations suivantes sont également traduites par le rédacteur.
2Trois phénomènes décrivent les caractéristiques principales de la violence en Italie. Premièrement, la démobilisation des troupes engagées au front durant la Première Guerre mondiale se faisait progressivement et de manière encadrée par l’État. Deuxièmement, les premiers troubles sociaux pouvaient être constatés dès le mois de juillet 1919 et les phénomènes de violences augmentaient lentement seulement à partir de 1921, contrairement à l’Allemagne qui était secouée dans l’immédiat après-guerre par les troubles de la révolution spartakiste et la brutale répression qu’elle engendra. Troisièmement, la violence en Italie était ubiquitaire, c’est-à-dire qu’elle était le fait d’acteurs dont les profils et les motivations étaient divers. Bien évidemment, la violence était éminemment portée par les mouvements fascistes. Mais elle n’était pas l’adage seulement de la droite extrême, comme le montre l’article de Stéfanie Prezioso. En effet, au sein des mouvements antifascistes – mais pas nécessairement communistes –, composés d’une génération d’ouvriers désorientés et désenchantés, la guerre et la violence étaient considérées comme une sorte de test qui permettrait de « régénérer le sang et les valeurs de l’Italie »2 (p. 33). Ainsi est apparu le mouvement du Sovversivismo, comme une forme spécifique de militantisme révolutionnaire. Ce courant trouve son origine dans le mouvement interventionniste de 1914 – qui prônait une participation de l’Italie à la Première Guerre mondiale – et a été profondément marqué par expérience frontiste de ses membres, caractérisée par le brouillage absolu des références morales et l’habituation à la violence extrême. Face aux difficultés de réinsertion sociale et de réintégration économique, une partie de la génération de démobilisés s’est tourné après 1918 vers le militantisme tant fasciste qu’antifasciste, afin d’œuvrer pour un changement profond de la société italienne. Les modes d’expressions des militantismes étaient alors profondément imprégnés de l’expérience de la violence au combat. Néanmoins, face à la désintégration du bloc antifasciste en différents mouvements, les fascistes on gagné en puissance et sont parvenus à prendre le pouvoir. De nombreux militants antifascistes sont alors partis en Espagne dans les années 1930, pour rejoindre le front de la guerre civile.
3La situation en Allemagne était quelque peu différente de celle de l’Italie. La démobilisation s’y est effectuée beaucoup plus rapidement, provoquant ainsi un chamboulement social profond. De plus, la révolution du Spartakusbund a confronté d’emblée le nouveau gouvernement démocratique allemand aux risques de la révolution socialiste. La crainte du spectre bolchéviste a alors provoqué un recours massif à la violence physique de la part du gouvernement, afin de mater toute velléité révolutionnaire. Ainsi, l’Allemagne a connu rapidement d’importants phénomènes de violence, beaucoup plus mortels qu’en Italie. Le gouvernement faisait massivement appel aux anciens frontistes – qui ont dès lors formé les différentes divisions Freikorps –, ce qui soulève la question de la motivation politique des ces acteurs. La contribution de Matthew N. Bucholtz montre que l’assimilation dans la mémoire collective des frontistes à des mouvements de droite relève davantage du mythe que de la réalité historique. En effet, les frontistes, bénéficiant d’un capital de sympathie politique certain, se sont implantés dans plusieurs partis politiques et se sont disséminés dans l’ensemble de l’éventail politique, de la gauche radicale jusqu’à la droite extrême. Aussi l’auteur parle-t-il de « guerre civile des Frontkämpfer » (p. 57) pour désigner les affrontements durant le soulèvement spartakiste. Ce fait montre donc clairement que ces anciens soldats frontistes, avec le potentiel de violence dont ils étaient porteurs de par leur longue expérience de la guerre, doivent être considérés comme une partie intégrante de la culture politique de la république de Weimar (p. 59). L’article de Sven Reichardt approfondit davantage cet aspect de la violence dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres en se focalisant sur sa dimension culturelle. Ainsi, en adhérant à l’idée de l’historien Hans Mommsen selon laquelle il y a eu, durant la république de Weimar, une sorte de « déni intérieur de la paix » (p. 83), Reichardt montre comment, à travers la presse et l’éducation notamment, une ingénierie sociale s’est mise en place, qui a permis « l’avènement de la volonté à travers la discipline, l’avènement de la rédemption à travers la destruction » (p. 84).
4La partie consacrée à la France s’ouvre avec une contribution de Chris Millington sur la violence lors de rassemblements politiques. On retiendra que ces réunions politiques étaient des « terreaux fertiles pour la violence » (p. 121) et qu’un certain degré de violence était communément admis. Bien évidemment, de nombreuses réunions politiques se terminaient pacifiquement. Mais le recours à la violence à des fins stratégiques était toléré et couramment pratiqué par les différents partis politiques. Ainsi, on peut dire que les institutions politiques des démocraties de l’entre-deux-guerres ne réprimaient pas la violence mais en régulaient le niveau. Néanmoins, Caroline Campbell démontre dans son article qu’il y a bien une forme de violence politique spécifiquement française et qui prend son origine dans la politique coloniale du pays – qu’elle illustre à travers l’étude de cas des troubles au Maroc entre le gouvernement du Front populaire et l’organisation frontiste Croix de Feu. Cette violence politique était caractérisée par « un mélange d’une rhétorique pacifique avec une pratique violente » (p. 127). L’auteur montre comment la provocation sapait l’autorité des services de sécurité et engendrait en retour une réaction violente du gouvernement pour la restaurer. Selon Annette Finley-Croswhite et Gayle K. Brunelle, il faut cependant accorder une attention particulière à l’organisation terroriste d’extrême droite, Cagoule, qui a tenté de déstabiliser la Troisième République durant les années 1930. Or, il y a en réalité deux conséquences qu’il faut mettre en lien avec cette organisation et qui justifient pleinement que l’on s’y intéresse. Premièrement, la pratique de la terreur et des assassinats politiques a profondément marqué l’opinion française. Deuxièmement, cet impact sur l’opinion publique dans les années 1937 et l’affaiblissement de la Troisième République qu’il a engendré peuvent expliquer les événements de 1940, à savoir la défaite de l’armée française et la collaboration.
5En Belgique, Jonas Campion montre que de nombreux protagonistes, allant de l’extrême droite jusqu’au parti communiste en passant par le mouvement indépendantiste flamand et les associations de vétérans de la première guerre mondiale, ont contribué à créer une ambiance de tension politique et sociale aigue durant les années 1920 et 1930. Toutefois, il faut relever la réussite des opérations de la gendarmerie belge qui, en combinant action de maintien de l’ordre avec mesures judiciaires, militaires et administratives, sont parvenues à juguler la violence en Belgique.
6Daniel Tilles s’intéresse dans la dernière contribution à la violence et aux discours qu’elle suscitait dans les affrontements entre les fascistes et les juifs anglais. Dans les deux camps, le discours visant à légitimer la confrontation et le recours à la violence servait avant tout la propre cause. Ainsi, les fascistes expliquaient leur violence comme une réaction à celle des juifs tandis que ces derniers justifiaient leur violence comme instrument nécessaire et efficace pour chasser la menace émanant du mouvement fasciste. Tilles retient finalement que la violence fasciste advenait souvent comme réponse aux provocations des mouvements juifs, établissant progressivement un climat de violence au Royaume-Uni.
7À travers leurs différentes approches thématiques et géographiques, les auteurs de cet ouvrage collectif montrent clairement que la violence appartenait à l’arsenal politique durant la période de l’entre-deux-guerres. Bien évidemment, le degré des violences varie d’un pays à l’autre. Mais globalement, il est à relever que la violence politique était un phénomène bien présent en Europe de l’Ouest et que son recours faisait partie intégrante de l’habitus de l’action politique.
Notes
1 Becker Annette, Audoin-Rouzeau Stéphane, 14-18, Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000 ; Gerwarth Robert, « The Central European Counter-Revolution: “Paramilitary Violence in Germany, Austria and Hungary after the Great War” », Past & Present, n° 200, 2008, p. 175-209 ; Mann Michael, The Dark Side of Democracy, New York, Cambridge University Press, 2004 ; Mosse George L., De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999.
2 Traduction par le rédacteur. Les citations suivantes sont également traduites par le rédacteur.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Nicolas Haesler, « Chris Millington, Kevin Passmore (dir.), Political Violence and Democracy in Western Europe », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 février 2016, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20074 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.20074
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page