Anna Claudia Ticca et Véronique Traverso (dir.), « Traduire et interpréter en situations sociales. Santé, éducation, justice », Langage & société, n° 153, 2015
Texte intégral
1Ce numéro de la revue Langage & société propose six articles qui présentent la variété des courants traitant de la question de l’interprétariat, en particulier du point de vue de la linguistique. De nombreux travaux se sont développés sur cette thématique dès les années 1980 ; ils reprennent aujourd’hui tout leur intérêt avec, entre autres, les mouvements migratoires récents que nous avons connus. Les premières études sur les situations d’échanges exolingues, soit de personnes ne maîtrisant pas la même langue maternelle, ont d’abord mis l’accent sur l’acquisition de la langue étrangère et les activités de médiations de l’interprète. Il faut attendre le début des années 2000 pour que les premières typologies sur les formes d’interprétation mettant en lumière le fait que le rôle de l’interprète est multiple et n’est pas seulement limité à l’acte de traduction. Les travaux sur l’interprétation ont également posé la question du droit avec une double entrée : celle de la barrière dans l’accès au soin que constitue l’impossibilité d’avoir un interprète ; celle de la professionnalisation des interprètes, notamment de leur formation. Ce volume regroupe les articles autour de quatre axes qui resituent les recherches récentes sur les situations sociales avec interprètes. Le premier axe développe la double posture de l’interprète comme celui qui traduit les discours et celui qui organise les temps de parole. Le deuxième axe présente les interrogations sur l’identité de l’interprète en détaillant les différents profils d’interprètes et l’impact qu’ils peuvent avoir sur les échanges entre les participants. Le troisième axe questionne la figure de l’interprète comme médiateur professionnel et les difficultés qui découlent d’une telle posture. Le dernier axe ouvre sur un sujet de débat plus récent : l’utilisation de l’interprétariat à distance, notamment par visioconférence. L’intérêt de ce dossier est de présenter une variété de domaines d’application (santé, éducation, justice), de contextes nationaux (France, Allemagne, États-Unis, Italie, Mexique) et de méthodologies (entretiens filmés ou non, analyses conversationnelles, comparaisons de situation avec interprètes ou non) afin de mieux comprendre comment communiquent des personnes en situation exolingue. Cela donne à voir la diversité des difficultés rencontrées dans les cas de « communication en situation de contact langagier et culturel » et les moyens mis en place pour y répondre.
2Le secteur de la santé est abordé dans les trois premiers articles, qui traitent de l’examen médical, en France au Mexique et en Italie ainsi que des hôpitaux allemands. L’article de Natacha Niemants, Claudio Baraldi et Laura Gavioli montre plusieurs manières de construire du sens entre les trois participants que sont le patient, le soignant et l’interprète afin de parvenir à une compréhension mutuelle nécessaire à une prise en charge médicale. Ce travail se base sur 205 entretiens audio-enregistrés dans des services de Médiation linguistiques et culturelle (MLC) qui sont proposés dans les systèmes de santé italiens de certaines régions. Les auteurs montrent que les interprétations tour-par-tour ne permettent pas d’arriver à une compréhension mutuelle des interlocuteurs. Les stratégies qui vont être mises en œuvre vont s’orienter vers la facilitation de la relation entre le soignant et le patient. La triade va s’organiser, se désorganiser et se réorganiser dans les tours de parole, au fil de la gravité et de l’intimité des sujets. L’article d’Anna Claudia Ticca et de Véronique Traverso évoque la participation d’un membre de la famille comme interprète lors de consultations médicales, en France et au Mexique. Le corpus de cette recherche est constitué d’entretiens de consultations médicales filmés en France (service de gynécologie-obstétrique) et au Mexique (cliniques généralistes rurales). Ces entretiens mettent en évidence les indicateurs manifestant une volonté d’expression, vocale ou visuelle (postures du corps et regards) des participants. Les auteures montrent que l’expression du ressenti par les patients, pendant la consultation médicale, reste difficile alors qu’il constitue un indicateur fort pour le diagnostic du soignant. La place de l’interprète devient alors ambiguë, alternant entre la stricte traduction et la prise de parole pour apporter des éléments de précision liés à l’histoire de la patiente, qu’il connaît. Cette pratique a souvent pour effet d’exclure le patient de la relation avec le soignant. Les auteures exposent alors les différentes techniques que mobilisent le soignant et le patient pour recréer de l’intimité entre eux, sans l’interprète. L’article de Kristin Bührig et Bernd Meyer présente la manière dont la culture traductionnelle allemande influence les praticiens des hôpitaux dans leurs relations avec des patients ne maîtrisant pas l’allemand. L’organisation fédérale de l’Allemagne délègue les questions de politiques linguistique aux prérogatives de chaque Länder. La diversité linguistique peut alors être perçue comme une menace identitaire dans les débats politiques. Les différents acteurs, notamment les associations d’immigrés, interrogent donc la place, laissée et prise, par les langues étrangères dans l’espace national. On découvre dans cet article une volonté des soignants de « contrôler l’interprétation » en souhaitant que l’interprète soit le plus neutre possible. Cette neutralité peut être difficile à atteindre du fait de la structure des langues qui ne permet pas forcément une correspondance « terme à terme ». Les auteures pointent également une demande conjointe mais contradictoire exprimée par les soignants : que l’interprète apporte régulièrement des éléments personnels liés à la culture spécifique des personnes dont on traduit le discours. Ainsi la question du temps de travail passé avec l’interprète se pose et se confronte au coût financier d’un interprète professionnel, ce qui rend difficile la coordination entre les soignants et les interprètes. Cet article décrit la manière dont la culture allemande, basée sur le monolinguisme, influence les professionnels à sous-estimer l’interprétation alors même que le niveau d’exigence de la part des médecins est très élevé.
3L’article, en anglais, de Reynolds, Orellana et Garcia-Sanchez nous fait passer du contexte de la santé à celui de l’éducation en proposant une analyse du rôle d’interprète joué par les élèves latino-américains, âgés de 10 à 14 ans, dans les entretiens entre leurs parents et leurs professeurs dans le un établissement scolaire autour de Chicago. L’élève devient le sujet de l’évaluation en même temps que la voix de l’évaluateur. L’interprète-élève subit ainsi une double évaluation puisque le bilan annuel est complété par une évaluation de son niveau d’anglais pendant l’entretien avec la famille. Les auteurs pointent que ces pratiques, dans le contexte américain d’intégration par la maîtrise de l’anglais, produisent des discours ethnicisant où l’entretien devient une nouvelle évaluation potentiellement stigmatisante. C’est ainsi que des élèves peuvent être critiqués pour leur niveau de maîtrise de l’anglais, et parfois également de leur langue maternelle, mais tout de même mobilisés pour traduire les propos, parfois complexes, de l’enseignant. L’analyse montre que les élèves procèdent régulièrement à des « modifications sélectives » dans leurs traductions, en sous-interprétant les compliments faits par les professeurs et les critiques de leurs parents à l’égard des professeurs ou de l’institution. L’article de Licoppe et Verdier traite la dimension collaborative de l’activité d’interprétation par visioconférence au sein des chambres d’instruction françaises. Cet article s’appuie sur des débats filmés au sein des chambres d’instruction. Les détenus n’étant pas présents physiquement auprès de la cour, les échanges se font à travers un « dispositif interactionnel médiatisé » qui impose une redistribution des tours de parole qui ne sont pas ceux d’une audience classique. Les acteurs essayent, à différents degrés, de participer ensemble à la bonne compréhension des propos tenus afin de parvenir à un « procès équitable ». Les relations interpersonnelles sont ainsi nécessairement reconfigurées par l’utilisation de la visioconférence, fragilisant notamment les relations « interprète-prévenu ». Cela nous montre que l’interaction par visioconférence implique de prendre en compte des effets induits qui sont parfois difficilement visibles et qui ajoutent un nouveau biais, pourtant au cœur de « l’équité des débats », dans les situations d’échanges exolingues.
4Greco propose un varia recontextualisant l’histoire des débats de l’analyse des pratiques interactionnelles principalement dans l’espace anglophone. Cette interrogation appréhende les approches de l’analyse de conversation, de l’anthropologie linguistique et des analyses critiques du discours qui se sont cristallisées dans des débats opposant deux visions des approches interactionnelles. La première approche est « interne », portée par l’analyse de conversation et cherche à rendre compte de la structure formelle de l’interaction (tours de parole, réparation, séquentialité…). La seconde vision, portée par l’anthropologie linguistique et les analyses critique du discours est « externe » et met l’accent sur les « connaissances d’arrière-plan ethnographique ». L’auteur développe ainsi la difficulté de dissocier les pratiques de terrain enkystées dans les frontières disciplinaires. C’est ainsi que les « approches intégrées » (nouvelles techniques (vidéo), nouveaux terrains (sensibles comme le milieu carcéral), nouveaux objets (pouvoir et genre) pourront permettre de sortir de la dichotomie interne/externe.
5On retiendra de ce numéro un large panorama, principalement axé sur la linguistique, de la question de l’interprétariat. On peut ainsi apprécier la multiplicité des manières de travailler avec des interprètes en découvrant la variété de leurs profils, qu’il s’agisse d’un membre de la famille, d’un interprète professionnel, d’un programme informatique ou encore d’un collègue de travail. Il est intéressant d’observer comment les acteurs arrivent toujours à « bricoler » pour parvenir à se comprendre, y compris en rompant les règles usuelles de prise de parole. s. On découvre ici les richesses et les difficultés d’un véritable travail en co-construction, alors même que l’on cherche à minimiser, notamment pour des questions de coûts, le temps passé avec un interprète. Les professionnels mobilisant des interprètes perçoivent encore souvent le travail de traduction la simple mise en correspondance d’un terme d’une langue à une autre. L’ouverture à la co-construction n’est donc pas si aisée et passe par une analyse tant de l’interprète que du professionnel le mobilisant, d’autant que ce dernier est souvent conforté et légitimé dans sa pratique professionnelle face au premier.
6Ce numéro s’adresse à la fois aux étudiants et aux chercheurs travaillant sur la thématique de l’interprétariat de par la richesse de la bibliographie qui est présentée. Il intéressera également aux professionnels intervenant en situation exolingue, à travers les différentes postures professionnelles de travail avec un interprète qui sont proposées.
Pour citer cet article
Référence électronique
Cédric Verbeck, « Anna Claudia Ticca et Véronique Traverso (dir.), « Traduire et interpréter en situations sociales. Santé, éducation, justice », Langage & société, n° 153, 2015 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 février 2016, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/20049 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.20049
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