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Emmanuel Ravalet, Stéphanie Vincent-Geslin, Vincent Kaufmann, Jean Leveugle Tranches de vie mobile. Enquête sociologique sur la grande mobilité liée au travail

Thomas Le Guennic
Tranches de vie mobile
Emmanuel Ravalet, Stéphanie Vincent-Geslin, Vincent Kaufmann, Jean Leveugle, Tranches de vie mobile. Enquête sociologique et manifeste sur la grande mobilité liée au travail, Lausanne, Loco, Forum vies mobiles, 2014, 77 p., adaptations et dessins de Jean Leveugle, ISBN : 978-2-919507-30-6.
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Texte intégral

1Près d’un Français sur deux, âgé de 30 à 59 ans, en 2011, est confronté à la grande mobilité liée au travail (p. 48). Ce phénomène désigne le fait de consacrer une part substantielle de son temps à des déplacements pour motifs professionnels, qu’il s’agisse de mobilités destinées à se rendre sur lieu de travail ou bien à se déplacer le cadre de celui-ci. On connaît le grand mobile grâce à certains archétypes : du commis voyageur d’Arthur Miller1, au cadre globe-trotter incarné par George Clooney dans le film In the air (2013). Toutefois, les figures contemporaines de la grande mobilité sont loin de se réduire à celles du « commercial ». L’ouvrage dirigé par Emmanuel Ravalet, Stéphanie Vincent-Geslin et Vincent Kaufmann entend justement rendre compte de la diversité de ce phénomène aujourd’hui en Europe. Il s’agit pour eux d’étudier comment les grands mobiles articulent, avec plus ou moins de satisfaction, vie professionnelle, vie privée, et mobilité ; d’étudier leur rapport au temps et à l’espace ; et, plus généralement, à la mobilité en tant qu’elle constitue une ressource et/ou une contrainte, reposant sur des dispositions et des compétences cognitives et pratiques inégalement distribuées. Ce livre s’appuie sur les résultats d’une enquête associant quantitatif et qualitatif, initiée en 2006 dans six pays européens (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Pologne, Suisse), financée par le programme « Job mobilities and family lives » de l’Union Européenne, et le Forum Vies Mobiles (institut autonome de recherche soutenu par la SNCF), qui co-édite cette publication2.

2Outre l’intérêt du sujet pour lui-même, ce court ouvrage se distingue par son format et son mode d’éditorialisation, reposant sur l’utilisation abondante des dessins de Jean Leveugle. En effet, le lecteur commence par découvrir le quotidien de six « grands mobiles », sous forme de bande-dessinée. On y suit les « tranches de vie » de Jean, conducteur de TGV ; d’Émilie, une enseignante qui parcoure 74 km par jour en train ; de Martin, cadre pour qui la mobilité est une condition de travail autant qu’un choix ; de Gaby, aide-soignante qui élève seule ses enfants en ville et qui doit combiner différents modes de transports pour couvrir de grandes distances ; de Thierry, un professeur de musique en territoire rural qui utilise la voiture pour se rendre chez ses élèves ; et enfin de Christelle, cadre, qui a fait le choix de la sédentarité. En quelques pages, chaque récit expose comment chacun se « débrouille » avec la grande mobilité, jonglant entre les exigences domestiques et professionnelles. Le choix du dessin et de la mise en scène est particulièrement appréciable, tant il évite les verbatims et les longues descriptions écrites. Cependant, pour aussi suggestifs qu’ils soient, ces dessins ne se suffisent pas à eux-mêmes et appellent un nécessaire éclairage théorique.

3La deuxième partie vise justement à donner des ordres de grandeur statistiques et à proposer quelques clefs interprétatives. Qui sont les grands mobiles ? On apprend qu’« en 2007, entre 18 % et 25 % des ménages européens étaient concernés par la grande mobilité. Parmi les adultes âgés de 25 à 54 ans, 9 % étaient des grands mobiles. Parallèlement, entre 8 et 11 % des gens avaient un partenaire mobile » (p. 48). Il ressort que la catégorie socioprofessionnelle, les niveaux de formation, ou encore les revenus, ne sont pas des variables discriminantes – bien que le chômage incline les personnes à accepter des situations professionnelles impliquant la grande mobilité. A contrario, le sexe et la structure familiale sont des marqueurs sociaux significatifs. On trouve ainsi plus de grands mobiles chez les hommes (13 %) que chez les femmes (7 %), et plus dans les familles monoparentales (15 %) que dans les familles avec conjoints et enfants (8 %).

4Au-delà des variables statistiques, l’enquête montre que la grande mobilité demande aux individus un véritable travail de conciliation des temps professionnels et des temps privés. En effet, la grande mobilité a pour conséquence principale de placer le lien conjugal sous tension : comment faire lorsque l’autre part tôt et revient tard ? Lorsqu’il s’absente régulièrement du domicile familial ? Les auteurs notent que les ruptures de couples sont plus fréquentes chez les grands mobiles, ainsi que le report des naissances. La grande mobilité est un vecteur d’incertitudes. En conséquence de quoi, les individus affrontent cette épreuve en créant et en maintenant des arrangements, tant avec leur conjoint qu’avec la sphère professionnelle. Une des modalités de stabilisation de cet équilibre passe par l’immobilité d’un des conjoints ; « en présence d’enfants [cela] a alors tendance à renforcer les rôles conjugaux traditionnels, les femmes (re-)devennant les gardiennes du foyer en l’absence du conjoint mobile » (p. 53).

5La grande mobilité n’échappe pas aux inégalités et induit certains coûts psychiques et sociaux. Pour rendre compte de cette facette du sujet, les auteurs mobilisent le cadre théorique de la motilité, forgé par Vincent Kaufmann. La motilité désigne un potentiel global de mobilité, à disposition des individus, qui repose sur : l’offre de transports disponible ; les compétences personnelles en matière de mobilité (familiarisation avec les moyens de transport, etc.) ; et l’envie de se déplacer. À partir de ces trois dimensions, les auteurs dégagent six groupes de motilité, qui se distinguent respectivement par leur plus ou moins grande capacité, compétences ou goût à se déplacer. On remarque que les individus qui vivent le mieux leur grande mobilité sont ceux qui savent qu’ils peuvent y mettre fin, ainsi que ceux qui savent dissocier lieu d’activité et activité en elle-même (travailler dans le train et/ou à domicile par exemple). Encore une fois, il s’agit de réduire l’incertitude et d’optimiser les temps consacrés aux déplacements, de réduire une sorte de « dissonance mobilitaire », l’écart entre une situation objective contraignante et des aspirations individuelles à plus de stabilité.

6Pour conclure, les auteurs consacrent une dernière partie à la formulation de préconisations. Deux grandes orientations se dégagent. La première consiste à réduire les disparités de compétences mobilitaires. Cela pourrait passer par des plans de prévention et de formation professionnelle spécifiquement dédiés, ainsi que par la reconnaissance et la valorisation de ces compétences dans la carrière des salariés. L’autre orientation vise à lutter contre la pénibilité liée à la grande mobilité, en aménageant du confort et en ménageant aux grands mobiles des sphères d’immobilité. D’abord en facilitant le lien de ces individus avec leur « port d’attache », tel que le domicile. Plutôt que de les « dédommager » financièrement, il s’agirait également de leur octroyer des jours de repos, leur permettant ainsi d’intégrer une temporalité immobile. Ensuite, il est question de veiller à un aménagement des transports collectifs en véritables espaces de travail (wifi, mobilier adéquat, etc.). Enfin, le développement du télétravail permettrait de réduire le volume de déplacements et d’accroître celui de temps immobiles.

7L’acuité du problème, ses enjeux sociaux, économiques et environnementaux sont indéniables. Toutefois, cette dernière partie est sans doute la moins convaincante, tant elle gagnerait à préciser l’opérationnalisation de préconisations qui consistent, les auteurs le montrent bien, à agir sur un phénomène ample et protéiforme. À ce titre, le terme de « manifeste » utilisé en sous-titre est peut-être quelque peu exagéré. Néanmoins, la principale limite de cette publication en fait aussi sa force. En effet, la concision et la visée explicitement pédagogique de ces Tranches de vie mobile en font un bon vadémécum pour qui souhaite découvrir les enjeux de la grande mobilité liée au travail.

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Notes

1 Arthur Miller, Mort d’un commis voyageur, Paris, Robert Laffont, 2009 [1949].

2 Pour une présentation de l’enquête, voir : http://fr.forumviesmobiles.org/projet/jobmob.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thomas Le Guennic, « Emmanuel Ravalet, Stéphanie Vincent-Geslin, Vincent Kaufmann, Jean Leveugle Tranches de vie mobile. Enquête sociologique sur la grande mobilité liée au travail », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 janvier 2016, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/19905 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.19905

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