Romain Badouard et Clément Mabi (dir.), « Controverses et communication », Hermès, n° 73, 2015

Texte intégral
- 1 Par exemple, le numéro dédié à ce sujet sur les controverses intellectuelles et savantes « Comment (...)
1Les situations de controverse captent l’attention des sciences sociales, et ceci pour des raisons très diverses. Qu’il s’agisse de mettre en exergue les relations de pouvoir entre des acteurs ou d’étudier la dynamique de production des connaissances, de nombreuses études se concentrent sur ce moment très particulier qui voit s’opposer des acteurs sur la définition de la réalité. À la suite d’un certain nombre de travaux récents1, la revue Hermès poursuit l’exploration de cette notion aux multiples usages en questionnant son rapport avec la communication.
2Fidèle à la ligne éditoriale de la revue, le dossier supervisé par Cécile Médalel et coordonné par Romain Badouard et Clément Mabi rassemble des contributions relativement courtes et très diverses autant par le profil de leurs auteurs que par leurs perspectives. Les contributeurs académiques – issus de la sociologie, des sciences de la communication, de la linguistique ou des sciences politiques – alternent avec des témoins privilégiés comme Sylvestre Huet, président de l’association des journalistes scientifiques de France, ou Irène Frachon, à l’origine de l’alerte sur le Médiator. Le numéro est divisé en quatre parties thématiques, communiquant largement entre-elles, au service d’une « approche communicationnelle » des controverses. La première partie s’intéresse aux dynamiques de mise en public des controverses avec comme exemple d’importance le phénomène de dépolitisation du changement climatique dans l’espace public analysée par Jean-Baptiste Comby. La seconde partie concerne le gouvernement des controverses qui conduit à la mise en place de dispositifs divers comme les services de communication de crise dans les agences étatiques, étudiés par Caroline Ollivier-Yaniv. La troisième partie réunit différentes études de cas sur les sciences et les techniques, telle celle rapportée par David Demortain sur le déconfinement progressif de la controverse autour des normes d’évaluation des organismes génétiquement modifiés (OGM). Enfin, la dernière partie est consacrée aux technologies de la communication et à ses dispositifs. Ainsi, Fabien Granjon interroge la capacité des technologies numériques de la communication à remplacer l’action politique collective. Sans qu’il soit possible de revenir sur l’ensemble des contributions de ce dossier, nous le présenterons autour de trois fils directeurs : l’usage du terme « controverse », l’importance d’étudier la nature des supports d’échange et les stratégies méthodologiques pour ce faire.
- 2 Ainsi, l’ouvrage d’Yves Gingras déjà évoqué ou celui de Dominique Raynaud, Sociologie des controver (...)
3Un constat d’importance est l’absence d’une définition unifiée du terme de controverse. Cette situation n’est pas propre à ce dossier. Depuis les travaux fondateurs en sociologie des sciences qui révélaient l’écart entre l’idéologie scientiste des preuves qui s’imposent d’elles-mêmes et la réalité plurielle des jeux d’acteurs, le terme de controverse a connu un certain succès, sans pour autant fixer un consensus sur sa définition ni sur son statut de concept. A minima, trois perspectives peuvent être distinguées. La première, par rapport à laquelle se positionnent principalement les auteurs du numéro, se situe dans la continuité de la théorie de l’acteur-réseau, poussée par les travaux fondateurs de Bruno Latour et de Michel Callon. Partageant un air de famille, la seconde rassemble des études se déclarant du pragmatisme, qui insistent largement sur la place des controverses dans la recomposition du social. Un troisième ensemble de travaux, rattachés à la sociologie des sciences mais peu mentionnés dans le dossier2, partage une perspective plus institutionnelle autour des régulations sociales du monde savant. Le terme « controverse » est utilisé dans ce numéro dans différentes acceptions plus ou moins explicitées. Dans leur introduction, Badouard et Mabi désignent comme controverse « l’expression d’un désaccord, d’une confrontation, entre différentes rationalités, entre différentes conceptions d’un même problème et du monde social au sein duquel il se déploie. [La controverse] désigne l’étape où ce problème peut être discuté, où des arguments peuvent être échangés pour faire évoluer les positions » (p. 11). Elle se distingue du conflit qui voit le rapport de force prendre le dessus sur la discussion. Pour sa part, Ollivier-Yaniv mobilise le terme « pour désigner les événements ayant pour caractéristique de remettre publiquement en cause la capacité d’action des pouvoirs publics en matière sanitaire » (p. 78). Souvent, le terme n’est pas directement défini mais est employé comme un synonyme de « débat » ou pour relever l’expression d’avis contraires. La perspective est alors discursive, centrée sur l’échange d’arguments. Bien que les coordinateurs du numéro rappellent que « le refus de débattre ne signifie pas le refus d’agir dans la controverse » (p. 228), la différence entre la controverse et son expression n’est pas toujours clairement précisée.
4Le deuxième fil qui oriente ce numéro est l’intérêt porté aux conditions matérielles d’expression des arguments. Rendre compte des contextes très vastes où se jouent les controverses publiques qui impliquent la société civile, les médias et différents segments de spécialistes conduit à devoir différencier les arènes d’échange pour caractériser ce qui peut être dit et par qui. C’est par exemple le cas des médias, eux-mêmes pluriels, qui occupent une place centrale dans la possibilité des débats. Comme le soulignent Le Marec et Babou, les médias sont « des espaces fortement structurés par des enjeux professionnels, économiques, sémiotiques, politiques et cognitifs autonomes » (p. 115). Chaque arène nécessite alors d’être étudiée pour elle-même. Ainsi, Campion, Tessier et Bourgatte analysent la spécificité des formats d’échange de commentaires sur des articles en ligne, sur Wikipédia et dans des forums. Julliard se penche sur les pratiques d’écriture et de synthèse propre à l’usage de Twitter. Le témoignage de Frachon sur son usage des médias dans l’affaire du Médiator rend compte du travail stratégique déployé par les acteurs pour contrôler la dynamique de l’information. À l’échelle des instruments de l’action publique, la critique des mécanismes de pouvoir introduits par le recours aux dispositifs participatifs – comme les conférences de citoyens – amène Gourges à rappeler que participer dans le cadre d’un dispositif est déjà une forme de soumission que le citoyen peut éventuellement refuser. La communication et ses supports sont ainsi abordés à la fois comme un moment nécessaire et une ressource pour les acteurs. Cependant, l’analyse des circulations entre les arènes n’est que peu explorée dans le dossier.
5Pourtant, le constat d’arènes nombreuses et différenciées pose des problèmes méthodologiques d’importance, qui constituent le troisième fil du dossier. Si la cartographie des controverses a permis l’introduction de nouveaux instruments d’exploration numériques, leur mise en œuvre et leur interprétation restent difficiles. Plusieurs contributions alertent sur le danger de nivellement produit par le mauvais usage du principe de symétrie qui, en cherchant à cartographier tous les acteurs en présence, tend à leur attribuer une capacité d’action similaire. Là où Quet appelle modestement à « assumer la partialité du positionnement du chercheur » (p. 44) en sortant du mythe de la carte pour rappeler qu’un concept n’est pas une problématique, Huët et Sarrouy accusent, dans un pamphlet existentialiste incisif, le « tour de passe-passe » épistémologique des analyses de controverses inspirées de la théorie de l’acteur-réseau qui promeuvent une conception excessivement stratégique des acteurs. Par-delà ces constats qui rappellent des débats récurrents en sociologie – comme celui sur le modèle de rationalité utilisé pour décrire les acteurs –, plusieurs discussions plus méthodologiques portent sur les stratégies concrètes pour constituer des corpus de documents respectant la complexité empirique de l’objet.
6Ce dossier témoigne que le terme « controverse », dans ses usages profane, heuristique ou analytique, jouit d’une actualité bien réelle. La diversité des approches – bien que d’un intérêt inégal concernant le thème du dossier – permet d’identifier, indépendamment des choix disciplinaires et thématiques, certains invariants. Peut-être le plus important est le fait que la notion de controverse renvoie à une catégorie analytique qui ne peut se réduire à une unité de lieu et de temps mais qui se donne à voir dans des phénomènes de communication. Pourtant, l’absence de distinction claire entre les notions centrales de controverse et de débat entretient une certaine confusion. Si une controverse est la coexistence, problématique pour des acteurs, de plusieurs conceptions de la réalité et des tentatives qu’ils mettent en œuvre pour y remédier, les formes que prennent ces manifestations – qui ne se limitent pas au débat – dépendent des ressources de communication disponibles. Ainsi, s’il est indéniable que ce dossier apporte un matériau nouveau à l’étude des controverses et multiplie les éclairages, on peut regretter au final qu’il participe peu à clarifier la notion elle-même.
Notes
1 Par exemple, le numéro dédié à ce sujet sur les controverses intellectuelles et savantes « Comment on se dispute. Les formes de la controverse » dans la revue Mil Neuf Cent en 2007 ou l’ouvrage récent coordonné par Yves Gingras (dir.), Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et sociales, Paris, CNRS Édition, 2014 ; comptes rendus de Marion David et de Jean Frances pour Lectures : https://lectures.revues.org/14988.
2 Ainsi, l’ouvrage d’Yves Gingras déjà évoqué ou celui de Dominique Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, Paris, PUF, 2003 ne sont que rarement cités et sont absents de la bibliographie indicative.
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Référence électronique
Emilien Schultz, « Romain Badouard et Clément Mabi (dir.), « Controverses et communication », Hermès, n° 73, 2015 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 janvier 2016, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/19887 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.19887
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