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Jean-François Bert et Elisabetta Basso (dir.), Foucault à Münsterlingen. À l’origine de l’Histoire de la folie

Guillaume Brie
Foucault à Munsterlingen
Jean-François Bert, Jacqueline Verdeaux (dir.), Foucault à Munsterlingen. À l’origine de l’Histoire de la folie, Paris, EHESS, coll. « L'histoire et ses représentations », 2015, 285 p., ISBN : 9782713225086.
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Texte intégral

1Foucault à Münsterlingen. À l’origine de l’Histoire de la folie constitue une pièce originale et surprenante qui participe utilement à la sociogenèse du philosophe. L’ouvrage de 284 pages est structuré de la manière suivante : des archives, des documents et des photographies ponctuent des contributions qui réunissent des anthropologues, philosophes, médiévistes et spécialistes de la pensée de Foucault.

2Le retour critique de Foucault sur la science psychologique se trouve exprimé de façon importante dans un épisode de sa vie qui sert de fil rouge à la démonstration. L’ouvrage nous conduit en Suisse le mardi 2 mars 1954, dans la ville de Münsterligen dans laquelle se rend Foucault pour assister au carnaval de l’asile psychiatrique. Il est invité par les responsables de la clinique psychiatrique, notamment par le psychiatre Roland Kuhn qui dirige l’établissement. À cette période, Foucault travaille en qualité de psychologue clinicien dans le service de psychiatrie de l’hôpital Sainte-Anne. Le focus porté sur cette journée par Jean-François Bert et Elisabetta Basso – les directeurs de l’ouvrage – met en lumière une phase déterminante dans la formation intellectuelle du jeune Foucault.

3L’impression forte qui se dégage lorsqu’on parcourt l’ouvrage est renforcée par les photographies de cette journée prises par Jacqueline Verdeaux, épouse du neuropsychiatre Georges Verdeaux, qui accompagne Foucault lors de cette fête des fous. Les clichés montrent, au fil des pages, le déroulement de cet évènement improbable où les fous « jouent » aux fous. À la lecture de l’ensemble, nous imaginons l’expérience physique et affective, existentielle, qu’a pu vivre Foucault aux prises avec cet évènement, surtout lorsque l’on sait que l’auteur s’engagera, par la suite, dans des analyses critiques sur la folie et son histoire.

  • 1 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, 2003.
  • 2 Michel Foucault, « La recherche scientifique et la psychologie », in Dits et écrits I. 1954-1975, E (...)
  • 3 Voir particulièrement Cortoni Franca, Lafortune Denis, « Le traitement correctionnel fondé sur des (...)
  • 4 Un outil actuariel est une grille avec des items à remplir, qui repose sur des techniques mathémati (...)

4En effet, les contributions permettent particulièrement de comprendre comment le philosophe aura construit une critique de la science psychologique. Les restitutions du parcours de l’auteur auprès de psychologues de renom comme Ludwig Binswanger, Roland Kuhn ou encore Hermann Rorschach, de son positionnement dans ce réseau de savants, de ses nombreux contacts et échanges, mais aussi de sa pratique de la psychologie à cette période, donnent à voir les conditions de possibilité de la critique à venir sur cette science. À partir d’un écheveau complexe d’interactions et de pratiques au sein de la discipline, Foucault se rendra progressivement compte de la manière dont la psychologie traite ses objets, c’est-à-dire sans problématisation au préalable – comme des allants de soi aurait dit Bourdieu1 –, et selon les pragmatismes du moment. En 1957, Foucault écrit : « Il est curieux de constater que les applications de la psychologie ne sont jamais issues d’exigences positives, mais toujours d’obstacles sur le chemin de la pratique humaine. La psychologie de l’adaptation de l’homme au travail est née des formes d’inadaptation qui ont suivi le développement du taylorisme en Amérique et en Europe »2. Nous pourrions dire que nous avons affaire avec la psychologie, non pas à une science des normes où le chercheur aurait le pouvoir sur son objet, mais à une science normative où l’objet de recherche a le pouvoir sur le chercheur. À cet égard, Jean-François Bert souligne opportunément que « c’est la question de l’objectivité de cette “ jeune’’ discipline que Foucault cherche à remettre en question, rappelant par exemple l’emploi de certains concepts médicaux douteux qui paraissent pour le psychologue objectifs dans la mesure où ils sont médicaux ; ou encore de ces analyses mathématiques, factorielles, qui sont là pour rassurer par leurs résultats » (p. 228). Foucault reformule notre rapport à la vérité, non pas en proposant de « nouvelles vérités », mais en interrogeant ce qu’il en coûte à chacun d’être traversé par des discours vrais. Une illustration contemporaine des effets de vérité produits par des discours peut être prise dans le champ de la pénalité et de l’exécution des peines. Le what works (« ce qui fonctionne »), une approche managériale3 importée du monde anglo-saxon, appréhende le délinquant selon un niveau présumé du risque de récidive, déterminé par un score sur des échelles de mesure actuarielles4. L’intensité de son suivi socio-sanitaire dans le cadre d’une condamnation pénale sera fonction des résultats obtenus. La corrélation entre un grand nombre d’éléments de ces échelles et la récidive constitue l’argument d’autorité servant de faire-valoir à l’objectivité de l’outil. La perspective objectivante et normative de ces techniques fait bien écho à l’évaluation critique de la scientificité de la psychologie formulée par Foucault, où l’usage d’un verbiage ployable dans les critères d’évaluation que ces échelles retiennent (comme les « attitudes antisociales » ou les « modes de vie problématiques et instables ») s’adosse à une approche qui ignore les rapports sociaux de domination, entre des individus appartenant souvent à des classes sociales différentes – par exemple, les relations de pouvoir entre l’évaluateur et l’évalué sont potentiellement mises à l’épreuve au moment où il s’agit de déterminer (de juger), chez le justiciable, la nature de ses « attitudes antisociales ». Dans ses analyses, Foucault mettra également en lumière les rapports sociaux de classe en jeu dans un système social, complexifiant la critique politique d’un savoir normalisateur. Comme l’écrit Philippe Sabot, le questionnement de Foucault sur la construction de la science psychologique se prolonge « dans une réflexion sur la psychologie envisagée aussi comme une pratique sociale, engageant un certain type de relations entre le médecin et « son » malade au sein d’une société donnée » (p. 114). La projection du traitement de la folie sur le social est mise au jour. À ce titre, les photographies de Jacqueline Verdeaux permettent à Magaly Tornay, au début de sa contribution, d’apporter un démenti à toute supposée subversion, par le carnaval, des rôles sociaux et des ordres établis. L’une des photos met en scène le psychiatre Roland Kuhn, positionné au centre du cliché, en blouse blanche, coiffé d’une couronne, et comme trônant au milieu de ses malades. « Le psychiatre « roi » parmi les patients » (p. 57), qui apparaît en position de domination. L’ouvrage met ainsi en exergue la dimension suivante : le burlesque de cet épisode carnavalesque n’efface pas, même derrière les masques et la libération temporaire des enfermés, le fait que la société soit divisée en classes. Du point de vue de l’expérience vécue de cette journée par Foucault, on peut penser, comme le souligne Emmanuel Desveaux, qu’une « perspective nouvelle, d’obédience sociologique, se dessine là pour la réflexion de l’ex-normalien » (p. 93) ; perspective qui trouvera ses conditions de possibilité dans le rapport complexe que Foucault entretiendra avec la psychologie comme discipline d’institution.

5Par ailleurs, la contribution de Luca Paltrinieri souligne la sensibilité du philosophe à la posture militante de certains psychiatres qui s’intéressent particulièrement « aux conditions sociales réelles de la maladie mentale » (p. 202). Le souhait d’une réforme structurelle de la médecine psychiatrique, adossé à une critique d’une discipline pseudo-scientifique chargée d’imposer les normes de la « bonne société », traduit la lecture politique par ces praticiens du rôle joué tacitement par la psychologie. Nul doute dès lors que ces mouvements aient contribué à façonner le regard critique du jeune philosophe ou, plus exactement, à lui faire changer le masque du psychologue par celui de l’historien/philosophe.

6Ainsi, au terme de la lecture des neuf contributions, appuyées par les photographies et les documents d’archives, nous voyons progressivement se dessiner la thèse forte de ce que deviendra l’Histoire de la folie à l’âge classique, avec comme point d’analyse l’expérience de la folie confisquée par le concept de « maladie mentale », notion dont Foucault montrera qu’elle est historiquement située (et rendue possible) par l’internement.

7La force de l’ouvrage Foucault à Münsterlingen tient à sa posture analysante qui rend particulièrement saillante une expérience fondatrice pour l’œuvre du philosophe.

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Notes

1 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, 2003.

2 Michel Foucault, « La recherche scientifique et la psychologie », in Dits et écrits I. 1954-1975, Editions Gallimard, Paris, 2001, p.165-186.

3 Voir particulièrement Cortoni Franca, Lafortune Denis, « Le traitement correctionnel fondé sur des données probantes : une recension », Criminologie, vol.42, n°1, 2009, p. 61-89. Cet article illustre de manière symptomatique la gestion par la dangerosité des publics précaires, auxquels appartiennent souvent les condamnés, à partir d’une posture positiviste qui se donne toutes les bonnes raisons de s’exercer : prévoir avec efficacité le risque de récidive pour défendre la société.

4 Un outil actuariel est une grille avec des items à remplir, qui repose sur des techniques mathématiques et statistiques d’évaluation des risques. La science actuarielle s’applique notamment aux domaines de l’assurance et de la finance.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Brie, « Jean-François Bert et Elisabetta Basso (dir.), Foucault à Münsterlingen. À l’origine de l’Histoire de la folie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 janvier 2016, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/19757 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.19757

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Rédacteur

Guillaume Brie

Enseignant-chercheur au Centre interdisciplinaire de recherche appliquée au champ pénitentiaire (CIRAP) de l’École nationale d’administration pénitentiaire (Énap).

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