Dominique Jacques-Jouvenot et Yvan Droz (dir.), Faire et défaire des affaires en famille
Texte intégral
- 1 Le projet « Ruptures TPE » est financé par les fonds européens Interreg (IV-A). Transfrontalier, il (...)
1Initié par un projet de recherche et un colloque visant à mesurer l’importance des ruptures familiales sur l’essor et la durabilité des très petites entreprises (TPE)1, cet ouvrage propose d’interroger « ce que la famille fait à l’entreprise » (p. 9). Il oriente le regard sur les effets d’un divorce, d’une maladie invalidante ou du décès du conjoint sur l’entreprise familiale. En quoi les affaires de famille empêchent-elles ou mettent-elles un terme aux affaires faites en famille ? Que font-elles aux TPE, en particulier, dont la création est souvent envisagée comme un projet de vie concernant plusieurs membres de la cellule familiale ? En quoi ces ruptures portent-elles atteinte aux trajectoires des hommes et des femmes œuvrant dans ces entreprises ?
2Les dix contributions constituant cet ouvrage éclairent les liens étroits entre la famille et le travail en mobilisant des approches contrastées de sociologues, d’anthropologues, de socio-anthropologues, mais aussi de spécialistes en histoire économique et en socio-économie. Tous les auteurs ont privilégié le rôle des femmes dans les entreprises familiales et appréhendé les liens de travail comme des rapports conjugaux et intergénérationnels qu’il s’agit de démêler, ce qui permet, souligne Dominique Jacques-Jouvenot dans son introduction, de montrer que les places dans la parenté marquent les choix professionnels des acteurs tout au long du cycle de vie entrepreneurial.
3Jean-Claude Daumas rappelle, dans son chapitre sur l’histoire du capitalisme familial en France, que les entreprises les plus efficaces du CAC 40 sont familiales. Mais les femmes y sont moins présentes dans la sphère de travail. Caroline Henchoz, dans son texte « Ma petite entreprise, mon conjoint et son argent. Une interdépendance mésestimée », analyse cette forte présence, plus ou moins bien vécue d’ailleurs par les femmes. Étudiant les modalités de résolution des différends suscités par cette interdépendance entre les vies professionnelle et familiale au sein de couples d’indépendants en Suisse romande, l’auteure souligne combien c’est dans l’inadéquation entre les attentes projetées et la réalité que l’on observe le plus de conflits. Une interdépendance financière ignorée, non souhaitée ou sous-évaluée peut ainsi susciter des tensions dont la disparition est décisive pour l’avenir de l’entreprise et pour celui du couple. Plusieurs stratégies peuvent alors être mises en œuvre : d’adaptation (reconstruction du rôle masculin de pourvoyeur des revenus, reconnaissance du rôle du conjoint…) ou de changement (du modèle de conjugalité, quant au rôle reconnu à la conjointe…).
4Le chapitre suivant, sur les « inégalités de genre dans les très petites entreprises familiales » appréhendées par Fenneke Reysoo à partir d’un « regard croisé Nord-Sud », pose comme hypothèse que les entreprises familiales gérées par un homme ou par une femme ne présentent pas le même degré de vulnérabilité. Ces dernières se lançant dans le micro-entrepreneuriat éprouveraient plus de difficulté à accumuler du capital mais une moindre perte en cas de rupture familiale, tandis que « la réussite des hommes chefs d’entreprise familiale est grandement garantie par le dividende patriarcal. Cet avantage semble cependant se retourner contre eux en situation de rupture familiale » (p. 67). Maylis Sposito évoque pour sa part les contrastes existant entre « l’hériter et le self-made man » face aux enjeux à la fois familiaux et professionnels des TPE, montrant comment les créateurs d’entreprise tentent de séparer la cellule familiale de l’entreprise et développent une rhétorique professionnelle de self made-man induisant une vision d’eux-mêmes en tant que chef d’entreprise avec salariés, même s’il s’agit de leur épouse.
5La contribution suivante, de Charlotte Delabie, souligne, à propos de la position des sexes au sein d’une entreprise de sous-traitance, comment les « hommes héritent, les femmes méritent », ces dernières devant construire leur légitimité en cumulant plusieurs types de ressources. Florence Cognie analyse, pour sa part, les métamorphoses contemporaines des entreprises familiales artisanales. Le métier et la structure se transmettent aujourd’hui moins souvent dans le cadre familial, tandis que le rôle de la famille dans la création d’entreprise, passant par un soutien juridique, technique et moral, s’avère moins direct et plus invisible. Enfin, la participation du conjoint s’affaiblit, avec la spécialisation et le renforcement de la technicité des tâches. Le chapitre de Florent Schepens montre en revanche l’importance de la mise en couple pour l’installation des entrepreneurs de travaux forestiers (ETF), conçue comme un moyen de réaliser un projet d’ascension sociale pour l’entrepreneur et sa compagne. Si on ne divorce pas chez ces entrepreneurs, les femmes s’appropriant le projet de leur mari, qui devient véritablement un projet de couple, les conjoints exercent en des lieux séparés une fois l’installation effectuée, contrairement aux autres réalités décrites dans l’ouvrage. Les maris sont en forêt alors que les épouses restent dans l’espace domestique, se chargeant totalement de la socialisation des enfants.
6Dans l’avant-dernier chapitre de l’ouvrage, Laurent Amiotte-Suchet s’intéresse aux causes et aux effets des ruptures de trajectoire familiale sur les TPE de l’Arc jurassien. L’auteur étudie les évolutions vers un modèle entrepreneurial plus conjugal, liées à plusieurs transformations affectant nos sociétés (place des femmes, statut de l’enfant, etc.) et le monde du travail (volonté d’être autonome, injonction à l’épanouissement, etc.), ces évolutions s’effectuant toutefois au sein de représentations de la masculinité et de la féminité qui perdurent. Se focalisant sur les cas de mésententes, qui affectent plus fortement la stabilité de l’organisation familiale parce qu’ils sont perçus comme évitables et, donc, se posent généralement en termes de responsabilité, de « bonne volonté », d’ (in)justice et d’exigence de réciprocité au regard de l’héritage, l’auteur relativise l’idée selon laquelle le modèle de TPE familial serait davantage source de tensions que les TPE non familiales, l’indépendance professionnelle des deux conjoints en faisant peser d’autres. Dans un chapitre conclusif, Yvan Droz esquisse une typologie des TPE familiales, distinguant trois logiques sociales : dynastique et patrimoniale, de complémentarité fonctionnelle et de genre. L’articulation de ces trois logiques constituerait à la fois la force et la faiblesse de ces entreprises. « D’un côté, l’intrication des sphères productives et reproductives, ainsi que le projet dynastique de la transmission de l’exploitation rendent ces entreprises d’autant plus résilientes face aux aléas économiques. D’un autre côté, une rupture familiale menace le cœur de leur fonctionnement et donc hypothèque lourdement leur avenir, à moins qu’un “remplaçant” ne puisse reprendre au pied levé le rôle que jouait le conjoint disparu » (p. 201).
7À cet égard, l’ouvrage s’attache à la temporalité longue de l’entreprise marquée par les trois temps de sa création, de son développement et de sa transmission qui, signant la fin d’une génération au travail et inaugurant la reprise de l’entreprise, constitue un moment essentiel. Le choix des mères peut être déterminant, comme en atteste le cas des ETF étudié par Florent Schepens, où la création de dynasties professionnelles se fait en dehors de la cellule familiale, en raison de l’hostilité maternelle à la perpétuation par le fils d’un métier perçu comme trop dangereux. La crise des successeurs affectant aujourd’hui les entreprises artisanales conduit les cédants à chercher d’autres modalités de transmission du métier et de l’entreprise, qui, souligne Florence Cognie, a de moins en moins lieu dans le milieu familial. Les grandes firmes, évoquées par Jean-Claude Daumas, ne sont pas à l’abri de ces difficultés, comme le suggèrent les stratégies mises en œuvre par les familles propriétaires pour les protéger contre les risques familiaux, ces familles n’hésitant pas à faire appel, de plus en plus, à un manager extérieur lorsqu’elles ne trouvent pas dans leurs rangs de dirigeant compétent, préparé ou ayant un âge compatible avec la fonction. Charlotte Delabie montre toutefois que « dans la lutte qui oppose l’héritage au mérite » (p. 133), l’héritage peut l’emporter ; l’appartenance à la lignée garantit aux femmes l’accès à un pouvoir décisionnel dans l’entreprise, la filiation permettant aux descendantes d’être invitées à participer aux AG et aux CA.
- 2 Par exemple par un élargissement à d’autres terrains, en orientant également le regard sur les mome (...)
8Cet ouvrage, centré sur le cas des TPE familiales du monde rural jurassien, constitue un éclairage opportun sur les modalités et les conséquences des ruptures familiales sur la survie des entreprises et sur les trajectoires des individus engagés dans celles-ci, et offre plusieurs pistes d’analyse dont on ne peut que souhaiter l’élargissement et l’approfondissement2. Centrale aujourd’hui, eu égard au poids économique des TPE et aux évolutions des liens familiaux, cette question avait pourtant jusqu’alors été peu traitée, comparativement à d’autres thématiques telles que les mécanismes de création d’une entreprise familiale ou le fonctionnement des TPE selon une logique de couple. Nuancé, l’ouvrage montre la diversité des situations en fonction, notamment, des métiers et des trajectoires, et souligne combien l’articulation entre la famille et le travail constitue à la fois une force et une faiblesse pour l’entreprise.
Notes
1 Le projet « Ruptures TPE » est financé par les fonds européens Interreg (IV-A). Transfrontalier, il porte sur l’Arc jurassien (i.e. la Franche-Comté et les cantons de Vaud, Neuchâtel, Jura et Jura bernois). Il est piloté par le Laboratoire de sociologie et d’anthropologie (LASA) de l’Université de Franche-Comté et par l’Institut des Hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève.
2 Par exemple par un élargissement à d’autres terrains, en orientant également le regard sur les moments de rupture, les contributeurs de cet ouvrage s’étant plutôt intéressés aux manières de maintenir le lien au sein des entreprises, eu égard aux plus grandes difficultés d’accès aux personnes en cas de séparation consommée.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Corinne Delmas, « Dominique Jacques-Jouvenot et Yvan Droz (dir.), Faire et défaire des affaires en famille », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 décembre 2015, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/19679 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.19679
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page