Francesco Susi, École et démocratie en Italie de l’Unité à la fin du XXe siècle
Texte intégral
1L’ouvrage de Francesco Susi, organisé autour de six chapitres chronologiques, rend accessible, d’une manière à la fois scientifique et synthétique, l’histoire de la question scolaire en Italie. Il met très clairement en avant le fait que, pendant près d’un siècle, de l’Unité au milieu des années 1950, la situation scolaire de l’Italie reste sensiblement la même avec des problématiques identiques, si bien qu’en 1954, certains estiment que l’école se soumet encore aux lois et règlements fascistes. La situation change radicalement dès la fin des années 1950, lorsque l’Italie « révolutionne » son système scolaire (p. 191).
- 1 Milza Pierre, Histoire de l'Italie. Des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2005.
2Le long premier chapitre, qui va de l’Unité au fascisme, aborde nombre de points particulièrement intéressants, en commençant par celui de l’origine des premières réformes sur l’institution : avec l’Unité nationale, la loi conçue pour le Piémont et la Lombardie est étendue à l’ensemble du Royaume. Francesco Susi souligne d’emblée le lien étroit qui existe entre cette loi et l’idéologie d’un régime qui n’accorde le droit de vote qu’à une infime minorité de la population. Les communes, à qui est confiée la question scolaire se voient confrontées à d’innombrables problèmes, notamment financiers, qui limitent considérablement le rôle de l’école puisqu’en 1901, 56 % des Italiens sont encore analphabètes. Les textes législatifs sur l’école ont une longue durée de vie et ils sont régulièrement réimprimés, manifestant la volonté de transmettre une morale fondée sur le respect des rôles sociaux. L’un des points forts de l’ouvrage est de rappeler les conditions de vie des maîtres, qui forment « un personnel improvisé et instable » (p. 19), obligé parfois d’exercer d’autres activités à côté de l’école pour pouvoir subvenir à ses besoins : huissier au Tribunal, tailleur, crieur public, sonneur... Susi met alors en évidence ce paradoxe de la situation des instituteurs de l’Italie du XIXe siècle, entre leur charge, celle d’être les hérauts de la civilisation, et leurs conditions de vie. Le portrait que dresse Susi de cette Italie des dernières décennies du XIXe siècle semble cependant éluder un certain nombre de problèmes. L’ouvrage de Pierre Milza sur l’histoire de l’Italie des origines à nos jours insiste quant à lui sur la grande précarité dans laquelle vit la grande majorité de la population italienne au cours de ces années1. Cette misère n’est pas combattue seulement par des groupes ouvriers, elle est aussi dénoncée par un certain nombre d’écrivains, comme Renato Fucini, de journalistes, d’élus et des prêtres – ce qui n’est pas nouveau, puisque l’on connaît l’investissement par exemple d’un Don Bosco auprès des jeunes miséreux dans le Turin industriel de cette époque. Ce sont là des points qu’on aurait aimé voir abordés dans le développement, évitant ainsi un regard sans doute un peu trop réduit sur la révolution industrielle, perçue uniquement à travers ses facteurs de progrès ou de renversement d’une société agricole. L’auteur revient cependant longuement sur la place accordée par le régime fasciste à l’institution scolaire et soulève de nombreux points intéressants, comme par exemple la fermeture progressive de l’institution aux femmes. Ainsi, en 1926, l’enseignement des matières littéraires dans les lycées est interdit aux femmes professeurs, tandis qu’un « lycée de filles » a pour mission de « détourner le plus possible les filles de l’école secondaire classique » (p. 57). Susi insiste aussi sur la fermeture des établissements scolaires aux milieux populaires. Il résume la vision que les fascistes ont de l’école en ces termes : « un classicisme borné qui faisait des études le privilège des classes dominantes » (p. 65).
3Après un second chapitre qui se penche sur une période très resserrée (1943-1945) et approche la question de l’école pendant la Résistance, Susi aborde au troisième chapitre la période 1945-1948. Les questions de la reconstruction de l’Italie sont au cœur des discussions dans les milieux politiques et dans la presse. L’auteur rappelle la permanence de problématiques, comme celle de rendre effective la prolongation des études jusqu’à 14 ans, mais il souligne aussi la faible innovation des projets concernant les contenus d’enseignement, contribuant ainsi au retour à une ancienne tradition. Ces initiatives témoignent d’une volonté du gouvernement pour une école plus libre, mais elles restent insuffisantes. L’école italienne souffre cruellement de ses structures matérielles : carences des constructions scolaires, manque de formation du personnel, malaise du corps enseignant vis-à-vis du niveau de rémunération et de la précarité de l’emploi. Tout cela empêche le système scolaire de sortir des clivages traditionnels de l’Italie : entre bourgeoisie et classe ouvrière, entre ville et campagne, entre Nord et Sud. Les difficiles conditions de vie au lendemain du second conflit mondial ne permettent pas que, « de la part de la majorité de la population, jusqu’alors exclue de la possibilité d’une scolarité prolongée, puisse émaner avec force la demande sociale d’une plus grande culture et d’une plus grande instruction » (p. 112).
4Le quatrième chapitre (1948-1953) est peut-être l’un des plus structurés du livre. L’auteur insiste sur la diversité des organisations syndicales d’enseignants italiens, il revient de nouveau, comme un leitmotiv de l’histoire scolaire italienne, sur le conflit entre laïques et catholiques. Francesco Susi rappelle également les tensions autour des deux types d’écoles : une école pour le peuple, avec des études courtes, et une école de promotion et de développement pour la bourgeoisie, celle-ci pouvant alors conserver son « hégémonie » (p. 36). Cette restriction de l’instruction imposée par les classes dirigeantes conduit Susi à dresser, chiffres à l’appui, le constat du « rationnement » scolaire (p. 130) auquel sont soumises les classes populaires.
5Enfin, dans les deux derniers chapitres (1954-1962 et 1963-1974), Susi présente la modernisation du discours et de l’institution scolaire en Italie. Au cours de ces années, les Italiens assistent à une sorte d’aggiornamento assez rapide de leur école, souvent accusée d’être en retard vis-à-vis de la société touchant en profondeur à la fois son organisation et son personnel. La loi sur l’école moyenne publique de 1962, bien qu’elle engendre des « ghettos », constitue « la plus importante et la plus décisive réforme de l’école de l’Italie post-fasciste », instaurant l’instruction gratuite et obligatoire jusqu’à 14 ans et l’unicité de l’école moyenne inférieure (p. 155). L’instruction professionnelle est réformée « sans débat parlementaire et sans loi » (p. 156) ; les écoles maternelles d’État sont instituées pour la première fois dans le pays par la loi de juillet 1962 ; etc. Parallèlement, l’opposition laïques-catholiques perd de sa virulence suite au Concile Vatican II. Mais si les enseignants forment une corporation en expansion, celle-ci reste soumise « à un processus accéléré de déclassement social auquel elle réagit en proposant à nouveau les valeurs et les modèles d’une vieille société et de la traditionnelle école sélective » (p. 172). Ce mécontentement débouche sur des revendications syndicales et, pour la première fois en Italie, sur une grève générale de tous les travailleurs, en mai 1973, en soutien aux professeurs. La loi du 30 juillet 1974 et les décrets de 1974 leur donnent finalement satisfaction. Parmi les acquis des enseignants, Susi développe par exemple les mesures prises pour leur formation. Enfin, il analyse l’évolution de l’université, qui connaît elle aussi de profonds bouleversements en l’espace de quelques années : si en 1951 environ 400 000 Italiens sont inscrits dans l’instruction moyenne supérieure, ils sont plus de 1 890 000 vingt ans plus tard. Mais la réforme de l’université est un échec : seul un étudiant sur trois obtient un diplôme, c’est un « gâchis universitaire » (p. 186) qui favorise de nouveau la diffusion de la thèse historiquement récurrente, selon laquelle « la quantité est l’ennemie de la qualité ».
6Ainsi, tout au long de ces chapitres, Francesco Susi souligne bien que les réformes de l’institution scolaire italienne sont restées insuffisantes tant qu’elles n’ont pas été accompagnées par des réformes d’ordre économique dans le pays. Il démontre avec brio la permanence des problématiques sur le rôle de l’école, sur son statut, sur l’obligatoire scolaire, etc. Au fil des pages, c’est donc une école malade qui est décrite, une école qui présente les « carences chroniques des structures scolaires » (p. 139).
7Le second apport de l’ouvrage est une réflexion sur les rapports complexes qui s’animent entre l’école et la société, permettant d’aborder d’autres aspects de l’histoire italienne. Ainsi, l’échec des réformes dans le domaine scolaire est lié aussi bien à un manque de volonté du pouvoir, voire à un désir de maintenir dans l’état la société telle qu’elle est, qu’à un manque d’intérêt des classes populaires pour une école qui ne permet pas de réduire la misère. On aurait aimé avoir de plus d’informations sur la façon dont les rapports entre la société, la démocratie et l’école se déclinent à l’échelle provinciale ou régionale. En effet, Susi a tendance à considérer l’Italie comme un tout, au lieu de s’intéresser aux réalités régionales, marquées par les particularités culturelles et historiques de la Péninsule. Toujours est-il, et c’est un des points forts de l’ouvrage, que Susi fait en permanence le lien entre cette problématique de l’école avec la société, les structures sociales et économiques de l’Italie d’alors, soulignant tout au long de l’ouvrage le « déséquilibre entre l’école et le marché du travail », véritable source d’instabilité politique (p. 131).
8Le troisième apport essentiel, et peut être même principal, de l’ouvrage tient au fait qu’il développe une page de l’histoire politique de l’Italie. En effet, au-delà des rapports entre l’école et la démocratie, c’est bien l’histoire des partis politiques italiens, et plus généralement des forces politiques, qui se dessine au fil des pages. Car l’auteur revient sur la construction idéologique des partis autour de la question scolaire, intimement liée nous l’avons dit à la question sociale ou à la question économique, et donc à la refondation de la société. Susi insiste régulièrement sur les conflits entre les partisans de l’école publique et les défenseurs de l’école privée, aborde la question des syndicats et des forces d’opposition ou de contestation, notamment dans les années 1967-1969, et analyse aussi un certain nombre de points qui mettent en lumière des jeux politiques plus complexes, notamment dans la période 1954-1962, lorsque l’on voit par exemple des communistes partager des idées de catholiques.
- 2 Voir par exemple pour le cas français : Loubes Olivier, L’école et la patrie. Histoire d’un désench (...)
- 3 Pöggeler Franz (dir.), Politik im Schulbuch, Bonn, Bundeszentrale für Politische Bildung, 1985 ; M (...)
- 4 Ce qu’a entrepris Philippe Alexandre dans son article « Le patriotisme à l’école en France et en Al (...)
9L’ouvrage, très intéressant, de Francesco Susi laisse cependant quelques regrets. En dépit d’une bibliographie conséquente et d’un nombre de notes important, l’interprétation des faits manque parfois de neutralité, et l’auteur ne cache pas son militantisme. Sur un sujet comme celui de l’école et de la démocratie en Italie, on aurait apprécié une réflexion non seulement sur la vie politique italienne, ce que fait très bien l’auteur, mais aussi sur la notion de citoyenneté ou sur de sentiment d’appartenance à la nation des Italiens, l’école étant l’un des principaux vecteurs du sentiment national2. Des récits particuliers ou des exemples plus concrets sur les écoles italiennes, notamment sur leurs conditions matérielles auraient à notre avis apporté un peu plus de saveur à l’ouvrage, et aurait sans doute permis de mieux souligner les différences entre l’Italie du Nord et l’Italie du Sud. Car en effet, la situation de l’Italie à la fin du XIXe siècle est loin d’être une situation homogène. Étudier l’Italie comme un bloc monolithique c’est oublier la réalité provinciale de la Péninsule et les différences économiques, sociales et culturelles qu’elle comporte. On peut aussi regretter le fait que, si certains chapitres sont structurés et subdivisés en sous-parties, d’autres ne le sont pas. Enfin, on déplore l’absence de comparaison avec des pays voisins comme la France, ou des pays qui ont aussi connu une période d’unification et des crises de régimes totalitaires, comme l’Allemagne3. Une telle comparaison aurait permis d’élargir la problématique à une échelle plus européenne4.
Notes
1 Milza Pierre, Histoire de l'Italie. Des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2005.
2 Voir par exemple pour le cas français : Loubes Olivier, L’école et la patrie. Histoire d’un désenchantement 1914-1940, Paris, Belin, 2001 ; Albertini Pierre, L’école en France, XIXe-XXe siècle. De la maternelle à l’université, Paris, Hachette, 1992 ; Prost Antoine, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Colin, 1968.
3 Pöggeler Franz (dir.), Politik im Schulbuch, Bonn, Bundeszentrale für Politische Bildung, 1985 ; Müller Walter, Schulbuchzulassung. Zur Geschichte und Problematik staatlicher Bevormundung von Unterricht und Erziehung, Kastellaun, Henn, 1977 ; Jaroschka Gabriele Lernziel, Untertan. Ideologische Denkmuster in Lesebüchern des Deutschen Kaiserreichs, Munich, Münchner Vereinigung für Volkskunde, 1992.
4 Ce qu’a entrepris Philippe Alexandre dans son article « Le patriotisme à l’école en France et en Allemagne, 1871-1914. Essai d’étude comparatiste », in Stefan Fisch, Florence Gauzy, Chantal Metzger (dir.), Lernen und Lehren in Frankreich und Deutschland / Apprendre et enseigner en Allemagne et en France, Stuttgart, Franz Steiner, 2007, p. 80-103. Soulignons aussi une récente publication sur une problématique similaire : Luc Jean-Noël, Savoie Philippe (dir.), « L'État et l'éducation en France (XIXe-XXe siècles) », Histoire de l'éducation, n° 140-141 (2014), 2015, https://lectures.revues.org/19043.
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Référence électronique
Pierre-Louis Buzzi, « Francesco Susi, École et démocratie en Italie de l’Unité à la fin du XXe siècle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 décembre 2015, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/19645 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.19645
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