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Soraya Boudia et Emmanuel Henry (dir.), La mondialisation des risques

Amandine Oullion
La mondialisations des risques
Soraya Boudia, Emmanuel Henry (dir.), La mondialisations des risques. Une histoire politique et transnationale des risques sanitaires et environnementaux, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res Publica », 2015, 212 p., ISBN : 978-2-7535-4177-1.
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Texte intégral

  • 1 Voir pour la traduction française Beck Ulrich, La société du risque : sur la voie d’une autre moder (...)
  • 2 Ulrich Beck, tout comme les auteurs de La mondialisation des risques, s’intéresse plus particulière (...)

1La mondialisation des risques nous conte, en trois chapitres, une histoire politique et transnationale des risques sanitaires et environnementaux, histoire qui s’ouvre sur le cas des pandémies grippales de 1889 et 1918 pour s’achever au XXIe siècle avec la gestion des grippes liées aux virus H5N1 et H1N1. L’ouvrage sillonne ainsi une période de plus d’un siècle qui a vu apparaître, à l’échelle mondiale, de nouveaux risques mais aussi de nouveaux instruments consacrés à leur gestion. Au fil de douze enquêtes, les auteurs mettent leurs propres outils théoriques (ceux de l’histoire, de la sociologie, de la science politique, de l’anthropologie et des science studies) au service d’une interrogation qui avait été celle d’Ulrich Beck en 19861 : quel rapport nos sociétés entretiennent-elles au risque dans un contexte de montée des incertitudes2 ? Pour le sociologue allemand, la multiplication de risques globaux liés à l’activité humaine aurait donné naissance à une société réflexive, attentive aux effets secondaires de la modernité et critique quant au caractère faillible de la science. La mondialisation des risques semble reprendre la réflexion là où Beck l’a arrêtée : au moment même où un ensemble de problèmes ont été définis comme des risques de dimension globale.

2Cette « construction du transnational » constitue l’objet de la première partie de l’ouvrage. Ainsi que l’affirment Soraya Boudia et Emmanuel Henry dans leur introduction « un risque environnemental ou sanitaire ne s’impose pas comme global par un processus allant de soi » (p. 12) ; cette globalisation est le fruit d’une opération de cadrage à laquelle participent des acteurs politiques, mais aussi scientifiques et économiques. Etudiant la gestion des deux pandémies grippales du tournant du XXe siècle, Anne Rasmussen montre que la mondialisation des risques n’est pas dictée par la nature même des problèmes, ni ne suit un processus linéaire : alors que la gestion de l’influenza (1889) suscite la mise en œuvre d’une véritable « diplomatie sanitaire », la grippe espagnole (1918) fait l’objet d’une nouvelle grille de lecture par les scientifiques, qui induit l’abandon d’une intervention internationale. La construction des risques sanitaires et environnementaux à l’échelle transnationale est donc fortement liée au poids croissant de communautés scientifiques qui se spécialisent de plus en plus sur ces questions. Toutefois, la définition des problèmes portée par ces communautés n’est pas uniquement le fruit d’un travail scientifique, dans la mesure où les chercheurs sont tenus de prendre en compte les intérêts économiques et politiques en jeu. C’est ce que montre Nathalie Jas dans sa contribution, en analysant l’expertise sur les additifs et contaminants alimentaires comme une « histoire d’accommodements ». En effet, entre la fin des années  950 et le début des années 1960, la construction d’outils d’expertise internationale est marquée par la prise en compte croissante de ce que les experts appellent la « réalité », c’est-à-dire « la nécessité de ne pas faire peser des contraintes trop importantes sur les industries et le commerce » : défendant d’abord un principe d’interdiction des substances potentiellement cancérigènes, les experts en viennent ainsi à proposer un instrument de régulation moins contraignant : la dose journalière acceptable.

3Si l’histoire de la mondialisation des risques n’est pas linéaire, c’est donc aussi parce qu’elle est faite de compromis et de conflits, impliquant des acteurs aux intérêts divergents, et mettant en compétition différentes formes de transnationalisations : c’est là l’objet de la seconde partie. L’un des intérêts de cette partie tient à l’approche par les instruments adoptée par les contributeurs. Cette approche les amène à mettre à distance l’idée d’une convergence internationale dans le domaine de l’évaluation et de la gestion des risques. C’est la conclusion qui ressort du texte de Nils Kessel, qui a suivi la trajectoire d’un outil de régulation des risques médicamenteux : les Drug Utilization Studies. Ces études, qui se fondent sur une même méthodologie, consistent à analyser les comportements de consommation et de prescription de médicaments dans différents pays, dans une optique de « rationalisation thérapeutique et économique » L’auteur explique que la généralisation des Drug Utilization Studies masque, en amont, le transfert à l’échelle internationale d’un instrument conçu dans un contexte national singulier (celui de la Suède) mais aussi, en aval, des phénomènes d’appropriation différenciée de cet outil, liés à des enjeux politiques et scientifiques nationaux. De la même manière, pour Renaud Crespin, la mise en place du dépistage du VIH dans les prisons françaises et américaines relève d’une « dynamique d’instrumentation » dans laquelle il est difficile de distinguer les processus locaux, nationaux et transnationaux. Au cours des années 1980 par exemple, experts et institutions internationales prennent position contre le dépistage systématique et obligatoire en milieu carcéral, toutefois la portée de ces recommandations dépend largement d’éléments de contexte nationaux. Ainsi l’adoption d’une logique de dépistage volontaire passe, aux États-Unis, par la voie des tribunaux, où s’opposent administrations carcérales et associations de défense des libertés civiles, tandis qu’en France c’est davantage l’État qui accompagne cette transition.

4La troisième et dernière partie de l’ouvrage prolonge cette analyse par les instruments pour mettre cette fois en évidence la façon dont ceux-ci ont transformé les modes de gouvernement du risque. Les auteurs se retrouvent ici autour d’une même thèse : les dispositifs de régulation des risques mis en place à l’échelle transnationale sont tributaires de rapports de force préexistants entre des acteurs et des intérêts concurrents, et ils participent à la reconfiguration de ces jeux d’acteurs. C’est ainsi que Jean-Noël Jouzel analyse les initiatives de normalisation transnationale mises en place à partir des années 1990 sur la toxicité des nanomatériaux. Au sein des arènes de discussion de l’ISO et de l’OCDE, les représentants des gouvernements et des firmes se retrouvent autour d’un objectif commun : rendre les nanomatériaux gouvernables, c’est-à-dire protéger la santé des populations tout en légitimant l’usage de ces technologies. Selon Jouzel, cette coalition d’intérêts favorise une « sélection des savoirs » produits par la recherche en nanotoxicologie, la connaissance des nanomatériaux se trouvant assujettie à « un impératif de mesure et de quantification des risques » (p. 167). Les dispositifs de gouvernement du risque mis en place au cours du XXe et du XXIe siècle tendent également à redéfinir le rôle des acteurs étatiques, comme en témoigne le travail d’Emmanuel Henry sur la question des valeurs limites d’exposition professionnelle. Selon lui, la séparation entre expertise scientifique et concertation sociale opérée en France au début des années 2000, de même que la transnationalisation de cette expertise scientifique, contribuent à exclure les administrations nationales et les organisations syndicales du gouvernement des risques professionnels. À l’inverse, ces processus valorisent la production d’un consensus scientifique qui peut, paradoxalement, se faire au détriment des enjeux de santé publique.

  • 3 Pour une analyse du poids des associations de malades dans les dispositifs de recherche et de régul (...)
  • 4 Cette perspective fait écho au travail de Jean-Baptiste Fressoz sur l’histoire du risque technologi (...)

5Plus qu’un enchaînement d’études de cas, cet ouvrage s’apparente finalement à la construction collective d’une méthodologie dont on peut, à la suite de Soraya Boudia et Emmanuel Henry, décrire les traits saillants. D’abord, les auteurs s’attachent à mettre en lumière les processus de construction des risques. L’ensemble des contributions nous rappellent en effet, avec justesse, que les catégories de compréhension des risques ne constituent pas des réalités stables, car elles incarnent en partie des représentations et des rapports de force qui leur sont extérieurs. Ce regard amène les auteurs à étudier avec minutie les jeux d’acteurs ayant cours au sein des espaces transnationaux d’harmonisation et de régulation des risques, peut-être au détriment d’une approche « par le bas » qui serait plus attentive à la réception des catégories à l’échelle locale, ainsi qu’à l’impact éventuel de logiques bottom-up pouvant impliquer des acteurs tels que les associations de malades3 dans l’évaluation et la gestion des risques. Ensuite, La mondialisation des risques réunit ses contributeurs autour d’une démarche d’investigation approfondie, d’autant plus rigoureuse qu’elle s’attache à accorder une attention égale à tous les acteurs et à toutes les représentations en jeu. Évitant l’écueil d’une histoire des vainqueurs, chaque contribution semble ainsi remettre en cause la conception d’une mondialisation des risques linéaire et cumulative pour mieux mettre en lumière les controverses, les allers-retours et les bifurcations qui émaillent l’histoire moderne des risques4.

  • 5 Au sens d’une incertitude non probabilisable. Pour une analyse de la distinction entre risque et in (...)

6Pour finir, l’ouvrage nous invite à relativiser la centralité du processus de mondialisation pour l’envisager simplement en tant que composante d’un ensemble de processus qui concourent à façonner le rapport de nos sociétés au risque. Il apparaît en effet que les auteurs n’étudient pas la mondialisation pour elle-même mais la considèrent comme un espace où se manifestent d’autres phénomènes : crise de légitimité des États, montée en puissance de l’expertise scientifique, intervention des acteurs économiques privés dans les espaces de régulation… Tout se passe finalement comme si l’histoire centrale de cet ouvrage n’était pas celle de la mondialisation des risques, mais bien celle de la transformation d’une incertitude radicale5 en une multitude de risques gouvernables, dont chaque chapitre nous offre une illustration.

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Notes

1 Voir pour la traduction française Beck Ulrich, La société du risque : sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001 (traduit par L. Bernardi).

2 Ulrich Beck, tout comme les auteurs de La mondialisation des risques, s’intéresse plus particulièrement à l’émergence de risques liés aux aspects contemporains de nos sociétés : maladies apparues avec la transition épidémiologique des économies développées et risques sanitaires ou environnementaux générés par les transformations accélérées des techniques.

3 Pour une analyse du poids des associations de malades dans les dispositifs de recherche et de régulation des problèmes de santé publique, voir notamment Lascoumes Pierre, « Représenter les usagers », in Isabelle Baszanger (dir.), Quelle médecine voulons-nous ? Paris, La Dispute, 2002.

4 Cette perspective fait écho au travail de Jean-Baptiste Fressoz sur l’histoire du risque technologique. Voir Fressoz Jean-Baptiste, L’apocalypse joyeuse : une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.

5 Au sens d’une incertitude non probabilisable. Pour une analyse de la distinction entre risque et incertitude, voir notamment : Knight Frank, Risk Uncertainty and Profit, Boston, Hart, Schaffner and Marx, 1921.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Amandine Oullion, « Soraya Boudia et Emmanuel Henry (dir.), La mondialisation des risques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 07 décembre 2015, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/19641 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.19641

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Rédacteur

Amandine Oullion

Enseignante agrégée en sciences économiques et sociales et doctorante en sociologie au CETCOPRA (Université Paris 1).

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