« L’esprit du jeu. Jouer, donner, s’adonner », Revue du MAUSS, n° 45, 2015
Texte intégral
- 1 Jeu vidéo en ligne qualifié de MOBA (Multiplayer Online Battle Arena, ou arène de bataille en ligne (...)
1Pour la plupart des gens le jeu évoque une dimension secondaire d’amusement ou de compétition (notamment dans le contexte sportif) qui prend place dans les moments de temps libre, lorsque les activités importantes ont pu être réalisées. La Revue du MAUSS propose ici une perspective inverse en incitant à prendre le jeu au sérieux en le mettant en dialogue avec l’esprit du don. Ce dossier se présente donc comme un corpus de textes et d’articles qui visent à présenter les différentes dimensions du jeu et à établir des liens avec différents auteurs classiques en sciences sociales qui ont abordé ce sujet. Fidèle à sa perspective de vulgarisation et d’ouverture à des auteurs issus de différents horizons, la Revue du MAUSS propose ici tant des analyses de fond et des réflexions sur base d’auteurs-clés des théories du jeu (Huizinga et Caillois) que de courtes présentations de nouveaux phénomènes ludiques (par exemple « League of Legends »1). Ce dossier s’adresse donc à un public large et varié, allant de l’étudiant au chercheur en passant par toute personne qui s’intéresse aux ressorts de l’activité ludique.
2Le numéro est divisé en deux grandes parties, chacune composée de trois chapitres, et regroupe au total une quinzaine de contributions, que nous ne pourrons détailler ici une à une. Si la première partie présente différentes approches du phénomène ludique, la seconde se rattache plus directement à la double revendication originelle de la revue, à la fois anti-utilitariste et d’inspiration maussienne, en présentant et en commentant un texte inédit de Marcel Mauss.
3La première partie « Jouer, donner, s’adonner » propose d’étudier la dimension ludique et ses rapports à l’esprit du don selon un structure somme toute classique : dans un premier temps, le « Pré-Lude » offre au lecteur une série de contributions qui lui permettent de situer l’activité ludique dans un cadre théorique et réflexif plus large. On y trouve à la fois le témoignage d’un sportif professionnel (Grozdanovitch) qui observe l’évanouissement progressif de la dimension ludique de son activité au fur et à mesure que la compétition prend de l’ampleur, un retour sur le texte fondateur d’Huizinga qui nous montre comment des traductions peu fidèles ont pu atténuer la force de son message ainsi que la façon dont ce dernier liait fondamentalement culture et dimension ludique (Dewitte) ou, plus largement encore, une étude du jeu et des sociabilités au sein du monde animal, qui permettent de repenser le jeu comme une dimension fondamentale et universelle (Graeber ; Kropotkine).
4Le deuxième chapitre s’appuie sur ces premiers éclairages théoriques et nous propose une série d’applications plus concrètes dans lesquelles la dimension ludique s’exprime pleinement et dans sa complexité. Dans un premier temps, Hamayon propose une relecture des grands auteurs (Mauss, Huizinga, Caillois) qui se sont penchés d’une manière ou d’une autre sur le jeu et montre à quel point ce sujet a été ignoré pendant de nombreuses années, si ce n’est dans sa dimension compétitive (agonistique, selon la typologie de Caillois) ou afin de s’en servir comme d’un support pour aborder un autre phénomène social. En retraçant les grandes lignes de l’histoire du (des) jeu(x), Hamayon montre le rôle de l’Église dans cette mise à l’écart et la façon dont cette exclusion s’est poursuivie au fil des siècles, impliquant une focalisation sur les règles et le cadre (game) au détriment du processus et de la mise en scène (play) du jeu. Les contributions de Kapp, Prom et D’Agati nous invitent à découvrir respectivement les jeux de rôle grandeur nature, les jeux vidéo par le biais de « League of Legends » et les interactions des différentes dimensions ludiques décrites par Caillois à partir du Lotto italien. En toile de fond, ces auteurs nous incitent à remettre en question la distinction entre game et play et, plus largement, à envisager la dimension ludique au travers du prisme du don.
5Le troisième chapitre rassemble des contributions de deux types. Certaines proposent un éclairage plus abstrait et philosophique de la question du jeu, d’autres l’ébauche d’une typologie des différentes dimensions de l’activité ludique, mises en perspective avec l’esprit du don. Ainsi, Domeracki revient sur la manière dont les grands philosophes classiques, allant de Platon à Leibniz en passant par Schiller, ont abordé la question du jeu, et il propose d’en tirer des enseignements quant à la façon d’appréhender ce phénomène (notamment en termes d’éducation). Le texte de Caillé invite à une comparaison rigoureuse des dimensions du jouer avec les dimensions du don, telles que développées dans le paradigme du don. Se rapprochant du modèle imaginé par Marcel Mauss, il décrit le jeu comme « un modèle réduit de ce qui se joue dans et à travers le don, et notamment dans et à travers le don agonistique. Quand on joue, on rejoue toujours symboliquement et dans des proportions évidemment très variables selon les jeux, le drame de cette triple conversion, de la guerre en paix, de la mort en vie, de la malchance en chance » (p. 207).
6La deuxième partie du numéro s’éloigne de la problématique du jeu pour proposer une version inédite d’un texte préparatoire de Mauss, cosigné avec Henri Hubert en 1904 et intitulé « Esquisse d’une théorie générale de la magie ». Ce texte permet de mieux cerner la contribution individuelle de Mauss, les changements que la collaboration a impliqués ainsi que le contexte de production de ce texte majeur. Cette version, retrouvée dans les archives d’Hubert, offre ainsi la possibilité d’une compréhension plus nuancée des perspectives maussiennes, et en particulier de la manière dont il entendait développer une « anthropologie des croyances magiques » en se concentrant sur la dimension fondamentalement collective de la magie.
7On trouve également au sein de cette deuxième partie la préface de « L’imposture économique » de Steve Keen, rédigée par Giraud, qui s’inscrit pleinement dans la perspective anti-utilitariste revendiquée par la Revue du MAUSS depuis sa création. L’auteur y présente les raisons de l’aveuglement d’une science économique déconnectée de la réalité, qui refuse de remettre en question certains de ses fondements, pourtant critiqués dès que des mathématiciens se penchent sur leurs modèles d’analyse.
8Ce numéro de la Revue du MAUSS invite donc le lecteur à plonger dans l’univers du jeu, et à remettre en question une série de présupposés hérités de siècles durant lesquels la dimension ludique a été mise à l’écart. Il s’agit ici d’une contribution importante à la poursuite des travaux sur le jeu, en tant qu’objet de recherche légitime, et qui pourra, nous l’espérons, diffuser plus largement des thèses qui gagnent à être connues. La diversité des articles ici rassemblés doit pouvoir toucher un public très large ; on regrette cependant que la profondeur et la densité de certains textes tende à limiter le potentiel de vulgarisation de ce dossier.
Notes
1 Jeu vidéo en ligne qualifié de MOBA (Multiplayer Online Battle Arena, ou arène de bataille en ligne multijoueurs), sorte de jeu de rôle compétitif et qui connait actuellement un succès planétaire avec des dizaines de millions d’utilisateurs hebdomadaires.
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Référence électronique
Antoine Delporte, « « L’esprit du jeu. Jouer, donner, s’adonner », Revue du MAUSS, n° 45, 2015 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 16 novembre 2015, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/19455 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.19455
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