Arthur Danto, Ce qu’est l’art

Texte intégral
- 1 Paru initialement en 1964, « The Artworld » est un article paru dans The Journal of Philosophy. Ce (...)
- 2 Au cours de cette présentation, je n’évoquerai pas le second chapitre qui me semble mineur en regar (...)
- 3 Clement Greenberg, Art et culture. Essais critiques, Paris, Macula, 1989.
- 4 Pierre Bourdieu, L’amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Les Éditions d (...)
1Peu connu en France, Arthur Danto (1924-2013) est un spécialiste de la théorie artistique, notamment pour ses écrits sur le « monde de l’art »1. Le livre posthume, Ce qu’est l’art, est composé de six articles2 visant à donner une définition, voire une ontologie de l’art. Ceux-ci sont complétés par une postface critique d’Olivier Quintyn faisant le point sur les apports, mais aussi les faiblesses, de la théorie de Danto. L’intérêt réside dans le fait que l’auteur n’opère pas de changement paradigmatique entre l’art classique, l’art moderne et l’art contemporain. Rien de cela chez Danto, au contraire, puisqu’il montre en quoi existe une continuité dans la geste de l’artiste, mais aussi, et surtout, au sein de la théorie de l’art. Contre les théories formalistes de l’art (Greenberg3) ou les théories institutionnelles (Bourdieu4), l’auteur livre une définition englobante et cohérente s’appliquant à toutes les époques et toutes les formes d’art connues.
- 5 Il est généralement admis que l'art contemporain se situe à part dans le monde de l'art, comme en t (...)
- 6 « Sans doute l’art est-il l’une des réalisations de la civilisation occidentale ; et l’on pourrait (...)
2La coupure qu’opèrent Duchamp (avec son urinoir), puis Warhol (et en un sens toutes les avant-gardes artistiques du XXe siècle) est généralement comprise au sein des théories artistiques comme une coupure radicale qui révolutionne complètement ce qu’il est communément admis d’appeler l’art5. Autrement dit, ce sont les pratiques artistiques qui révolutionnent la théorie de l’art, cette dernière doit s’adapter aux nouvelles formes d’art qui s’inventent dans le courant du XXe siècle. « La question : “Qu’est-ce que l’art ?” est désormais bien différente que ce qu’elle a pu être autrefois dans l’histoire », parce que précisément, selon Arthur Danto, la théorie de l’art a aujourd’hui répondu à la « question de son être propre » (p. 36). Elle n’aurait pu le faire sans les bouleversements majeurs qui se sont produits dans le courant du XXe siècle. C’est dans le premier chapitre que l’auteur s’attaque à cette question, chapitre le plus conséquent et sans doute le plus instructif au niveau d’une « ontologie de l’art » (p. 19)6.
3Dans la démonstration, plutôt d’obédience analytique, l’auteur compare deux objets en apparence identiques : les boîtes Brillo de Warhol (qui d’ailleurs illustrent la couverture de l’ouvrage) et celles que l’on trouve dans le commerce. Si les unes sont bien de l’art et les autres non, c’est qu’il faut chercher le statut artistique en dehors de la sphère d’apparence de l’objet. Ce statut se révèle dans la signification que prend l’objet plus que dans les sentiments que l’auteur a voulu y mettre. Cette explication sensible était valable pour la peinture figurative, mais ne elle ne l’est plus pour les différentes formes d’abstraction où règne le régime de la signification. Toutefois ces significations doivent être incarnées dans une forme. La forme des œuvres varie tout au long de l’histoire de l’art, du tableau à l’installation ou à la performance ; les formes changent considérablement, mais au fond toute l’histoire de l’art n’est qu’une variation formelle incarnant les différentes significations que donnent les artistes à leurs œuvres mais aussi au monde qui les entoure. Ainsi Duchamp confère une signification politique à ses œuvres en refusant la définition de l’art de son temps, tandis que Warhol s’appuie sur le développement de la société de consommation pour en révéler la signification interne.
4Arrivé à ce moment de son explication, Danto rejoint la théorie esthétique hégélienne. En effet, en distinguant l’esprit objectif de l’esprit absolu, Hegel montre en quoi ce qui s’objective dans une culture relève en même temps de l’absolu. Autrement dit, tous les rites, objets et pratiques objectifs d’une culture qui constituent l’esprit objectif, sont en même temps la révélation de l’esprit absolu de cette culture. Il en va de même pour les formes abstraites de l’art : composées d’objets du monde concret (ou du « monde de la vie », pour reprendre une expression husserlienne), elles sont en même temps la manifestation de l’absolu car elles rendent le monde objectif conscient de lui-même à travers la signification. C’est exactement le rôle des boîtes Brillo de Warhol : en s’emparant du monde objectif, elles révèlent sa structure interne. Toute l’histoire de l’art peut se comprendre comme une longue conquête de l’absolu à travers l’objectif existant. Celui-ci peut être théorique (les différentes conceptions de l’art évoluant au fil des époques), ou pratique (de la peinture à l’abstraction, par exemple), voire les deux. Il est en effet peu discutable que l’évolution actuelle de l’art contemporain eut été tout simplement imaginable en pleine Renaissance, époque qui signait le grand retour à l’art et à la mythologie grecs.
- 7 La postface de l’ouvrage par Olivier Quintyn résume très bien les différents points de la vision de (...)
- 8 On trouve la même approche chez Herbert Marcuse, Vers la libération. Au-delà de l’homme unidimensio (...)
5Enfin, pour clore ce premier chapitre, Danto analyse ce que l’on pourrait appeler la subjectivité de l’artiste. Celle-ci vient enrichir sa définition de l’art, via un savant détour par les textes de Platon et de Descartes, il montre que l’artiste « rêve » le monde qui l’entoure (celui des objets ou même l’esprit d’une époque). C’est précisément ce rêve qui s’objective dans la forme que l’artiste donne à sa création. En ce sens, l’art, du point de vue de l’artiste, est un « rêve éveillé » (p. 65)7. En s’imprégnant du « monde objectif », il « rêve » une signification qui vient s’incarner dans la forme que sera l’œuvre d’art. On peut affirmer que l’artiste est un révélateur, qu’il opère une anamnèse du monde en tendant vers l’absolu et donc vers la connaissance8. L’œuvre d’art est donc, pour Danto, une signification incarnée, rêvée par l’artiste.
- 9 Pour une mise au point de cette question philosophique centrale, voir Michel Henry, Philosophie et (...)
6La perspective de l’art comme connaissance se révèle dans le troisième chapitre où l’auteur examine le « corps dans la philosophie et dans l’art ». C’est en comparant le corps tel qu’il est conçu par les philosophes et celui qui se donne à voir dans les œuvres picturales que Danto en vient à constater un schisme. Le corps des philosophes n’est jamais le corps souffrant tel qu’il apparaît notamment dans la tradition de la peinture chrétienne (l’exemple qu’il prend), c’est-à-dire le corps éprouvant, bref, la condition incarnée. Tous les philosophes ont « tourné autour » du corps alors que c’est l’art qui nous le donne tel que nous pouvons l’éprouver9. En ce sens, c’est l’art plus que la philosophie qui est un véritable instrument de connaissance, nous faisant percevoir de façon sensible ce que la philosophie ne fait qu’approcher de manière abstraite.
7Danto propose une définition fermée de l’art, c’est-à-dire une définition stricte. Mais celle-ci est bien plus ouverte que la plupart des autres définitions de l’art, qui ne s’appliquent qu’à une période et ne fonctionnent pas pour d’autres. Sa définition a le mérite de ne pas opérer de césure entre l’art moderne et l’art contemporain, voire même l’art brut ou ce que l’on nomme les arts premiers. Toutefois, en adoptant cette définition, l’auteur est obligé de réviser la notion d’esthétique. C’est l’objet du dernier chapitre. En tenant compte des multiples avant-gardes du XXe siècle, Danto montre qu’il « [peut] exister de l’art anesthétique, l’art était indépendant, sur le plan philosophique, de l’esthétique » (p. 171). Il ne s’agit pas pour l’auteur de nier le rôle que l’esthétique a joué (notamment au moment de la Renaissance) et qu’elle continue de jouer, au sein de l’art, mais qui ne peut être centrale dans une définition de l’art. Autrement dit esthétique et art ont pu être confondus, allant jusqu’à être synonymes, mais la définition de l’art de Danto peut très bien se passer de l’esthétique. « Lorsque l’art contient une composante délibérément esthétique, ce n’est là qu’un moyen d’atteindre le but de l’art, quel qu’il puisse être ; et cela vaudrait assurément la peine que les philosophes s’y intéressent, quand bien même l’esthétique ne relève pas de la définition de l’art » (p. 177).
8Enfin, le cinquième chapitre est l’occasion de faire le point sur la théorie kantienne de l’art. Si Greenberg pouvait affirmer qu’il s’agissait de la « meilleure base dont nous disposons pour étudier » l’art (p. 139), c’était sans compter sur l’interprétation qu’en fait Danto évitant ainsi l’écueil du formalisme kantien. En effet, ’Kant considère que l’âme est « liée de manière interne aux facultés de connaître » (p. 141), cela veut dire que les sensations sont aussi des moyens de connaissance. La connaissance ne se fait pas seulement par des idées abstraites, mais peut être « éprouvée au travers et au moyen des sens » (p. 146). C’est « cela qui relie Kant à l’art contemporain ou, mieux encore, à l’art de n’importe quelle période artistique » (p. 141). En effet, l’âme est une autre façon de penser les « idées esthétiques », ce que l’artiste incarne au moyen d’un médium sensoriel. En ayant cette lecture de Kant, l’auteur rejette les autres lectures en termes formels. Il fait une interprétation bien plus ouverte et riche, permettant de penser les multiplicités des formes d’art. Les philosophes ’ont besoin de « ce qui doit être absolument vrai de l’art, indépendamment du style – vrai de l’art en tant que tel, partout et tout le temps » (p. 153).
9Au cours de cette présentation, j’ai évoqué les apports principaux du livre de Danto. Le point principal est celui de la signification incarnée comme définition de l’œuvre d’art. Espérons que la réception en France de l’œuvre de Danto ne sera pas barrée par son appartenance à la philosophie analytique, école qui n’est que très peu appréciée au pays qui pratique encore la césure esthétique entre les différentes écoles et formes d’art.
Notes
1 Paru initialement en 1964, « The Artworld » est un article paru dans The Journal of Philosophy. Ce texte est disponible en français dans Danielle Lories, Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksieck, 1988, p. 183-198.
2 Au cours de cette présentation, je n’évoquerai pas le second chapitre qui me semble mineur en regard de la richesse des autres.
3 Clement Greenberg, Art et culture. Essais critiques, Paris, Macula, 1989.
4 Pierre Bourdieu, L’amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Les Éditions de Minuit, 1996.
5 Il est généralement admis que l'art contemporain se situe à part dans le monde de l'art, comme en témoigne, par exemple, le livre de Nathalie Heinich, Le paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution artistique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2014 ; notre compte rendu pour Lectures : https://lectures.revues.org/14859.
6 « Sans doute l’art est-il l’une des réalisations de la civilisation occidentale ; et l’on pourrait définir ainsi l’art initié en Italie et qui s’est poursuivi en Allemagne, en France, aux Pays-Bas et ailleurs, y compris en Amérique. Mais il ne s’agit pas pour autant du signe distinctif de l’art en tant que tel. Seul ce qui relève de l’intégralité de l’art relève de l’art en tant qu’Art. […]. L’ontologie est l’étude de ce que cela signifie d’être quelque chose. Mais savoir si quelque chose est de l’art relève de l’épistémologie – la théorie de la connaissance –, même si, dans le domaine de l’art, on l’appelle connoisseurship (l’expertise du connaisseur). Ce livre a surtout pour but de contribuer à l’ontologie de l’Art » (p. 19).
7 La postface de l’ouvrage par Olivier Quintyn résume très bien les différents points de la vision de Danto : « L’œuvre d’art doit avoir : 1) un contenu intentionnel, une aboutness (être-à-propos-de-quelque-chose) qui lui confère un statut sémantique que ne peut avoir un simple objet ou un artefact produit par des chimpanzés dactylographes ; 2) ce contenu est présenté sous une forme non intégralement propositionnelle mais à travers des métaphores ou des ellipses, dans ce que Danto appelle une forme intensionnelle qui incarne sa signification ; 3) cette signification incarnée dépend, dans ses matériaux, du contexte historico-théorique de ce que Danto appelle un “monde de l’art” ; 4) l’œuvre d’art exige une réponse interprétative de la part du public, qui appartient lui aussi à un monde de l’art historico-théorique avec ses ressources spécifiques, liées à la connaissance de “matrices artistiques”, c’est-à-dire de catégories et de régularités stylistiques corrélées à des travaux d’artistes » (p. 188).
8 On trouve la même approche chez Herbert Marcuse, Vers la libération. Au-delà de l’homme unidimensionnel, Paris, Denoël, 1977, p. 80 : « L’art modifie l’expérience en reconstruisant les objets de l’expérience – sous la forme de mots, de sons, d’images. Pourquoi ? De toute évidence, le langage de l’art a pour mission de communiquer une vérité, une objectivité qui ne sont plus accessibles au langage et à l’expérience ordinaires. C’est cette nécessité qui explose dans la situation de l’art contemporain ». La parenté hégélienne des deux auteurs, au demeurant fort différents, me semble intéressante à souligner.
9 Pour une mise au point de cette question philosophique centrale, voir Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l'ontologie biranienne, Paris, PUF, « Épiméthée », 2011 ; Voir l'invisible. Sur Kandinsky, Paris, PUF, « Quadrige », 2005.
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Référence électronique
Olivier Gras, « Arthur Danto, Ce qu’est l’art », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 octobre 2015, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/19181 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.19181
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