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Nathalie Heinich, Dans la pensée de Norbert Elias

Lionel Francou et Quentin Verreycken
Dans la pensée de Norbert Elias
Nathalie Heinich, Dans la pensée de Norbert Elias, Paris, CNRS, 2015, 159 p., ISBN : 9782271086624.
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Texte intégral

  • 1 En français, l’ouvrage a été traduit en deux tomes : Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Pari (...)
  • 2 Nathalie Heinich, La sociologie de Norbert Elias, Paris, La Découverte, 2002 [1997], Sophie Chevali (...)
  • 3 Voir par exemple Jérôme Thomas, Corps violents, corps soumis. Le policement des mœurs à la fin du M (...)
  • 4 Voir notamment les discussions entre les auteurs suivants : Helmut Thome, « Explaining Long Term Tr (...)

1Considéré aujourd’hui comme l’un des sociologues majeurs du XXe siècle, Norbert Elias est pourtant resté longtemps ignoré de la plupart des chercheurs non germanophones. En effet, il faut attendre le début des années 1970 pour que son œuvre maîtresse, Über den Prozess der Zivilisation, pourtant achevée en 1939, soit traduite en anglais et en français1. Cette réception tardive fait aujourd’hui partie intégrante de la légende d’Elias, et cet ouvrage, ainsi que les nombreux travaux qui lui ont été consacrés ces dernières années, ne manquent pas d’y faire référence2. L’une des forces principales d’Elias, comme le rappelle Nathalie Henrich, est sa capacité à traiter de sujets variés tout en gardant une très grande cohérence dans sa pensée, ce qui lui permet de lier entre eux ses différents sujets de recherches. Le fonctionnement de la société de cour, les rapports de pouvoir entre les sexes, les logiques d’exclusion des classes aisées à l’égard des plus démunis, le rôle du sport dans la maîtrise de soi et de la violence, ainsi que la solitude des mourants sont autant de sujet analysés par Elias à l’aune du concept-clé de son œuvre, celui du « processus de civilisation », qu’il mobilise pour expliquer les évolutions de certains comportements – et leur « policement » – depuis l’époque médiévale jusqu’à aujourd’hui3. Du fait de la diversité de ses recherches, mais aussi de la force théorique de son concept de processus de civilisation, aujourd’hui encore très souvent dévoyé par des auteurs ne l’ayant compris que superficiellement, le sociologue allemand est très souvent cité, mais il a également ses détracteurs et ses critiques. Ainsi, les historiens du crime et de la justice débattent actuellement vigoureusement de l’intérêt des travaux d’Elias pour comprendre les évolutions de la violence et de la criminalité, ne rechignant pas à comparer le processus de civilisation à d’autres modèles explicatifs qui, au demeurant, ne lui sont pas toujours contradictoires4.

2C’est précisément parce que l’œuvre de Norbert Elias est encore aujourd’hui (intensément) analysée et discutée que l’objectif du présent ouvrage prend tout son sens : apporter certaines clarifications sur la pensée du sociologue. Il existe en effet un certain nombre de malentendus plus ou moins entretenus sur les travaux d’Elias et Nathalie Heinich entreprend de les battre en brèche en se plongeant dans les écrits du maître.

3Le livre est en réalité une anthologie de plusieurs textes de Nathalie Heinich qui traitent de Norbert Elias ou intègrent certains de ses concepts. La première partie présente ainsi trois textes qui s’intéressent aux apports des travaux d’Elias, sur le plan de la méthode et de la pensée sociologique. En privilégiant les relations entre individus, la sociologie d’Elias se différencie de celle de Max Weber ou, plus tard et en France, de celle de Pierre Bourdieu, en ce sens qu’elle ne conçoit pas les rapports humains en termes de domination, mais bien par le biais de relations d’interdépendance. Le sociologue préfère ainsi se positionner comme diagnosticien de la société en privilégiant la neutralité axiologique (chère à Weber, justement) à la posture plus normative d’un discours qui se ferait dénonciateur des injustices sociales. L’auteure démontre ainsi, en revenant sur quelques-uns des malentendus les plus courants au sujet des travaux d’Elias, comment le sociologue a construit son œuvre dans le refus de la généralisation et du substantialisme. En effet, la « civilisation des mœurs » n’est pas un modèle à portée universelle qui témoignerait de certains caractères propres à la nature humaine, pas plus qu’un discours évolutionniste sur la marche inévitable du progrès. Il s’agit davantage d’un modèle explicatif circonstancié et contextualisé, qui se refuse à analyser un ensemble complexe de phénomènes par une causalité simplifiée, mais préfère les considérer comme un processus, qui intègre autant en son sein des phases de « civilisation » que de « décivilisation ».

4La seconde partie de l’ouvrage s’avère plus décousue, puisqu’elle rassemble cinq articles de l’auteure autour de sujets aussi divers que la question de la décivilisation, la notion d’élite, le statut d’artiste, la quête de l’excitation et la résurgence de l’antisémitisme en France. Malgré leur hétérogénéité, ces articles s’avèrent tous pertinents, car ils intègrent des concepts issus des travaux de Norbert Elias et démontrent ainsi la pluralité de leurs utilisations possibles. Néanmoins, ces textes sont moins des commentaires de la pensée d’Elias que des études à part entière qui intègrent cette pensée. Ceci révèle au final ce qui constitue selon nous à la fois la richesse et la limite de ce livre, à savoir une approche quasi autobiographique, par Nathalie Heinich, de son rapport à l’œuvre de Norbert Elias. Ceci parait confirmé par le choix de l’écriture à la première personne, ainsi que par la présence d’une postface dans laquelle la sociologue se confie en quelques pages sur la présence d’une photographie du sociologue sur son bureau, particulièrement marquante dans sa trajectoire intellectuelle. Nathalie Heinich évite heureusement le piège d’une idéalisation de la pensée d’Elias, qui aurait pu disqualifier son propos.

  • 5 Sophie Chevalier, Jean-Marie Privat (dir.), Norbert Elias. Vers une science de l’homme, op. cit.

5En conclusion, plutôt qu’une analyse systématique des travaux du sociologue allemand, à l’instar de ce qui a pu être fait dans certains ouvrages récents5, le présent livre s’avère plutôt en être une interprétation sélective, se penchant plus particulièrement sur quelques notions-clés qui entrent en écho avec les thématiques de recherche de Nathalie Heinich. Si le lecteur y perd certes en exhaustivité, cette approche très personnelle n’est pas sans intérêt, notamment du fait que l’auteure ne tente pas de cacher sa subjectivité, témoignant de son rapport personnel à une œuvre majeure. Plus qu’une véritable introduction à la pensée de Norbert Elias, l’ouvrage constitue une bonne initiation à la lecture critique de son œuvre et gagne également à être lu pour les analyses sociologiques que l’auteure y ébauche.

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Notes

1 En français, l’ouvrage a été traduit en deux tomes : Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 [1939] et Id., La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975 [1939].

2 Nathalie Heinich, La sociologie de Norbert Elias, Paris, La Découverte, 2002 [1997], Sophie Chevalier, Jean-Marie Privat (dir.), Norbert Elias. Vers une science de l’homme, Paris, CNRS Éditions, 2004 ; Florence Delmotte, Norbert Elias : la civilisation et l’État. Enjeux épistémologiques et politiques d’une sociologie historique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2007 ; Marc Joly, Devenir Norbert Elias. Histoire croisée d’un processus de reconnaissance scientifique : la réception française, Paris, Fayard, 2012.

3 Voir par exemple Jérôme Thomas, Corps violents, corps soumis. Le policement des mœurs à la fin du Moyen Âge, Paris, L’Harmattan, 2003.

4 Voir notamment les discussions entre les auteurs suivants : Helmut Thome, « Explaining Long Term Trends in Violent Crime », Crime, Histoire & Sociétés, vol. 5, n° 2, 2001, p. 69-86 ; Pieter Spierenburg, « Violence and the civilizing process: does it work? », Crime, Histoire & Sociétés, vol. 5, n° 2, 2001, p. 87-105 ; Gerd Schwerhoff, « Criminalized violence and the process of civilisation: a reappraisal », Crime, Histoire & Sociétés, vol. 6, n° 2, 2002, p. 103-126.

5 Sophie Chevalier, Jean-Marie Privat (dir.), Norbert Elias. Vers une science de l’homme, op. cit.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lionel Francou et Quentin Verreycken, « Nathalie Heinich, Dans la pensée de Norbert Elias », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 septembre 2015, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/18966 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.18966

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Rédacteurs

Lionel Francou

Doctorant en sociologie au CriDIS (Centre de recherches interdisciplinaires Démocratie, Institutions, Subjectivité), Université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction d’Émulations et du comité de lecture d’Urbanités. Boursier Anticipate (Innoviris).

Articles du même rédacteur

Quentin Verreycken

Aspirant F.R.S.-FNRS à l’Université catholique de Louvain et à l’Université Saint-Louis – Bruxelles. Membre du Centre d’histoire du droit et de la justice (CHDJ) et du Centre de recherches en histoire du droit et des institutions (CRHiDI).

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