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Robert Cabannes, Économie morale des quartiers populaires de Sao Paulo

Igor Martinache
Economie morale des quartiers populaires de Sao Paulo
Robert Cabanes, Economie morale des quartiers populaires de Sao Paulo, Paris, L'Harmattan, coll. « Recherches Amériques latines », 2014, 122 p., ISBN : 978-2-343-04062-2.
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Texte intégral

  • 1 Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 1988 [1963].
  • 2 Edward P. Thompson, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past & Pr (...)
  • 3 Dans l’article précédemment cité. Pour des exemples d’utilisations contemporaines de ce concept, vo (...)
  • 4 Plus précisément les deux sous-préfectures de Guaianases et Cidade Tiradentes, à l’histoire de peup (...)

1Forgé il y a un demi-siècle par l’historien Edward P. Thompson, le concept d’« économie morale » a ensuite connu une certaine fortune académique qui ne s’est pas démentie jusqu’à aujourd’hui, mais au détriment parfois de la rigueur de son usage. Son « père » lui-même semble avoir été quelque peu gêné par son emploi, et en particulier par les connotations impliquées par l’adjectif, et c’est presque en catimini qu’il le définit dans son maître ouvrage retraçant les multiples ramifications qui ont contribué à la construction d’une conscience de classe chez les ouvriers britanniques1. Ce n’est ainsi que huit ans plus tard qu’il définit, l’économie morale comme « une vision traditionnelle des normes et des obligations sociales, des fonctions économiques appropriées occupées par les diverses parties de la communauté […] »2. Il entendait par là contester le fait que les émeutes dites « de la faim » qui ont éclaté dans l’Angleterre du 18e siècle n’aient été qu’une réponse mécanique à un stimulus physiologique et montrer que les pauvres sont autant que les nanti-e-s animé-e-s par certaines représentations du juste et de l’injuste. Comme le rappelle Didier Fassin3, il s’agit toutefois de bien distinguer les deux niveaux d’analyse que recouvre le concept, à savoir d’une part le système d’échange de biens et de prestations, et de l’autre le système de valeurs et de normes de comportement qui s’articulent et caractérisent une population particulière. Ce sont ces deux dimensions que Robert Cabanes entend mettre en évidence dans cet ouvrage, comme l’indique son titre, à propos des habitants des quartiers populaires de la mégapole brésilienne de São Paulo4. Il ne s’agit ainsi pas pour lui de s’interroger sur la nature exacte des rapports de domination dans lesquels ces derniers sont pris, mais davantage de décrire les stratégies mises en œuvre par ces derniers pour y réagir (p. 9), autrement dit d’éclairer leurs pratiques et représentations.

  • 5 Voir Isabelle Astier, Nicolas Duvoux (dir.), La société biographique : une injonction à vivre digne (...)
  • 6 Sur ces dernières et les (vifs) débats politiques et historiographiques qu’elles suscitent aujourd’ (...)

2Anthropologue, l’auteur s’appuie pour ce faire sur plusieurs enquêtes antérieures menées en coopération avec des collègues de l’Université de São Paulo et de l’Institut de Recherche sur le Développement, ainsi que sur une approche méthodologique biographique – où les deux membres d’un couple sont systématiquement interrogés compte tenu de la place centrale occupée par « la » famille dans la population étudiée. L’auteur prend ainsi le temps de justifier le recours à cette méthode en fin d’introduction, pour bien se démarquer notamment de l’injonction biographique dominante5, en se référant notamment à Paul Ricoeur (p. 18-19), après avoir retracé brièvement l’histoire récente du Brésil marquée notamment par les deux décennies de la dictature militaire6. Celle-ci se révèle en effet essentielle pour comprendre les formes particulières que revêtent les rapports sociaux de travail et de genre dans la société brésilienne contemporaine, sans oublier la « spoliation urbaine », qui s’entremêlent pour « produire » le type de quartiers étudiés et les types d’action que leurs habitants déploient face au déploiement des logiques néo-libérales.

  • 7 Qui regroupe environ la moitié de la population active de l’agglomération paulista, selon l’auteur (...)

3L’ouvrage se décompose en trois chapitres : le premier porte sur la question des rapports au travail que l’auteur prend soin de resituer dans l’ensemble de la vie sociale des enquêtés. Après avoir présenté la représentation du travail comme une « dette de vie », ainsi que le contexte politique actuel particulièrement ambivalent depuis la victoire du Parti des Travailleurs (PT) à l’élection présidentielle fédérale de 2002, il présente les problématiques spécifiques qui traversent un certain nombre de métiers particuliers qui regroupent nombre des habitants des quartiers concernés dans une zone interlope entre secteur formel et informel7 – commerçants de rue, couturiers, collecteurs de déchets et domestiques-, illustrant chaque fois ses considérations générales par la trajectoire d’un couple enquêté. Il revient ensuite sur les difficultés particulières de la syndicalisation face notamment à la segmentation croissante des professions, elle-même encouragée par une logique néo-libérale qui débouche sur un certain scepticisme de la part des travailleuses et travailleurs qu’ils sont censés représenter. Mais l’auteur montre ensuite que le rapport au travail ne peut lui-même pas être dissocié de celui que les habitants des quartiers pauvres entretiennent à la religion, dans un contexte où les églises pentecôtistes et néopentecôtistes connaissent un essor important dans ces derniers, mais aussi comment l’activité laborieuse s’enchevêtre avec les formes de sociabilité et de solidarité dans ces quartiers, non sans contrariétés, et peut aussi donner lieu à des formes de résistance silencieuses contre « l’esclavage » qui se traduit parfois par un retour vers sa région d’origine.

4L’auteur se penche ensuite sur les rapports de genre et familiaux dans le chapitre suivant. Il met tout d’abord en évidence certaines particularités du contexte paulista populaire, où la variabilité des conjonctures économiques entrave la reproduction du groupe domestique et se traduit par une combinaison originale entre un patriarcat récent et un matricentrage plus ancien selon lui. Il reprend également la notion de care pour analyser les transformations des rapports de genre, dans la sphère privée comme dans l’espace public. Ici, l’auteur s’inscrit cependant en faux contre certaines analyses qui voient dans le développement associatif dans ces quartiers et la part particulière qu’y prennent les femmes comme un simple avatar de la « responsabilité sociale » portée par le néolibéralisme. Pour lui, ce développement marque au contraire la marque d’un réel mouvement de « démocratisation » dans l’espace public comme privé, même s’il ne nie pas les configurations concurrentielles dans lesquelles sont placés de fait certains « entrepreneurs associatifs », du fait de la tutelle forte des pouvoirs, publics et privés, qui les ordonnent d’« en haut ». Reste qu’au-delà de la diversité des trajectoires de leurs acteurs et de leurs formes d’organisation et d’action, l’auteur repère dans ce mouvement associatif le prolongement de la culture du guerreiro qui s’est développée à partir des années 1960 en résistance à la dictature, mais aussi à la culture du jeito, qui recouvre les divers échanges de faveurs informels et combines déployés par les membres des classes populaires en situation d’infériorité.

5Cette dernière se trouve en effet confrontée à la croissance de ses contradictions et apories dans la période récente, comme l’auteur le développe dans le troisième chapitre, consacré à la culture publique et politique. Ces contradictions s’incarnent par exemple dans le cas classique de l’apparition de « faux propriétaires » qui viennent réclamer leurs prétendus droits sur les territoires occupées par les familles qui y ont bâti leurs propres logements. Des tensions se créent alors entre différents groupes d’habitants, selon qu’ils acceptent ou non de payer un loyer, chacun essayant de faire jouer son réseau de relations dans un jeu incertain, qui ne l’est pas moins quand une action en justice est engagée, les avocats pouvant s’avérer de mèche avec les prétendus propriétaires. Au-delà des mouvements d’occupation, des formes d’action collective nouvelles se développent également dans l’espace mixte, mi-communautaire, mi-public, que forment les rapports sociaux résidentiels.au sein de conseils de copropriété où s’expérimentent des pratiques relevant de ce que l’on désigne par « démocratie participative ». Femmes et jeunes y jouent selon l’auteur un rôle particulier, particulièrement en prise avec l’emprise sur leurs territoires des trafics de drogue, auxquels on peut s’étonner que l’auteur ne consacre que quelques pages, vis-à-vis desquels les habitants ont un rapport moins hypocrite que les membres de la société « officielle » qui font mine de ne pas voir que ces derniers constituent la conséquence et l’amortisseur des exclusions socio-économiques générées par l’organisation hégémonique du capitalisme néolibéral. Par leurs actions sociopolitiques locales, tel le « Ciné Campinho » qu’il détaille ici, l’auteur explique que les habitant-e-s de ces quartiers s’efforcent pour leur part de résoudre simultanément plusieurs tensions : « entre les générations (la nécessité de trouver une entente avec la générations de leurs parents qui ont eu des histoires de vie très différentes), la tension du travail (vivre sans perdre sa vie à la gagner, dans un contexte de chômage), et la tension avec les institutions et les pouvoirs politiques locaux jusqu’ici marqués du signe de la seule répression et qu’ils veulent amener sur un terrain de négociation » (p. 98).

  • 8 Telle l’attribution à Pierre Bourdieu au lieu de Madeleine Lemaire de la co-m/paternité, avec Jean- (...)
  • 9 Y compris souvent leurs propres membres, ce qui n’est pas sans incidences politiques problématiques (...)

6Si l’ouvrage paraît parfois écrit de manière un peu rapide, comme en témoigne le caractère un peu brouillon des références bibliographiques8, et si l’on peut regretter que l’auteur n’ait pas cherché à davantage restituer les configurations sociales propres à chacun des deux quartiers étudiés, il n’en livre pas moins des réflexions stimulantes illustrées par des récits de trajectoires souvent édifiants à même d’alimenter les travaux sur les classes populaires dans la société brésilienne comme la nôtre et au-delà de participer à transformer le regard sur des populations que l’on a toujours tendance à considérer de manière homogène et péjorative9, et partant leur prise en charge politique, oscillant, au Brésil comme ailleurs, entre répression, mépris et ignorance.

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Notes

1 Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 1988 [1963].

2 Edward P. Thompson, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past & Present, 50, 1971, p. 76-136, cite par Didier Fassin, « Les économies morales revisitées », Annales. Histoire, Sciences Sociales n° 6, 2009, p. 1237.

3 Dans l’article précédemment cité. Pour des exemples d’utilisations contemporaines de ce concept, voir aussi Didier Fassin, Jean-Sébastien Eydeliman (dir.), Économies morales revisitées, Paris, La Découverte, 2012.

4 Plus précisément les deux sous-préfectures de Guaianases et Cidade Tiradentes, à l’histoire de peuplement très différentes, mais qui incarnent chacune à leur manière ces quartiers populaires récents dont l’habitant dominant est celui de la « maison à soi » (casa propria).

5 Voir Isabelle Astier, Nicolas Duvoux (dir.), La société biographique : une injonction à vivre dignement, Paris, L'Harmattan, 2006

6 Sur ces dernières et les (vifs) débats politiques et historiographiques qu’elles suscitent aujourd’hui, voir notamment James Green (dir.), « Le coup d’État militaire 50 ans après », Brésil(s), n° 5, 2014, recensé sur Lectures : https://lectures.revues.org/15073.

7 Qui regroupe environ la moitié de la population active de l’agglomération paulista, selon l’auteur (p. 48).

8 Telle l’attribution à Pierre Bourdieu au lieu de Madeleine Lemaire de la co-m/paternité, avec Jean-Claude Chamboredon, de l’article classique « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, 1970, vol. 11, n° 1. p. 3-33.

9 Y compris souvent leurs propres membres, ce qui n’est pas sans incidences politiques problématiques. Sur le regard ambivalent des membres des classes populaires vis-à-vis de leurs « voisins », voir entre autres Jean-François Laé, Numa Murard, Deux générations dans la débine. Enquête dans la pauvreté ouvrière, Paris, Bayard, 2011 dont Sophie Maunier a rendu compte sur Lectures : https://lectures.revues.org/8109.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Robert Cabannes, Économie morale des quartiers populaires de Sao Paulo », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 septembre 2015, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/18721 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.18721

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