Omar Zanna, Le corps dans la relation aux autres. Pour une éducation à l’empathie
Texte intégral
- 1 L’auteur s’est intéressé aux mineurs incarcérés, aux mineurs délinquants pris en charge par des str (...)
- 2 L’auteur mobilise des références théoriques issues de plusieurs disciplines : sociologie, psycholog (...)
- 3 La force du propos repose des outils méthodologiques variés et complémentaires : observations, entr (...)
- 4 Zanna O., Un monde particulier de sélection sportive. Le phénomène de déperdition des effectifs en (...)
- 5 Zanna O., « Comprendre l’altération du lien social pour le restaurer par une éducation à l’altérité (...)
1Le corps est au centre de la relation aux autres. Il joue un rôle essentiel dans la construction de liens entre les individus au sens où il peut être directement perçu par autrui. En outre, il serait même le reflet de l’identité personnelle. Il révèle une partie de soi-même et participe d’une « communication corporelle » (p. 91). Le corps est donc au centre d’enjeux importants. Il peut conduire à la cristallisation d’une relation interpersonnelle ou mener à sa destruction. On peut donc saisir l’ambivalence du corps : opérateur de la construction de lien entre les individus ; médiateur participant de la déconstruction des relations à autrui. Omar Zanna s’intéresse à cette problématique sous un angle encore inexploré. En s’appuyant sur des individus aux relations sociales altérées1, l’auteur essaie de montrer en quoi le corps participerait de la restauration de lien entre les individus. Il construit sa démarche sur la mobilisation de références issues de champs disciplinaires variés2 ; sur des enquêtes de terrain aux méthodes plurielles3 ; ou encore sur le recours à des concepts théoriques comme « l’éducation à l’empathie », « la douleur socialisante » ou « l’éducation par le corps ». L’ouvrage rend compte d’une dizaine d’années d’enquêtes. Il permet à Omar Zanna d’exposer la cohérence de son parcours professionnel et personnel : de ses premiers travaux4 à son habilitation à diriger des recherches5. De manière générale, l’ouvrage se fait l’apologie d’une éducation à l’empathie.
- 6 Feshbach N. D., « Learning to care : a positive approach to child training and discipline », Journa (...)
2L’auteur milite pour une recherche-action. Il propose des réponses concrètes à des problématiques de terrain. Il montre l’intérêt d’une éducation à l’empathie sur un plan théorique pour justifier sa mise en application pratique. L’originalité de l’ouvrage réside dans la proposition d’exercices permettant de restaurer « la capacité à reconnaître les émotions d’autrui, la capacité à assumer le point de vue d’autrui, et la capacité à manifester de la sensibilité »6 (p. 119). Les exercices proposés sont exposés de manière didactique, ce qui permet même à des lecteurs étrangers à la méthode de l’auteur de mettre en place des programmes de restauration à l’empathie adaptés. Le chercheur suit une démarche particulière : mise en place d’une enquête visant à faire émerger des constats ; recours à des références théoriques ; et proposition d’actions concrètes tenant compte à la fois des constats et des concepts mobilisés. La force du propos repose sur cette démarche.
3L’enquête auprès des mineurs délinquants est centrale dans l’ouvrage. Par exemple, l’auteur constate une altération de lien social pour le mineur délinquant incarcéré. Ce dernier « interagit avec [un] nouvel environnement » (p. 93). Il se trouve progressivement dépossédé de lui-même et se doit de respecter un ensemble de règles avec lesquelles il avait pris l’habitude de se détacher. Les relations entre les individus sont perturbées. Omar Zanna construit ce constat au cours d’une enquête auprès de « deux quartiers mineurs des maisons d’arrêt de Nantes et de Brest » (p. 77). Il recourt aux entretiens, aux reconstitutions biographiques et aux observations. Il note que le corps joue un rôle pour (re) créer une sorte de lien entre les mineurs délinquants et donne l’exemple du football en prison. Ce dernier peut permettre de gagner une place, une position valorisée au sein du groupe de pairs, une considération. Il peut aussi rétrograder, reléguer, discriminer. Les « buteurs » (p. 95) par une prise de risque réitérée sont valorisés par les autres. Idem pour les « jongleurs ». Ils tentent des gestes techniques voués à l’échec mais sont applaudis par leurs pairs. Les nouveaux sont testés. Ils peuvent être exclus par les autres s’ils ne jouent pas correctement. L’utilisation du corps révèle un « concentré d’identité » (p. 97). L’exemple du football permet de saisir ce qui se joue autour de la mise en scène du corps des détenus : les prémisses d’une restauration de lien social. Pourtant, le lecteur pourrait se demander pourquoi la question de l’hétéronomie n’est pas explicitement posée. En effet, elle pourrait éclairer le rapport particulier que les détenus entretiennent avec leur corps.
- 7 Pour une référence complète : WEBER M., Essais sur la théorie de la science, Paris, Pocket, coll. « (...)
4En outre, l’enquêteur cherche à comprendre les raisons de l’entrée en délinquance. En faisant référence à la méthode Max Weber7, Omar Zanna construit cinq profils idéaux-typiques. Il cherche à saisir comment et pourquoi ces jeunes ont-ils pu devenir délinquants. Pour appréhender la construction idéal-typique, le lecteur devrait garder à l’esprit que la délinquance reste « la conséquence d’un étirement de la norme que ces jeunes triturent inlassablement pour la mettre à l’épreuve. » (p. 76). Des influences « exogènes » et « endogènes » (p. 89) sont prises en considération. Elles permettent la compréhension des modalités d’entrée en délinquance. Cette étape est essentielle pour Omar Zanna qui souhaite « comprendre les raisons de l’altération du lien social pour faire des propositions adaptées en vue de sa restauration » (p. 22).
5Un paradigme émane de ce travail de terrain. Les mineurs délinquants sont conscients que leurs actes sont répréhensibles et qu’ils méritent d’être punis. Pourtant, ils éprouvent des difficultés à réfléchir aux conséquences de leurs actes. Ils ne parviennent pas à se mettre à la place de leurs victimes. Ils souffrent d’un déficit d’empathie.
6Le chercheur souhaite proposer des actions concrètes pour restaurer l’empathie chez les mineurs délinquants. Il s’appuie sur des références théoriques en Psychologie. L’originalité du travail repose sur un apprentissage par le ressenti de la douleur. Une « expérience partagée de la douleur et des émotions générées par la pratique sportive » (p. 105) permettrait aux mineurs délinquants de mieux gérer leurs propres émotions. Ils seraient en capacité d’entrer en empathie avec autrui. L’enquêteur propose un cycle de boxe aux séances intenses et répétitives pour créer des situations où les pratiquants feraient l’expérience de la douleur. La démarche est plurielle : faire pratiquer l’activité en groupe ; proposer un temps d’observation pour permettre l’apprentissage par « l’expérience vicariante » (p. 131) ; et inviter les participants à échanger entre eux sur leurs ressentis. D’une manière générale, on constate une amélioration de la capacité à l’empathie après l’administration d’un programme de rééducation. Les échanges entre les détenus se multiplient. Ces derniers ont tendance à s’entraider. Les surveillants et personnels pénitentiaires constatent une amélioration des relations interpersonnelles. Le travail mis en place par l’auteur porte ses fruits.
7D’une manière générale, Omar Zanna avait pour ambition de « psychologiser la sociologie et inversement » (p. 193) pour appréhender la question de la délinquance juvénile. Il souhaitait combiner les approches théoriques pour proposer une éducation à l’empathie « à l’interface de la psychologie et de la sociologie voire des neurosciences » (p. 194). Toutefois, on pourrait regretter que l’éclairage par les neurosciences ne soit discuté qu’au cours de l’introduction. Le lien avec les découvertes neuroscientifiques permettrait d’enrichir la compréhension du processus empathique. Si l’enquêteur s’accorde à dire que l’éducation à l’empathie naît du croisement entre sociologie et psychologie, cette dernière reste permise par l’activation de mécanismes neurologiques complexes. En outre, on pourrait se demander pourquoi le corps est uniquement envisagé comme un médiateur permettant la création de liens. En effet, le corps peut inquiéter, repousser ou nuire aux relations. L’ouvrage aborde peu les difficultés liées à la représentation négative du corps fortement répandue dans la population étudiée. Les impasses et erreurs commises par l’auteur dans la fabrication de ses programmes auraient pu susciter l’intérêt du lecteur.
8Pour conclure, l’ouvrage présente un réel intérêt. Il permet au chercheur de prendre du recul sur ses travaux pour objectiver son parcours professionnel et personnel. Omar Zanna souhaitait « rendre compte de sa cohérence intellectuelle, moyen et moteur de ses travaux » (p. 200). Il réussit à atteindre son objectif en exposant ses enquêtes dans un ordre chronologique ; en racontant ses choix, sa formation, son parcours ; et en proposant des programmes d’intervention adaptés à la population ciblée. Le lecteur saisit le cheminement de l’auteur qui le mène à proposer une éducation plus précoce. Omar Zanna s’engage, milite, propose. Par ailleurs, il souhaite éduquer plus précocement pour prévenir d’éventuels désordres liés à l’altération du lien social et œuvre en ce sens.
Notes
1 L’auteur s’est intéressé aux mineurs incarcérés, aux mineurs délinquants pris en charge par des structures éducatives, à des jeunes majeurs incarcérés, à des personnes accompagnées par des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP), à des collégiens et à des écoliers.
2 L’auteur mobilise des références théoriques issues de plusieurs disciplines : sociologie, psychologie, pédagogie-didactique des activités physiques et sportives, neurosciences.
3 La force du propos repose des outils méthodologiques variés et complémentaires : observations, entretiens, reconstitutions de parcours biographiques, recherche-action, exercices appliqués etc.
4 Zanna O., Un monde particulier de sélection sportive. Le phénomène de déperdition des effectifs en boxe française-savate, mémoire de licence de sociologie, Rennes 2, 1988.
5 Zanna O., « Comprendre l’altération du lien social pour le restaurer par une éducation à l’altérité », Habilitation à diriger des recherches, Université du Maine, Le Mans, 2011.
6 Feshbach N. D., « Learning to care : a positive approach to child training and discipline », Journal of Clinical Child Psychology, 12 (3), 1983, p. 266-271.
7 Pour une référence complète : WEBER M., Essais sur la théorie de la science, Paris, Pocket, coll. « Agora », 1992, p.172.
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Référence électronique
Grégoire Duvant, « Omar Zanna, Le corps dans la relation aux autres. Pour une éducation à l’empathie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 juillet 2015, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/18655 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.18655
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