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Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer et Carole Talon-Hugon (dir), Par-delà le beau et le laid : enquêtes sur les valeurs de l’art

Catherine Dupuy
Par-delà le beau et le laid
Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer, Carole Talon-Hugon (dir.), Par-delà le beau et le laid. Enquêtes sur les valeurs de l'art, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Aesthetica », 2014, 194 p., ISBN : 978-2-7535-3350-9.
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Texte intégral

1L’ouvrage Par-delà le beau et le laid, publié en 2014 dans la collection Aesthetica, dirigée par Pierre-Henri Frangne et Roger Pouivet, concerne l’étude de la notion complexe et multiforme de la valeur dans l’art. Examinée par les nombreux contributeurs selon une approche interdisciplinaire, la réflexion sur le fait artistique veut offrir une vision élargie qui répondrait à la question à double entrée : l’art a-t-il quelque chose à dire sur le monde des valeurs ? Quelles sont les valeurs prises en compte par les diverses œuvres d’art ?

2L’avant-propos, rédigé par Nathalie Heinich, signale les enjeux épistémologiques de ces « enquêtes sur les valeurs de l’art », en explicitant les démarches méthodologiques de recherche, issues d’une réflexion d’ensemble qui a pris la forme du colloque Par-delà le beau et le laid : les valeurs artistiques, programmé à l’EHESS en octobre 2012, sous la codirection de Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer et Carole Talon-Hugon.

3Il s’agit dans cet ouvrage de constituer des parcours de pensée, qui problématisent le jugement esthétique par-delà les valeurs de la beauté et de la laideur, dites indépassables dans l’art occidental. Et ceci sans délimitation a priori des concepts et des domaines scientifiques. Ce faisant, l’objet de recherche de la valeur dans l’art s’affilie dans une certaine mesure au cadre épistémologique de Foucault, au croisement de l’histoire des idées, des mentalités et de la pensée.

4La force explicative du propos s’appuie sur une visée transdisciplinaire qui aborde tout à la fois les domaines sociologiques, historiques et philosophiques. Ainsi, l’ouvrage interroge la diversité des définitions des valeurs, en tentant une explicitation factuelle, conceptuelle et culturelle, comme autant de problèmes du jugement esthétique qui travaillent l’évaluation des œuvres d’art. Ensuite, chacun des auteurs de l’ouvrage, en exposant une série d’arguments rapportant les faits et expériences ordinaires ou savantes, revisitent et « relativisent » la notion de jugement esthétique, appréhendée par quatorze valeurs engagées dans la création, la circulation et la réception des œuvres d’art. On obtient ainsi au fil de l’ouvrage une cartographie de l’expérience dans l’art, recensant les valeurs les plus significatives quand il est question d’évaluer une œuvre ou un artiste. Que ce soit la célébrité, la rareté, l’autonomie ou la pérennité, les auteurs s’emploient à examiner en commun « les propriétés objectales, subjectives ou contextuelles des artistes et des œuvres ». En ouverture de l’ouvrage, la valeur d’authenticité est discutée par Thierry Lenain. Il rappelle combien la conception romantique de l’art moderne a privilégié cette notion aux dépens du travail et de l’originalité en art. Dépendante d’une appréciation, celle première de l’artiste lui-même, la valeur authenticité échappe dans le contexte de l’art d’aujourd’hui à une catégorisation stable. Un rapide panorama décrit le cadre idéologique dans lequel se situe l’authenticité. D’abord vectrice de la certification du geste auctorial de l’artiste, mais aussi de l’expertise externe qu’en fait le connaisseur-regardeur, ses usages peuvent être distingués ensuite par le rapport à l’objet qu’elle certifie. Selon cette approche, les objets, comme la relique religieuse ou les documents officiels, sont susceptibles d’être authentiques. Mais ce qui est discutable c’est que les discours des historiens et juristes qui authentifient ces objets, ne recouvrent pas exactement les discours de critique esthétique. Quand il s’agit de mettre en valeur l’authenticité de l’œuvre d’art, la réflexion à partir du faux est nécessaire. Le faux qui se réclame d’une « non authenticité archéologique de l’œuvre », et donc ne procédant pas d’une expression sincère et originale, ne peut être catégorisé dans le champ artistique. Pour autant, le faux peut se prévaloir d’une valeur. Ainsi, le faussaire en surdimensionnant l’intention créatrice authentique joue à faire valoir l’authenticité de son insincérité. Au final, on admet que l’exigence d’authenticité dans l’art entre en contradiction avec les usages de cette valeur.

5Interroger le plaisir dans l’art, c’est dans un premier mouvement réfléchir du point de vue empiriste sur le Beau comme une expérience spécifique qui attribue de la valeur à un objet. C’est sans compter sur Jean-Marie Schaeffer qui présente un parcours de pensée qui déploie les éléments de la constellation théorique de la notion de plaisir dans l’art à partir du sens commun qui parie que l’art est source de plaisir. En partant sur les idéaux-types issus de la philosophie de l’art du lien entre œuvre et spectateur, l’auteur revisite et reconstruit l’argumentaire de Platon. Il n’y a pas de plaisir comme fait générique mais un principe de rectitude de l’œuvre vis-à-vis des idées intellectuelles conformes au Beau Vrai et Bien. Si l’on considère deux types de spectateurs, les sages et les vulgaires, qui réceptionnent de façon hiérarchisée la rectitude de l’œuvre, c’est que l’on distingue deux types différents de plaisirs hiérarchiquement distincts. Le raisonnement se poursuit en décomposant le système axiologique de l’art. Dire que l’œuvre d’art est réussie en rapport à la capacité de satisfaction qu’elle procure en réception initiale, c’est faire intervenir les deux faces de l’hédonisme et l’anti hédonisme en art que Platon n’a pas totalement départagés.

6Jean-Marie Schaeffer s’emploie alors à analyser les quatre positionnements qui rendent compte des gradients du spectre, c'est-à-dire de l’espace relationnel de l’art et du plaisir. Les valeurs positives de l’hédonisme esthétique orientent la polarisation sur le plaisir activé par le spectateur, qui déniche les valeurs contenues dans l’œuvre réussie. À l’opposé, la relation de plaisir propre à l’art est condamnée. Comme l’a proclamé Pascal, qui rejette au nom de la religion le principe de plaisir, qu’il provienne de l’art ou d’autres objets.

7Quelles sont les implications que répercute cette réflexion sur la valeur plaisir dans l’art ? Une catégorisation structurelle des possibles déterminations philosophiques esthétiques et des différents comportements dans la relation à l’art. Un mode de fonctionnement tiré des catégories de Platon qui problématise la situation contemporaine à propos de la réception des œuvres. Si on combine les éléments de la doctrine de l’autonomie de l’art, le puritanisme écartant l’expérience du plaisir et les adhésions aux fonctions transitives, cognitives, éthiques ou sociales de l’art, il y a matière à trouver des partisans contre l’art comme divertissement. Alors qu’il revient aux origines philosophiques du jugement esthétique en donnant du jeu au système platonicien, Jean-Marie Schaeffer considère combien la valeur plaisir en art est embarrassante, bien qu’elle soit sujet de préoccupation historique théorique et pratique. Mais curieusement selon l’auteur, cette valeur plaisir ne fait pas l’objet d’une recherche par delà les approches déjà étudiées. En isolant les différents paramètres et en les combinant, Jean-Marie Schaeffer, met au jour une organisation d’affinités électives par-delà le pro- et anti-hédonique. Il semble que soit alors favorisée la démarche épistémologique qui prend à rebours le ségrégrationnisme académique de la valeur du plaisir en étude de l’art. Par conséquent, notons que le proverbe « Quand il y a de la gêne il n’y pas de plaisir » ne saurait mentir et vaut pour la critique de l’art.

8Dans l’avant-dernier article, c’est la valeur travail qui est abordée au travers du débat opposant Lévi-Strauss et Soulages à propos « du métier perdu » des peintres du XXe siècle. Le différent entre l’anthropologue et le peintre exemplifie la complexité des attributs accordés au travail, justifiant par-là d’être éclairée par un point de vue historique et documenté. L’article d’Etienne Anheim remonte le fil de l’histoire de l’art pour comprendre quand et dans quelles conditions il y a eu travail dans l’art. Objectif nécessaire quand on sait que les artistes contemporains se revendiquent comme des travailleurs de l’art, alors que le jugement esthétique actuel met à la marge les dimensions manuelles et matérielles de l’œuvre d’art. On suit avec beaucoup d’intérêt le processus d’émergence des caractéristiques de la valeur travail à partir du Moyen Âge. D’un côté, dès le XIIIe siècle, le labor relève moins d’un savoir faire expert de l’artiste, mais dépend davantage d’un calcul juridique et financier du temps mis à achever l’œuvre. Il est donc établi que le monde de l’art s’enracine dans des pratiques artisanales liées dès l’origine au système économique. D’un autre côté, l’analogie entre le monde de l’art d’hier et d’aujourd’hui explicite les correspondances entre le tripode ars, valor et labor qui deviennent sens esthétique, valeur marchande et sens du savoir-faire.

9La mention du « métier perdu » permet de convenir a contrario de la permanence de la valeur travail en s’appuyant sur ce qui peut être inféré de l’historiographie de l’art. À l’instar de Soulages, que l’on peut envisager comme un artiste idéal-typique du peintre contemporain, exemplaire du travailleur manuel qui inscrit la durée comme attribut originel dans la valeur du travail, il faut admettre que celle-ci s’est déplacée dans sa dimension anthropologique « de l’action de l’homme sur la création ».

10Il est donc remarquable que cet ouvrage puisse se lire comme une anthologie thématique de notions essentielles et qui synthétise des mises au point sur les règles de l’art. Nous avons privilégié un compte-rendu polarisé sur les trois valeurs authenticité, plaisir et travail, communément associées au jugement esthétique de l’art. C’était pour mieux notifier comment celles-ci pouvaient se croiser avec la cherté ou bien encore la responsabilité reprenant la perspective « des attentes axiologiques projetées dans le monde de l’art ».

  • 1 Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? », in Manières de faire des mondes, trad. M.D. Popelard, Ed. (...)

11On l’a vu, interroger la notion des valeurs comme l’a abordé l’ouvrage, c’est tenter de renouveler le jugement mais sans vouloir établir un système syncrétique des arts. S’il ne s’agit pas de formuler une esthétique générale, il incombe d’envisager une attention spécifique pour une éducation esthétique « qui suggère […] que l’art nous intéresse tout particulièrement et au premier chef »1. Il apparait que la lecture de cet ouvrage fait admettre plus surement qu’enquêter sur les valeurs amène notablement à donner plus de place aux manières de faire des mondes. Place donc à un [nouveau] langage de la critique d’art qui donne à voir ce qui se passe quand se fait la rencontre avec l’œuvre et l’artiste.

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Notes

1 Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? », in Manières de faire des mondes, trad. M.D. Popelard, Ed. Jacqueline Chambon, coll. »Rayon art », 1992, p. 93.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Catherine Dupuy, « Nathalie Heinich, Jean-Marie Schaeffer et Carole Talon-Hugon (dir), Par-delà le beau et le laid : enquêtes sur les valeurs de l’art », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 juin 2015, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/18372 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.18372

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