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Florian Besson, Jan Synowiecki (dir.), Écrire l’Histoire avec des « si »

Heidia Kdhir
Écrire l'histoire avec des « si »
Florian Besson, Jan Synowiecki (dir.), Écrire l'histoire avec des « si », Paris, Rue d'Ulm, coll. « Actes de la recherche à l’Ens », 2015, 139 p., ISBN : 9782728826056.
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Texte intégral

  • 1 Éric. Henriet, L’Histoire revisitée. Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, Encrage Édition (...)
  • 2 Voir notamment Pierre Assouline, « Du vain gadget de l’uchronie », larepubliquedeslivres.com, 24 fé (...)
  • 3 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Le Seuil, Paris, 1971, p. 185.

1Alors que la littérature uchronique prend une place grandissante dans l’espace culturel, l’École normale supérieure de la rue d’Ulm publie, en janvier 2015, un ouvrage collectif sur le sujet qui (ré)-introduit la notion au cœur du débat académique et scientifique. Il s’agit de la retranscription du séminaire hebdomadaire qui s’est tenu à l’École entre 2013 et 2014 et qui vise, dans la continuité des travaux d’Henriet1, à rendre compte de la diversité des formes et des usages de l’uchronie. Aussi nommée histoire contrefactuelle, cette démarche consiste à réécrire une page d’histoire en faisant varier un élément ou un événement. Bien que le concept d’uchronie s’inscrive dans une longue tradition philosophique et historique, force est de constater qu’il est délaissé par le monde universitaire français, voire discrédité2, alors même que le roman uchronique est un genre très vendeur de la littérature. Dans la lignée des travaux d’Antoine Prost, l’ouvrage se place dans la perspective d’une ouverture de la réflexion historiographique à l’uchronie puisque « la reconstruction probabiliste des futurs possibles qui auraient pu advenir est le seul moyen de découvrir et de hiérarchiser les causes en histoire »3.

2Dans l’introduction, après être revenu sur une définition du terme, Florian Besson expose l’objet et les enjeux de l’ouvrage : il s’agit d’appréhender l’« uchronie historique, ou historisante », qu’il définit comme « celle des auteurs de science-fiction qui s’en servent pour inventer des mondes imaginaires, des auteurs de romans historiques qui aiment en jouer, des historiens qui se prêtent à l’exercice » (p. 14). En outre, en focalisant leur propos sur l’écriture littéraire d’histoires alternatives, les contributeurs veulent démontrer la « plasticité » de l’histoire universitaire et révéler sa possible proximité avec certaines formes d’écriture de fiction.

3La première partie de l’ouvrage, qui s’intitule « Voix » et réunit six contributions, se propose d’analyser les enjeux du recours à l’uchronie dans la littérature et les productions cinématographiques. L’histoire contrefactuelle est ici plutôt appréhendée comme objet d’analyse. Le propos s’ouvre sur une fine analyse de Laura Broccardo qui s’intéresse à l’usage de l’uchronie dans la geste staëlienne, notamment dans un cours texte, Du caractère de M. Necker et de sa vie privée, rédigé par Germaine de Staël en 1804, à l’occasion de la mort de son père, Necker. Laura Broccardo met en évidence les enjeux personnels et politiques du discours contrefactuel qui permet à Germaine de Staël de réécrire les événements révolutionnaires et de faire triompher le « génie de son père ». Dans un deuxième exposé, Luce Roudier s’intéresse à la figure de Michel Zévaco et à l’utilisation du discours contrefactuel dans ses œuvres qui, bien qu’elles soient le fait d’une documentation rigoureuse, ont la particularité de s’appuyer, ici et là, sur des sources imaginaires qui sont présentées dans le récit comme authentiques. Luce Roudier démontre que les « ficelles » de l’histoire contrefactuelle permettent à Michel Zévaco de valider une version des faits qui tient aux convictions qu’il a défendues toute sa vie durant, et qui sont teintées de sa sensibilité d’anarchiste libertaire. Dans le troisième article, Jan Synowiecki prend pour objet d’analyse La Vie est belle de Frank Capra qui, en 1946, est l’un des premiers films dont le scénario a ouvertement recours au principe d’une démarche contrefactuelle : le personnage principal du film, Georges Bailey, qui était installé dans une vie confortable mais teintée de fatalité et de regrets, se voit tout perdre. Il formule alors le vœu de n’être jamais né. C’est alors qu’un ange, Clarence, intervient afin de montrer à Georges ce qu’aurait été le monde sans lui. Georges comprend alors qu’il lui faut vivre et revivre. Il s’agit pour Jan Synowiecki de montrer la forte portée réflexive du film qui, d’une part, en interrogeant la place de l’individu dans le monde, le réhabilite comme acteur ayant un rôle à jouer et qui, d’autre part, réintroduit de la contingence par le biais du discours contrefactuel. Les deux interventions suivantes interrogent les enjeux du recours à l’uchronie dans la bande dessinée qui est devenu un phénomène de mode depuis les années 2000. L’entretien avec Jean-Pierre Pécau, coscénariste de la BD Jour J depuis 2009 et l’analyse portant sur le manga Zipang par Tristan Martine mettent en lumière les enjeux scientifiques, éditoriaux et ludiques de ce genre, qui rencontre un réel succès auprès du public. Il y est notamment montré que le recours au contrefactuel permet, d’une part, d’insérer du doute dans les discours très assurés des historiens académiques et, d’autre part, de réintroduire de la contingence dans l’enchaînement des événements. Enfin, cette première partie se clôt sur une analyse de la série de science-fiction Doctor Who par Jean-Dominique Delle Luche. Il s’agit pour lui de montrer que le recours à l’uchronie constitue un maillon narratif essentiel pour cette série, centrée autour d’un voyageur dans le temps et dans l’espace, que ses ambitions internes et externes condamnent à se répéter, sans pourtant s’embourber dans le déjà vu.

  • 4 Charles Renouvier, Uchronie : l’utopie dans l’histoire. Histoire de la civilisation européenne tell (...)
  • 5 Kenneth Pomeranz, The Great Divergence: China, Europe and the Making of the Modern World Economy (2 (...)

4La seconde partie, plus courte que la première, est intitulée « Voies ». À l’exception de la dernière intervention qui analyse la figure de Christophe Colomb dans les romans uchroniques, les auteurs élaborent une réflexion historiographique autour d’ouvrages académiques et universitaires qui utilisent une démarche contrefactuelle pour produire une analyse scientifique. Dans un premier temps, Jan Synowieck propose de montrer, en analysant l’ouvrage pionnier de Charles Renouvier4 (qui invente le terme d’ « uchronie » au XIXe siècle), que l’exercice a un intérêt méthodologique certain dans la mesure où il permet, en construisant des déterminations et des relations causales fictives, de mieux identifier les enchaînements causaux réels. En outre, il démontre que le propos de Renouvier, qui s’inscrit dans la continuité des théories émergentes de la contingence, vise à ne plus faire de la science historique la résultante d’un processus régulier et nécessaire. Vient ensuite une analyse menée par François-René Burnod sur les apports conceptuels de l’œuvre de Robert Fogel. Ce dernier a, en effet, renouvelé la recherche en économie en créant un outil spécifique, le counterfactual, qui renvoie à un exercice du domaine de l’uchronie. Il s’agit d’appréhender, à partir de la suppression d’un fait fondamental, les influences supposées de cet événement matriciel sur le devenir du monde (si l’événement A ne s’était pas produit, l’événement B aurait-il eu lieu ?). Le concept s’inscrit dans la logique modale et est intimement lié à celui de causalité. François-René Burnod propose d’appréhender la méthode du counterfactual que Fogel utilise pour explorer et analyser les processus réels, et qu’il applique à deux « points de bifurcation » clés de l’histoire américaine : la fin de l’esclavage et le décollage économique du XIXe siècle. En troisième lieu Florian Besson s’intéresse à l’ouvrage de Kenneth Pomeranz, The Great Divergence : China, Europe and the Making of the Modern World Economy5, bien que la démarche n’y soit pas purement uchronique. Elle s’en rapproche cependant fortement puisque Pomeranz propose un raisonnement comparatiste ouvert : ayant constaté de fortes similitudes entre la Chine et l’Angleterre au XVIIIe siècle, il se demande pourquoi la révolution industrielle est apparue en Angleterre plutôt qu’en Chine. Florian Besson considère que la démarche de Pomeranz n’est pas une fin en soi mais un moyen de démontrer « la contingence du miracle européen ».

5À bien des égards, cet ouvrage présente un intérêt certain. Il dresse, en effet, un tableau complet et pertinent des différentes formes et des multiples usages de l’uchronie. Il renouvelle par ailleurs le débat historiographique autour du concept, débat nécessaire dans la mesure où chaque historien s’adonne, au moins l’espace d’un instant, à l’expérience contrefactuelle pour appréhender des relations causales réelles. En outre, en réintroduisant de la contingence dans les discours, l’uchronie permet de lutter contre certaines dérives idéologiques de l’histoire, qui figent les évènements afin de les sacraliser et de construire des identités nationales largement fantasmées. Au demeurant, on regrettera quelque peu que l’adjectif qualificatif « historisante », utilisé pour rendre compte des différentes formes d’uchronie présentées, ne soit pas davantage défini et justifié. En effet, il ne faudrait surtout pas que l’« uchronie historisante » soit comprise comme un prolongement de l’« histoire historisante » alors même que tout les oppose. À cet égard, l’adjectif « historisante » utilisé pour qualifier ces uchronies mérite d’être mis en discussion.

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Notes

1 Éric. Henriet, L’Histoire revisitée. Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, Encrage Édition, Amiens, 1999.

2 Voir notamment Pierre Assouline, « Du vain gadget de l’uchronie », larepubliquedeslivres.com, 24 février 2013 : http://larepubliquedeslivres.com/uchronie/.

3 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Le Seuil, Paris, 1971, p. 185.

4 Charles Renouvier, Uchronie : l’utopie dans l’histoire. Histoire de la civilisation européenne telle qu’elle n’a pas été, telle qu’elle aurait pu être (1875 et 1876), Fayard, Paris, 1988.

5 Kenneth Pomeranz, The Great Divergence: China, Europe and the Making of the Modern World Economy (2000), trad. fr. Une grande divergence : la Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Alban Michel, Paris, 2010.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Heidia Kdhir, « Florian Besson, Jan Synowiecki (dir.), Écrire l’Histoire avec des « si » », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 juin 2015, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/18342 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.18342

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Rédacteur

Heidia Kdhir

Professeur d’histoire-géographie dans l’enseignement secondaire et chargée de cours de master en histoire romaine à l’Institut Saint-Cassien (Marseille).

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