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Henri Bergeron et Patrick Castel, Sociologie politique de la santé

Natasia Hamarat
Sociologie politique de la santé
Henri Bergeron, Patrick Castel, Sociologie politique de la santé, Paris, PUF, coll. « Quadrige Manuels », 2015, 480 p., ISBN : 978-2-13-056801-8.
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Texte intégral

1Dans leur nouveau livre, Henri Bergeron et Patrick Castel (Centre de sociologie des organisations de Sciences Po) présentent un programme ambitieux et relativement inédit dans le monde francophone : une revue de la littérature consacrée aux questions de sociologie politique de la santé. Leur sélection bibliographique cherche à souligner le caractère structurant et structuré des questions de santé, qui sont « conçues comme un lieu privilégié d’engagement et de cristallisation des luttes politiques et sociales (structurées) ; elles composent également un espace où se définissent et se forment (et se déforment) des biens collectifs d’importance (égalité et équité socio-économiques, redistribution de richesses, bien-être des populations, conditions d’efficacité du marché et de l’économie, respect de la vie et de la personne humaine, etc.) et où se manifeste la réflexivité des sociétés contemporaines : ce qui se décide en santé a des conséquences qui se réalisent bien au-delà du champ de la médecine et de la santé (structurantes) » (p. 4).

  • 1 Tel que mis en évidence par Didier Fassin, soit les « opérations de traduction du social dans la la (...)
  • 2 Tel que mis en évidence par Robert Castel, François Ewald ou encore Anthony Giddens. La notion de « (...)

2Plus précisément, les travaux exposés explorent les dynamiques de continuité et de discontinuité organisationnelle dans nos configurations sociétales contemporaines caractérisées, notamment, par les phénomènes de « sanitarisation du social »1 et l’affirmation croissante du « risque sanitaire »2. L’approche en termes de processus institutionnels, parti-pris théorique plutôt marginal en sociologie de la santé, est ici assumée : « nous ne traitons pas pour eux-mêmes […] l’expérience de la maladie, les parcours biographiques des patients ou les représentations sociales de la maladie, mais nous nous y intéressons dans la mesure où ils deviennent des mobiles, des principes organisateurs, des cadres cognitifs et axiologiques de l’action collective sur les questions de santé » (p. 5).

3Le manuscrit se divise en trois chapitres consacrés au financement des systèmes de santé, à l’organisation des soins curatifs et ses acteurs, en particulier la profession médicale, et enfin aux politiques de santé publique. Si cette économie générale paraît a priori rigide, on reconnaîtra que le souci de l’ouvrage de chercher à articuler aussi bien les niveaux d’analyse que les modèles explicatifs (études institutionnalistes, approches cognitives des politiques publiques, relectures néo-foucaldiennes, etc. ; corpus de références francophones, européennes, nord-américaines, etc.), donne lieu à des assemblages conceptuels complexes et exigeants.

  • 3 Voir notamment l’exposé des travaux d’Ellen M. Immergut, à partir de la p. 22.
  • 4 Voir notamment l’exposé des travaux de Jacob S. Hacker, à partir de la p. 29, et de Frank Dobbin, à (...)
  • 5 Voir notamment l’exposé des travaux de Jill Quadagno, à partir de la p. 46.
  • 6 Pour Peter Miller et Nikolas Rose, dans une perspective néo-foucaldienne, trois caractéristiques du (...)
  • 7 Voir le concept d’« État régulateur » de Patrick Hassenteufel pour « articuler la dé-différenciatio (...)

4Le premier chapitre, dédié au financement des prestations de soins, constitue, de l’aveu même des auteurs, un apport original en raison, d’une part, des liens privilégiés qu’il tisse avec l’analyse des politiques sociales, qui demeurent un angle mort dans le domaine de la sociologie de la santé et, d’autre part, des questionnements méthodologiques soulevés autour de la démarche comparatiste, cette perspective dominant le champ de recherche. Bergeron et Castel proposent une première section relative à la genèse et au développement de l’État social, compte tenu de l’imbrication des trajectoires des systèmes de santé dans les évolutions de celui-ci. Pour explorer la diversité des systèmes sanitaires, les auteurs référencés soutiendront qui le rôle décisif des règles institutionnelles3, qui la force de la dépendance au sentier (path-dependency) et des mécanismes de changement incrémental4 ou encore l’impact de la structure d’opportunité politique5. La deuxième section du chapitre est quant à elle consacrée aux déterminants socio-politiques des réformes des systèmes de santé dans le contexte d’amoindrissement des rôles historiques de l’État social. Dès les années 1980, avec l’avènement du paradigme néolibéral6, les travaux cités démontrent la convergence des systèmes sanitaires occidentaux vers une place plus importante accordée au marché (notamment par le recours généralisé aux assurances privées), et conjointement vers une intervention étatique plus étendue concernant la gestion des dépenses de santé (réforme des Health Maintenance Organizations aux États-Unis, recomposition du National Health System au Royaume-Uni, création des Agences régionales de santé en France, etc.)7.

  • 8 [La thèse de la dominance professionnelle] « avance que, parce qu’ils sont autonomes et jouissent d (...)
  • 9 Voir l’historique du monopole d’exercice et du droit à l’autocontrôle de la profession, à partir de (...)
  • 10 Ainsi, dans le cas de la réforme Obama pour le système américain, l’American Medical Association n’ (...)
  • 11 À l’image des travaux de Donald W. Light, Paul Starr ou encore Patrick Hassenteufel (p. 188).

5Le second chapitre, consacré aux évolutions de la profession médicale et de l’organisation des soins, est plus classique en sociologie de la santé. Quelques constats qui y sont défendus vont néanmoins à l’encontre des thèses canoniques du champ. Ainsi, Bergeron et Castel s’intéressent aux travaux qui relativisent la thèse de l’autonomie professionnelle des médecins telle que théorisée chez Eliot Freidson, Paul Starr ou encore Magali Sarfatti Larson8 : certes les médecins bénéficient historiquement de la meilleure protection professionnelle9, ainsi que de possibilités de contourner une décision défavorable, mais leur faculté à influer sur les politiques dépend de leur capacité à nouer des alliances avec les autres acteurs impliqués dans les processus décisionnels10. En outre, dans le contexte actuel de changements organisationnels majeurs dans le domaine sanitaire, avec l’entrée en scène des « nouveaux » professionnels tels que les économistes de la santé, les techniciens de l’Evidence Based Medicine, les managers en gestion hospitalière et en évaluation de la « qualité » des prestations de soins ou encore les représentants de patients, « les médecins ne sont plus non plus à l’abri de l’“accountabilty” comme mode de gouvernement caractéristique de nos sociétés » (p. 265). Enfin, dans le prolongement du premier chapitre, les auteurs engagent les sociologues de la profession médicale à communiquer davantage avec les travaux de sociologie politique relatifs aux trajectoires des systèmes de santé11, et à développer des travaux comparatistes plutôt que des monographies nationales (p. 140).

  • 12 Contrairement aux parties précédentes, les références mobilisées dans cette partie du livre sont da (...)

6Le dernier chapitre s’intéresse aux processus de médicalisation des questions de santé qui, loin de se limiter aux aspects curatifs comme ce fut le cas jusqu’à la première moitié du vingtième siècle, s’étend aujourd’hui à la prévention12. La première section consiste en une discussion des rapports entre savoirs et politique, au sens anglo-saxon de politics ou policy (p.272), au départ de l’historicisation de différents types de savoirs qui définissent les problèmes publics de santé (épidémiologie, facteurs de risque, biomédecine, etc.). Dans la lignée des travaux de David Armstrong, la thèse défendue est celle « d’un élargissement progressif du regard médical de la maladie vers le comportement » (p. 323), les instruments déployés visant les responsabilisations individuelles avant les causes structurelles. La seconde section est consacrée à la prééminence, depuis quelques décennies, des organisations de patients sur la scène publique, plus particulièrement aux modalités par lesquelles ces collectifs publicisent leurs oppositions aux définitions strictement médicales des controverses et engagent des alliances avec d’autres partenaires. Enfin, la dernière section porte précisément sur la santé publique en insistant, notamment, sur la pertinence de la conceptualisation en termes de « technologies cognitives » au sens d’Alain Desrosières pour rendre compte du rôle de cette dernière dans les processus décisionnels contemporains (p. 388).

7Si la pertinence de l’ouvrage convainc définitivement de la nécessité d’une conceptualisation accrue du niveau mésologique pour les questions de santé, il nous paraîtrait toutefois stimulant de prolonger les réflexions autour des « frontières du politique », pour reprendre l’expression de Lionel Arnaud et Christine Guionnet : comment rendre compte, dans ce même cadre d’analyse, des répertoires d’action qui se situent aussi à l’extérieur des organisations (infrapolitique, dépolitisation, etc.), et ce afin de ne pas laisser aveugle les formes les moins institutionnalisées du pouvoir, de ne pas « cloisonner » le politique ? Gageons que l’hétérogénéité des objets de la sociologie de la santé offre un terrain propice pour déployer à l’envi ces problématiques.

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Notes

1 Tel que mis en évidence par Didier Fassin, soit les « opérations de traduction du social dans la langue sanitaire et de politisation de ce social ainsi sanitarisé » (p. 2).

2 Tel que mis en évidence par Robert Castel, François Ewald ou encore Anthony Giddens. La notion de « risque » est comprise au sens paradigmatique, désignant « tout autant un ensemble de concepts, de savoirs mis en forme dans des équations, des statistiques, des tableaux de maladies, des listes de polluants ou de facteurs de risque que de nombreuses pratiques, normes et prescriptions ou un “liant professionnel” » (Boudia Soraya, « Risque et société du risque » in Collège national des enseignants de sciences humaines et sociales en médecine (dir.), Sciences humaines, médecine et santé, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 518-525 : 518 ; cité p. 6).

3 Voir notamment l’exposé des travaux d’Ellen M. Immergut, à partir de la p. 22.

4 Voir notamment l’exposé des travaux de Jacob S. Hacker, à partir de la p. 29, et de Frank Dobbin, à partir de la p. 39.

5 Voir notamment l’exposé des travaux de Jill Quadagno, à partir de la p. 46.

6 Pour Peter Miller et Nikolas Rose, dans une perspective néo-foucaldienne, trois caractéristiques du néolibéralisme peuvent être soulignées : « une prépondérance des experts des “sciences grises” du calcul, de la comptabilité et de l’audit, au détriment des sciences humaines et sociales ; une autonomisation progressive des technologies de gouvernement et des autorités régulatrices vis-à-vis de l’État ; une nouvelle représentation des sujets de gouvernement, conçus désormais comme des individus autonomes qu’il s’agit de responsabiliser davantage » (p. 61).

7 Voir le concept d’« État régulateur » de Patrick Hassenteufel pour « articuler la dé-différenciation de l’État (en termes de capacité d’action autonome) et sa re-différenciation (en termes de capacité de pilotage et de contrôle accru des politiques publiques », en p. 124. Toutefois, des divergences continuent de se marquer entre les pays : concurrence entre les fonds d’assurance aux Pays-Bas et en Allemagne, étatisation de la gestion de l’assurance maladie en France, etc. (ibid.).

8 [La thèse de la dominance professionnelle] « avance que, parce qu’ils sont autonomes et jouissent d’un monopole d’exercice sur un marché ainsi protégé, les médecins sont les seuls à pouvoir légitimement et de facto définir la façon dont doit être dessinée une assurance maladie ou un système de santé […] puisque ces programmes, in fine, dépendent, pour la mise en œuvre, de la bonne volonté et de la coopération des médecins, les dispositions et les règles qui les régissent ne peuvent être décidées sans leur accord, ou pire : contre eux » (p. 23-24).

9 Voir l’historique du monopole d’exercice et du droit à l’autocontrôle de la profession, à partir de la p. 141.

10 Ainsi, dans le cas de la réforme Obama pour le système américain, l’American Medical Association n’a pas joué un rôle de premier ordre (voir le descriptif du cas en p. 41-54).

11 À l’image des travaux de Donald W. Light, Paul Starr ou encore Patrick Hassenteufel (p. 188).

12 Contrairement aux parties précédentes, les références mobilisées dans cette partie du livre sont davantage relatives à la sociologie de la médicalisation, aux Science studies et/ou à la sociologie des mouvements sociaux. Les auteurs s’étonnent que les politiques curatives et préventives n’aient pas été étudiées au travers d’une même perspective analytique (p. 269).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Natasia Hamarat, « Henri Bergeron et Patrick Castel, Sociologie politique de la santé », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 mai 2015, consulté le 18 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/18080 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.18080

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Rédacteur

Natasia Hamarat

Doctorante F.R.S.-FNRS en sociologie de la santé au Centre de recherche METICES de l’Université libre de Bruxelles.

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