Jacques Mairesse, Pierre-Michel Menger (dir.) « Compétition, productivité, incitations et carrières dans l’enseignement supérieur et la recherche », Revue économique, n° 1, janvier 2015
Texte intégral
1Le fonctionnement du système académique favorise-t-il le recrutement et la promotion de certains profils ? Les mesures et les incitations à la production scientifique avantagent-elles certaines d’institutions ? La concurrence dans l’enseignement supérieur bénéficie-t-elle à certains établissements ? Telles sont les questions soulevées dans ce numéro spécial de la revue économique dirigé par Jacques Mairesse et Pierre-Michel Menger réunissant dix contributions originales. Domaine de recherche sous investi en France et en Europe, l’étude de l’enseignement supérieur et de la recherche est ici déclinée autour de trois axes de recherches principaux : la carrière académique, la productivité scientifique et la concurrence dans l’enseignement supérieur. Nous présentons chacune des contributions en fonction de ces trois axes, bien que certaines d’entre-elles recoupent plusieurs axes.
2Le premier axe sur la carrière scientifique réunit trois contributions approfondissant la question des déterminants du recrutement et des inégalités de genre dans la carrière académique. Gary-Bobo et Trannoy discutent des avantages et inconvénients associés au mode de recrutement privilégié dans le milieu académique, le recrutement collégial, et les dérives possibles de cooptation qui y sont associées. En effet, bien qu’optimal à bien des égards par rapport à d’autres méthodes de recrutement, le recrutement collégial tend à favoriser le népotisme, le clientélisme et le localisme. Ainsi, lors d’un recrutement, le choix se tournera la plupart du temps vers un candidat similaire aux membres en place. Cela implique que, sans une intervention externe, ce système permettra difficilement à un mauvais département de s’améliorer. Sabatier, Musselin et Pigeyre étudient les déterminants de l’accès au professorat en France dans trois disciplines répondant à deux procédures de recrutement différentes : le recrutement centralisé à travers le concours à l’agrégation dans le cas de la science de la gestion, et le recrutement décentralisé vers les établissements dans le cas de l’histoire et de la physique. Elles mènent une analyse empirique originale grâce à l’appariement de plusieurs bases de données qui permet de suivre la carrière académique de trois cohortes d’enseignants-chercheurs. En modélisant la durée d’accès au professorat, elles mettent en évidence que la précocité de la carrière et le fait de ne pas avoir connu de mobilité sont des avantages pour devenir professeur. Par ailleurs, les femmes ont des durées d’accès au professorat plus longues que les hommes dans les disciplines où elles sont minoritaires comme la physique et l’histoire, tandis que le prestige de l’établissement où la thèse a été défendue constitue un avantage en l’histoire. Enfin, les auteures soulignent que d’autres facteurs non-observés dans leurs données (hétérogénéité inobservée) entrent en jeu dans ce processus, ouvrant des pistes pour de futures recherches. Mairesse et Pezzoni s’interrogent sur les effets de carrière pour expliquer la plus faible productivité des femmes dans le monde académique que les hommes. Ils démontrent à travers l’analyse de la productivité des chercheur·se·s en physique en France, que la moindre productivité des femmes peu s’expliquer par des épisodes prolongés de non-publication et par des chances inégales de promotion. Ces résultats sont reliés à la durée du congé maternité et à la plus lourde charge d’obligations familiales qui pèse souvent sur les femmes. Ils montrent par ailleurs que la productivité des hommes diminue avec l’âge, ce qui non seulement traduit des logiques de carrières différenciées en fonction du genre, mais aussi contribue à réduire le décalage de productivité entre hommes et femmes sur le long terme.
3Le deuxième axe, développé dans trois contributions et qui se recoupe avec la contribution précédente, porte sur la question des déterminants et de la mesure de la productivité dans l’enseignement supérieur. L’article de Winkler, Glänzel, Levin et Stephan s’intéresse à l’impact de la diffusion d’internet sur les collaborations de recherche entre institutions. Ils analysent sur la période 1991-2007 conjointement des indicateurs bibliométriques issus du « Web of Science » sur des établissements d’études supérieures américains et la durée d’exposition à internet de ces institutions mesurée à la date de l’adoption du nom de domaine de l’institution. Ils montrent que l’exposition à internet a eu un effet significatif sur les collaborations de recherche, en particulier pour les établissements de premier plan. De ce point de vue la diffusion d’internet n’a pas démocratisé les collaborations de recherche entre institutions de différents niveaux, mais plutôt renforcé les institutions « leader » dans leur statut. Lissoni et Montobbio analysent la productivité académique à travers la valeur et l’impact des brevets universitaires dans cinq pays européens. D’un point de vue politique, les brevets universitaires sont considérés comme vecteur d’innovation et de transfert technologique. Cependant, les auteurs soulignent que par rapport aux brevets non-universitaires, les brevets universitaires ont moins de valeur et d’impact, puisqu’ils sont moins cités. Le cas néerlandais fait néanmoins exception, puisque la performance des brevets universitaires y est meilleure que celles des brevets non-universitaires. Cette meilleure performance s’expliquerait par la plus grande autonomie dont bénéficient les universités aux Pays-Bas. Enfin, dans sa contribution Zitt étudie les enjeux de la normalisation de la mesure de la production scientifique, notamment concernant la comparabilité entre différents domaines. Il identifie une incohérence dans le traitement de la mesure de la production scientifique à travers les comportements de citation. Ces mesures sont pensées uniquement en termes de « récepteur » (les citations reçues par un acteur) et occultent l’autre versant de la circulation de la connaissance, à savoir « l’émetteur » (les citations émises par un acteur). Zitt propose ainsi de réhabiliter les « exportateurs de connaissance » dans le processus d’évaluation de la production scientifique.
4Enfin, le dernier axe développé dans quatre contributions concerne la concurrence entre les établissements d’enseignement supérieur. Carayol, Filliatreau et Lahatte s’intéressent à la question de l’impact de la mesure de la production scientifique sur les classements mondiaux d’universités. Ils discutent la question des critères de qualité et de quantité utilisés dans ces classements et confrontent trois conceptions de relation de dominance entre ces critères pour établir le classement (la dominance forte, la dominance standard et la dominance faible). À partir d’une analyse de données sur les universités américaines, ils montrent que les universités en tête de classement changent selon la règle de dominance adoptée et ne correspondent pas nécessairement à celle du classement de Shanghai, la référence en la matière. Le classement de Shanghai ne mesure néanmoins pas seulement la productivité scientifique mais aussi le « prestige » à travers les réseaux d’alumni et les awards, ce qui de fait avantage certaines institutions. Dans son article, Martimot discute des différentes stratégies développées par les institutions pour inciter les enseignants-chercheurs à la production d’output scientifique. Il distingue les incitations explicites (mesure de la performance de l’output) et implicites (évaluation par un comité de la qualité de l’output). Selon lui, le recourt à l’une ou l’autre méthode reflète la concurrence qui segmente le marché du travail académique : les institutions les mieux placées utilisent l’incitation implicite pour signaler leur valeur et crédibilité, et les autres les incitations explicites pour attirer les universitaires les plus productifs et ainsi mieux se placer. La question de la sélection des étudiants est abordée par Friebel et Maldonado. Dans un contexte d’innovation technologique constante et de concurrence accrue entre les universités, ces dernières deviennent de plus en plus préoccupées par l’insertion professionnelle de leurs étudiants, et donc de l’adéquation des enseignements proposés avec la demande sur le marché du travail, dépendant directement du capital humain des enseignants. Les auteurs mettent en exergue que la mise en place de la sélection des étudiants permet aux meilleures institutions, qui ont les moyens d’investir dans le capital humain de leurs enseignants, de recruter les meilleurs étudiants, privant ainsi les autres institutions des meilleurs étudiants. Autrement dit, la sélection résulte en une segmentation du système universitaire, où ce sont les meilleurs qui enseignent aux meilleurs. Enfin, la contribution de Menger, Marchika et Hanet, fait écho à la contribution précédente. À travers l’étude de la concurrence positionnelle qui règne au sein de cinq écoles de commerce françaises, institutions bénéficiant d’une forte autonomie, les auteurs montrent que cette concurrence s’applique à tous les niveaux, que ce soit dans le choix des étudiants, des enseignants, des entreprises partenaires, des partenariats à l’étranger et dans l’offre de formation. Ainsi, la stratification des écoles de commerce est marquée par une forte inertie, étant donnés les avantages que les meilleurs établissements cumulent.
- 1 Merton R., « The Matthew effect in science », Science, vol. 159, n° 3810, 1968, p.56-63. http://www (...)
5Pour conclure, en dépit des limites méthodologiques liées aux données utilisées dans les contributions empiriques, ce numéro spécial apporte un éclairage riche, nouveau et original sur le fonctionnement de l’enseignement supérieur et la recherche aujourd’hui. Il transparaît que la segmentation dans ce secteur s’est accentuée, assurant ainsi aux meilleures institutions de conserver leur position de leader, du fait des multiples avantages qu’elles cumulent et continueront de cumuler1 sans, par exemple, une réforme des réformes européennes.
Notes
1 Merton R., « The Matthew effect in science », Science, vol. 159, n° 3810, 1968, p.56-63. http://www.garfield.library.upenn.edu/merton/matthew1.pdf
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Référence électronique
Julie Falcon, « Jacques Mairesse, Pierre-Michel Menger (dir.) « Compétition, productivité, incitations et carrières dans l’enseignement supérieur et la recherche », Revue économique, n° 1, janvier 2015 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 mai 2015, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/18028 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.18028
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