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Dominique Memmi, La Revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité

Nadia Veyrié
La revanche de la chair
Dominique Memmi, La revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l'identité, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2014, 280 p., ISBN : 978-2-02-117145-7.
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Texte intégral

  • 1 Cf. auparavant Didier Fassin et Dominique Memmi (dir.), Le Gouvernement des corps, Paris, Éditions (...)

1Dominique Memmi, directrice de recherches en sciences sociales au CNRS, propose une réflexion sur les « nouveaux supports de l’identité » à partir du corps dans les pays occidentaux repérés depuis les années 1990. Elle évoque la manifestation d’une sensibilité singulière au travers d’actes symboliques réalisés par des professionnels qui prennent en charge la naissance, la mort des nouveaux nés, le devenir du cadavre, la recherche de filiation après une fécondation in vitro ou une adoption et la greffe d’organes1. Cette réflexion est étayée par des enquêtes qu’elle a réalisées en 2011-2012 ou auparavant, en France et à l’étranger, notamment auprès d’infirmiers travaillant dans des chambres mortuaires, de sages-femmes et d’infirmières. Cette réflexion sur le corps autour de la naissance et de la mort est inséparable du sens donné, aujourd’hui, au deuil.

2L’auteur rappelle, tout d’abord, l'hygiénisme physique développé depuis le XIXsiècle. Ensuite, elle met en évidence un nouvel hygiénisme « mental » développé aux XXe et XXIsiècles, toutefois ancré dans une matérialité des corps. Par exemple, le corps mort est montré, recomposé et rendu traçable : « Pourquoi apparaît-il aux professionnels du soin qu’il faille du corps – mais aussi de la concrétude, de la matérialité et, a fortiori, de l’ “image”, plutôt que de la “représentation” intrapsychique – pour penser le lien social avec le mort et œuvrer à l’apaisement des endeuillés ? » (p. 29). Les soignants manifestent une inquiétude dans la prise en charge de la mort des bébés. Ils mettent en œuvre des traces concrètes afin que le deuil soit effectué par les familles : accueil des parents, présentation du corps, achat d’habits et peluches, possibilité de toucher les enfants et les fœtus morts, photographies du petit corps mort. Cette démarche témoigne peut-être d’une peur de l’échec encore vivace malgré les progrès pour maîtriser la procréation et la mortalité infantile. Favoriser le travail de deuil par une confrontation avec les petits corps diffère alors des comportements qui, au XXsiècle et aujourd’hui encore, témoignent d’une crainte de voir et de toucher un cadavre adulte par la famille.

3Dominique Memmi évoque aussi le cadre rigoureux envers le devenir du cadavre réduit en cendres de la loi française, notamment depuis 2005 et 2008. En effet, la volatilité des cendres est évitée : interdiction d’espaces privés cinéraires, espace aménagé pour recueillir les cendres dans les communes de plus de 2000 habitants, présence de colombarium (lieu où sont déposées les cendres) et de cavurnes (petits caveaux pour les urnes funéraires) dans l’espace cinéraire public, information sur les lieux de dispersion à la mairie de naissance du défunt, dispersion des cendres dans l’espace aménagé du cimetière si elles ne sont pas récupérées au bout d’un an. Le devenir des cendres est alors contraint pour les proches du défunt. Comme l’évoque l’auteur, ces dispositions légales ne témoignent-elles pas d’un désir de « mettre les cendres sur le même plan que les cadavres entiers » et, ainsi, respecter « l’ensemble des restes humains » (p. 42) ?

  • 2 En complément, cf. Louis-Vincent Thomas, Les Chairs de la mort. Corps, mort, Afrique, Paris, Instit (...)

4Ce n'est plus un cadavre qui doit être présenté aux vivants, mais un corps mort non fragmenté. Est-ce alors la revanche de la chair ?2 En fait, Dominique Memmi démontre que le corps est « matérialisé », « montré », « localisé » par peur du « deuil impossible ». Ce deuil prend forme dans l'absence du corps, pas uniquement en cas de disparition, mais de manière générale et empêchant ainsi d’effectuer le travail de deuil. La greffe d'un organe ou le vol d'organes engage la même réflexion sur l’unité du corps. Le respect du corps entier associé au deuil réalisé formerait alors des supports de l’identité.

5Parallèlement à ces pratiques et représentations, la naissance témoigne d’une attention singulière par des liens renforcés entre bébés et parents. Cette préoccupation, qui existe depuis les années 1970, demeure encore vivante aujourd’hui au travers d’un symbolisme qui se manifeste dans certaines pratiques et coutumes : accouchement à domicile, revalorisation du placenta, bonding (allaitement, etc.) et place du père. Le droit à la connaissance des origines pour les enfants adoptés et ceux issus d’un don d’ovocytes et de sperme illustre le même fonctionnement. Comment se manifeste alors la chair du donneur ? Il faut donner corps au corps, faire apparaître une sensibilité envers les morts et les vivants.

6Une fois ces nouvelles pratiques exposées, Dominique Memmi s’interroge sur les raisons profondes de ces changements. Qui sont réellement les « entrepreneurs de cette réforme » ? Certes, des professionnels de la santé, du psychisme et du funéraire, mais existe-t-il une demande sociale de profanes qui expliquerait ces manifestations ?

  • 3 Cf. Nadia Veyrié, Deuils et héritages. Confrontations à la perte du proche, Lormont, Le Bord de l’e (...)

7En utilisant les exemples déclinés auparavant, l’auteur démontre qu’il n’y a pas vraiment de demande des personnes concernées. Ainsi, les endeuillés ne souhaitent pas que le devenir des cendres du défunt soit réglementé. Il y a, en effet, peu de conflits familiaux qui deviennent juridiques quant au devenir des restes3. La revalorisation symbolique du placenta et de l’accouchement à domicile, même dans une perspective militante, concerne peu de personnes. Les enfants nés à partir d’un don de sperme prennent peu contact avec les centres au sujet de l’identité du donneur. Enfin, « quoique potentiellement plus large, la mobilisation des personnes nées sous X en faveur de l’accès aux origines n’apparaît pas non plus massive » (p. 130). Plusieurs interprétations sont proposées pour expliquer ces différents bricolages et examiner leur éventuelle finalité. Voici l’analyse de certaines d’entre elles.

8L’auteur interroge, par exemple, le fait que ces nouvelles pratiques, ces « bricolages profanes », témoignent d’un retour à la nature : naturaliser ce qui a été techniquement détourné, incarner la nature qui est absente. Une naturalisation par une attention soutenue pour le corps qui témoignerait finalement d’une « exigence identitaire » en vue d’éviter toute difficulté psychique. Le risque de conservatisme est soulevé mais cette thèse est perçue insuffisante.

  • 4 Cf. ibid., pp. 99-137.
  • 5 Cf. Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, Paris, Payot, 1978 et La Mort en question. Traces de mor (...)
  • 6 « Après les fastes des rituels funéraires du XIXe siècle, la mort aurait été frappée de tabou » (p. (...)
  • 7 Jacques Derrida, Apories. Mourir – s’attendre aux « limites de la vérité », Paris, Galilée, p. 106.

9Dominique Memmi souligne également que la théorie freudienne sur le deuil a été interprétée hâtivement par les successeurs de Sigmund Freud, notamment sur la nécessité de « faire son deuil » par la réalisation du travail de deuil. Une psychologisation du deuil a été mise l’œuvre4. Cette interprétation vraisemblable et pertinente semble dénoncer une exclusion de la dimension sociale de la mort et du deuil. Toutefois, l’auteur n’est pas convaincu par l’approche socio-anthropologique de la mort développée par Louis-Vincent Thomas. La théorie du « déni de la mort » évoquée par Thomas démontre au XXsiècle, que, dans une société néo-libérale, qu’il qualifie de mortifère, la mort est cachée, camouflée, déniée (reléguée dans des institutions médicales, rites funéraires, deuil) et surgit de fait d’autres comportements (imaginaires, mort spectacle, violences)5. Dominique Memmi demeure dubitative quant à cette théorie qui, finalement, imposerait un déni partout6. Dans Apories, Jacques Derrida avait, pour sa part, souligné que les approches socio-anthropologique de Louis-Vincent Thomas et historique de Philippe Ariès témoignaient d’un désir de « résoudre le problème de la mort, ni plus ni moins »7.

10Or, le déni de la mort prend corps dans la réalité, faut-il le rappeler, et son analyse permet une compréhension en profondeur de la société et de ses rouages. La théorie de ce déni est constituée d’arguments qui peuvent prendre sens pour des soignants, des sociologues, des psychologues, des bénévoles, des personnes en deuil, etc. Elle révèle les souffrances et les inégalités dans la vie et dans la mort. Aurait-il fallu taire la prise en charge effrayante (ou la non prise en charge) des jeunes malades atteints du SIDA au début des années 1980 ? De même, pour la maladie du cancer et de ses représentations encore prégnantes aujourd’hui, ainsi que les maladies professionnelles ? Aurait-il fallu exclure une réflexion sur la démarche des soins palliatifs ? Faudrait-il oublier la mort dans la rue des sans-abri ? De plus, cet objet de recherche, qui est aussi un vaste champ de recherche, aurait-il dû être renvoyé à son silence, à son horizon insaisissable en gommant ainsi une dimension socio-anthropologique qui s’articule bien avec une pensée du corps ?

11En fait, l’initiative professionnelle, nouvelle, sensible, voire différente, dès les années 1990, comme le démontre l’auteur, n’est pas incompatible avec le fait que la théorie du déni de la mort soit pertinente et que ce déni n’ait peut-être pas disparu... Effectivement, des professionnels sont troublés quotidiennement dans leur rapport à la mort, à la naissance et au deuil et tentent de manifester ce malaise. La Revanche de la chair met ainsi en évidence « les gardiens des restes » méconnus, mal reconnus, « principales victimes du “déni” de la mort » et « acteurs de ce respect du corps » (p. 180). Dans cette perspective, ces professionnels ne subissent pas vraiment une demande extérieure dans le choix d’accorder une place au respect du corps et des familles. Ils se trouvent « à un endroit névralgique pour ressentir, interpréter, puis précipiter le changement » (p. 279).

12Dominique Memmi écrit également que le « rôle que les professionnels ont joué dans cette histoire est une surprise de notre travail : la mise en évidence de leur importance évite le risque d’apesanteur sociologique des études sur la mort et sur la naissance » (P. 278). Pour conclure, en fonction de cette dernière citation, la « transversalité » de la mort, comme le démontre Louis-Vincent Thomas dans ses travaux, décloisonne bien les disciplines, les chercheurs, les courants de pensée, les professionnels et les pratiques, peut-être sans chercher à les hiérarchiser ?

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Notes

1 Cf. auparavant Didier Fassin et Dominique Memmi (dir.), Le Gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004 ; Dominique Memmi, Dominique Guillo et Olivier Martin (dir.), La Tentation du corps. Corporéité et sciences sociales, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009 et Dominique Memmi, La Seconde vie des bébés morts, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011.

2 En complément, cf. Louis-Vincent Thomas, Les Chairs de la mort. Corps, mort, Afrique, Paris, Institut Synthélabo, 2000 et Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000.

3 Cf. Nadia Veyrié, Deuils et héritages. Confrontations à la perte du proche, Lormont, Le Bord de l’eau, 2012, pp. 240-247.

4 Cf. ibid., pp. 99-137.

5 Cf. Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, Paris, Payot, 1978 et La Mort en question. Traces de mort, mort des traces, Paris, L’Harmattan, 1991.

6 « Après les fastes des rituels funéraires du XIXe siècle, la mort aurait été frappée de tabou » (p. 31) et sur le déni de la mort, voir aussi « Un coup d’arrêt au déni de la mort », in La Seconde vie des bébés morts, op. cit., pp. 45-52. Dominique Memmi, en évoquant le devenir de la Société de thanatologie créée en 1966, notamment par Thomas, écrit succinctement que les doctorants de ce dernier auraient abandonné « la mort comme objet de recherche » (p. 147). Or, quelques-uns de leurs travaux démontrent l’inverse : Luce Des Aulniers, Itinéraires de la maladie grave. Le temps de nomades, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Patrick Baudry, La Place des morts ? Enjeux et rites, Paris, Armand Colin, 1999 ; Le Deuil impossible (avec Henry-Pierre Jeudy), Paris, ESHEL, 2001 et Pourquoi les soins palliatifs ?, Cirey-sur-Blaise, Châtelet-Voltaire, 2013 ; Pascal Hintermeyer, Politiques de la mort, tirées du Concours de l’Institut, Germinal an VIII-Vendémiaire an IX, Paris, Payot, 1981 et Euthanasie, la dignité en question, Paris, Buchet Chastel, 2003 ; Annie Thébaud-Mony, Travailler peut nuire gravement à votre santé. Sous-traitance des risques, mise en danger d'autrui, atteintes à la dignité, violences physiques et morales, cancers professionnels, Paris, La Découverte, 2007 et La Science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, Paris, La Découverte, 2014 ; Jean-Didier Urbain, L’Archipel des morts. Le sentiment de la mort et les dérives de la mémoire dans les cimetières d’Occident, Paris, Plon, 1989 et autres. Cf. également l’ouvrage posthume de Louis-Vincent Thomas, Les Chairs de la mort. Corps, mort, Afrique, op. cit.

7 Jacques Derrida, Apories. Mourir – s’attendre aux « limites de la vérité », Paris, Galilée, p. 106.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nadia Veyrié, « Dominique Memmi, La Revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 mai 2015, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/17917 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.17917

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