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Sébastien Charbonnier, L’érotisme des problèmes. Apprendre à philosopher au risque du désir

Olivier Gras
L'érotisme des problèmes
Sébastien Charbonnier, L'érotisme des problèmes. Apprendre à philosopher au risque du désir, Lyon, ENS Éditions, 2015, 266 p., Préface de Michel Fabre, ISBN : 978-2-84788-636-8.
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Texte intégral

  • 1 Michel Henry, La barbarie, Paris, PUF, Quadrige, 2001, p. 207.
  • 2 Voir Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, « Tel », 1979.
  • 3 Sigmund Freud, La vie sexuelle, Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse », 1969, p. 11 : « Certe (...)

1Le rôle de l’université, écrivait Michel Henry, est de « transmettre le savoir dans un enseignement, [et de] l’accroître dans une recherche »1. L’auteur de L’érotisme des problèmes s’inscrit dans la problématique de l’enseignement du savoir philosophique et se revendique de la tradition de la philosophie et de la sociologie de l’éducation. La thèse centrale de l’auteur consiste à soutenir que l’effort de penser ne signifie pas recevoir des solutions toutes faites dans une relation d’imposition du professeur à l’élève, mais bel et bien dans une relation d’exposition, de construction et de résolution des problèmes. Le désir, dans cette optique, consiste en l’appétit de se poser des problèmes, condition sine qua none pour permettre l’exercice de la pensée. Exposition et construction d’une réponse constituent les deux faces de l’exercice autonome de la pensée philosophique. Le but de cet essai est de rendre effective la conception habermassienne de la connaissance : l’émancipation2. Comme chez Freud, c’est le désir qui construit l’appétit de connaissance, il est moteur dans l’acte même de penser3.

2Quatre parties seront nécessaires pour argumenter cette thèse. L’exposition au problème, c’est-à-dire la façon dont le problème est appréhendé par l’élève, constitue l’objet de la première partie. La seconde s’interroge sur la position du problème, c’est-à-dire sa situation dans la sphère sociale et politique. Viendra ensuite la construction du problème en vue d’une recherche de solution. La quatrième partie effectuera une synthèse de la démonstration.

  • 4 Voir Henri Bergson, « De la position des problèmes », La pensée et le mouvant, Paris, PUF, « Quadri (...)
  • 5 L’auteur en fournit une explication synthétique mais trop longue pour figurer dans le corps du text (...)

3L’exposition au problème est la première condition de l’exercice de la pensée. Le professeur de philosophie ne doit pas imposer de solutions toutes faites aux problèmes philosophiques (ou sociaux, politiques, etc.), mais exposer ses élèves à des situations paradoxales qui sont susceptibles de faire naître la pensée. « La résolution d’un problème réside dans son exposition même » (p. 27) assure l’auteur de cet essai, rejoignant ainsi la pensée de Bergson, fréquemment cité dans l’ouvrage, sur l’origine des faux problèmes attribuée à des problèmes mal posés4. Cette exposition ne peut se produire uniquement en allant à l’encontre des idées communes partagées par des élèves (ou par la population, ce que Durkheim nommerait des pré-notions), mais en montrant en quoi ces idées ne sont pas nécessairement vraies. C’est le paradoxe qui crée la rupture, mais il n’est que la première étape, l’amorce, doit suivre ensuite l’implication que cause cette rupture afin de positionner le problème, d’en désirer une solution et de la créer5.

  • 6 Voir Sigmund Freud, Métapsychologie, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2001.
  • 7 L’auteur n’insiste que peu sur les idéologies et leurs rôles. Sur ces questions, deux ouvrages esse (...)

4Toutefois cette exposition au problème n’est que le commencement, la réflexion se poursuit ensuite par ce que l’auteur nomme la position du problème, c’est-à-dire le fait de ne pas situer le problème en dehors d’une sphère idéale, mais bel et bien dans le concret. « Apprendre l’esprit critique, ce n’est donc pas s’entraîner à débattre dans des conditions irréalistes (et irréalisables), mais se former, progressivement, à la puissance de poser les problèmes malgré les rapports de force. » (p. 99) La rupture, sorte d’épochè au sens de Husserl, entraîne le désir de penser les problèmes tel qu’ils se manifestent concrètement et non dans une sphère d’irréalité. En effet, comment peut-on se mettre à raisonner sur des abstractions qui ne nous concernent en aucune façon. Freud, par exemple, se pose des problèmes très concrets sur la sexualité et son devenir social, il met en suspens les jugements sociaux et moraux de son époque et peut ainsi élaborer le concept de pulsion (et leur destin6) et toute la psychanalyse qui en découle. En poussant plus loin, penser ne peut être une pratique institutionnelle, c’est-à-dire qu’elle ne peut être apprise au sein d’une institution scolaire qui identifie réalité et pouvoir (solutions toutes faites, réalité vécue comme nécessité et non pas comme rationalité). L’art de penser est nécessairement un positionnement dans la mesure où il met hors jeu les relations de pouvoir, il « confère aux individus la puissance de construire le réel » (p. 98) et par là-même de dépasser les relations de pouvoir qui sont l’apanage de la vie sociale et de leurs idéologies7. Ce positionnement n’est pas un positionnement contre quelque chose ou face à quelque chose, mais une construction du réel, et le désir de cette construction. Dans cet idéal, le rôle du professeur est celui d’un inducteur, il insuffle le désir de penser et fait circuler ce désir. Il « capte l’autre sans le capturer », pour reprendre les termes de l’auteur.

  • 8 L’auteur ajoute : « Être motivé détourne l’attention de soi-même et désensibilise aux émotions que (...)
  • 9 Voir Magali Uhl, Subjectivité et sciences humaines. Essai de métasociologie, Paris, Beauchesne, 200 (...)

5Une fois le problème posé, vient sa construction. Le rôle de l’implication de l’élève est ici primordial, elle est en effet l’élément constituant permettant la résolution du problème. Elle est la parente du désir dans la volonté de la construction d’un problème. La subjectivité s’engage donc toute entière. Il ne s’agit pas de motivation, « elle n’a de sens que si l’on rabat le désir sur l’idée de manque ou de besoin8 » (p. 148). Le désir au contraire donne l’énergie nécessaire pour construire un problème et élaborer sa conceptualisation dans le temps9. Le rôle du professeur dans cette optique est de faire circuler le désir, d’inducteur de problème, il devient transducteur. Cette circulation implique que la construction d’un problème s’opère dans une subjectivité collective. Que ce soit au sein de la classe où les élèves construisent ensemble un problème, ou au sein des équipes de recherche universitaire qui mutualisent leur réflexion dans des projets communs, ou encore un chercheur qui interroge la tradition de pensée, une construction de problème est toujours un agencement collectif où l’altérité joue un rôle déterminant. « Désirer les problèmes, c’est désirer rencontrer le monde. » (p. 173)

6Enfin, le moment de la résolution d’un problème apparaît comme une libération qui « s’oppose au règne des solutions » (p. 211). Toutefois une résolution n’est jamais définitive, toute philosophie n’est que l’art de se poser des problèmes, de questionner le réel et ce désir est sans fin. Une résolution n’est finalement qu’une étape transitoire consistant à poser d’autres problèmes. Pourquoi ? Car en résolvant un problème, la subjectivité questionnante s’est transformée dans le mouvement vivant de la pensée du devenir rationnel, et c’est ce mouvement même, cette transformation incessante, qui se satisfait temporairement d’une résolution, celle-ci étant la condition pour se poser de nouveaux problèmes. Et c’est toute l’histoire de la philosophie qui témoigne de cet état de fait, ne cessant de questionner le monde, d’en ébaucher des solutions qui seront reprises et réélaborées par les générations successives. L’histoire de la philosophie n’est finalement qu’un agencement sans fin.

  • 10 Jacques Ardoino, Éducation et politique, Paris, Anthropos, 1999, p. 342.

7Pour finir, revenons sur le rôle fondamental de la transformation du sujet qui pense. Si penser signifie franchir, le franchissement est celui de ses propres limites que l’on croyait immuables. En termes subjectifs, cela signifie que l’exercice de la pensée est une construction de soi, sans cesse agencée à l’aune des problèmes désirés. Cette conception a des conséquences politiques majeures, elle montre que « la liberté ne concerne pas une propriété du sujet, mais une opération sur nos rapports, nos relations. Autrement dit, on ne se libère pas tout court, on se libère de quelque chose » (p. 65), mais aussi que « l’émancipation est un acte qui se fait en se faisant » (p. 249). Mais il est aussi important de saisir que l’enseignement de la philosophie est aussi dépendant d’un projet éducatif issu du ministère de l’Éducation Nationale, qui lui a une visée de reproduction (au sens de Bourdieu). La formation à la philosophie est donc nécessairement contre-institutionnelle, mais pourrait se clarifier dans un projet d’éducation qui soit « la traduction d’une vision du monde, et, par conséquent, un projet de société10 ».

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Notes

1 Michel Henry, La barbarie, Paris, PUF, Quadrige, 2001, p. 207.

2 Voir Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, « Tel », 1979.

3 Sigmund Freud, La vie sexuelle, Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse », 1969, p. 11 : « Certes si l’intention de l’éducateur est d’étouffer le plus tôt possible toute tentative de l’enfant de penser indépendamment, au profit de l’honnêteté si prisée, rien ne l’y aidera mieux que de l’égarer sur le plan sexuel et de l’intimider dans le domaine religieux. Les natures les plus fortes résistent bien sûr à ces influences ; elles deviennent rebelles à l’autorité des parents et plus tard à toute autorité ».

4 Voir Henri Bergson, « De la position des problèmes », La pensée et le mouvant, Paris, PUF, « Quadrige », 2009, p. 25-99. Voir aussi Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, « Quadrige », 2004, p. 6 et suivantes.

5 L’auteur en fournit une explication synthétique mais trop longue pour figurer dans le corps du texte, voici pourquoi, malgré son importance, elle se situe en note, p. 45 : « Si l’on déploie le problème central de cette enquête, on remarque que “désirer les problèmes” peut se diviser en quatre dimensions : celui de l’amorce et de la relance de l’apprentissage (exposition du problème), celui de l’orientation après avoir été déboussolé par le noochoc amoureux (position du problème), celui du parcours que nous fait faire cette rencontre (construction du problème), et celui du devenir de l’hypothèse comme incorporation et réactivation permanente (résolution du problème). »

6 Voir Sigmund Freud, Métapsychologie, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2001.

7 L’auteur n’insiste que peu sur les idéologies et leurs rôles. Sur ces questions, deux ouvrages essentiels, Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, Éditions de la Mison des sciences de l’homme, 2006 ; Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Éditions du Seuil, « La couleur des idées », 1997.

8 L’auteur ajoute : « Être motivé détourne l’attention de soi-même et désensibilise aux émotions que cela fait d’apprendre » (p. 147).

9 Voir Magali Uhl, Subjectivité et sciences humaines. Essai de métasociologie, Paris, Beauchesne, 2004, p. 189 : « Cette définition du sujet de la recherche comme être de désir met en évidence que le constitué du sujet n’est en dernière instance qu’une donnée dérivée, car un sujet n’est jamais réductible à des pulsions primaires, à des appartenances de classe, à des identités culturelles ou sexuelles, à des aspirations de pouvoir, etc. Ces déterminations objectives montrent, bien évidemment, qu’il y a du constitué chez le sujet – prétendre le contraire invaliderait toutes les sciences humaines - mais elles attestent surtout que les réflexions sur le constitué renvoient invariablement au constituant, c’est-à-dire au sujet lui-même dans son ipséité fondamentale en tant qu’être de désir et désir d’être et de connaître, source constituante de toute connaissance. »

10 Jacques Ardoino, Éducation et politique, Paris, Anthropos, 1999, p. 342.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Olivier Gras, « Sébastien Charbonnier, L’érotisme des problèmes. Apprendre à philosopher au risque du désir  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 avril 2015, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/17543 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.17543

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