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Robert Elbaz et Françoise Saquer-Sabin (dir.), Les espaces intimes féminins dans la littérature maghrébine d’expression française

Héloïse Thomas
Les espaces intimes féminins dans la littérature maghrébine d'expression française
Robert Elbaz, Françoise Saquer-Sabin (dir.), Les espaces intimes féminins dans la littérature maghrébine d'expression française, Paris, L'Harmattan, coll. « Des idées et des femmes », 2014, 366 p., ISBN : 978-2-343-04102-5.
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Texte intégral

  • 1 On se référera ici notamment à la question qui donne le nom de l’essai bien connu de Gayatri Spivak (...)

1Les dernières années ont vu de profondes mutations transformer le paysage social et politique du Maghreb, en particulier avec ce que l’on appelle maintenant le « printemps arabe » ; cela a inévitablement des conséquences sur la représentation des sociétés maghrébines, notamment dans la littérature. Robert Elbaz et Françoise Saquer-Sabin se proposent ici de se tourner en particulier vers l’image de la femme en littérature, la condition féminine étant d’autant plus intéressante et cruciale pour comprendre l’évolution des contextes sociaux que la femme maghrébine « souffre doublement de son statut de minoritaire à qui on a dérobé la parole » (p. 16). Non seulement elle est réduite au rang d’objet colonisé, mais elle est inscrite dans un système patriarcal : sa voix est donc doublement niée1. À travers l’analyse des représentations littéraires des femmes, l’enjeu est à la fois de permettre la réappropriation de la parole féminine et de porter un nouveau regard sur l’histoire, afin d’y souligner les contributions des femmes à l’édification des sociétés, et notamment à la libération de pays anciennement colonisés. La représentation des femmes peut donc donner lieu à une triple émancipation, à la fois du discours patriarcal, des discours historiographiques qui ont toujours trop tendance à passer sous silence le rôle des femmes dans l’histoire, et des discours impérialistes qui réduisent les femmes colonisées à des objets exotiques, parfaitement Autres et soumis.

2Les vingt-deux articles sont réunis selon quatre grands axes : « Langages et oralité », « Corps et identité – le corps en question », « Topologie des espaces féminins » et « Dynamiques spatiales ». Ce découpage permet ainsi de mettre en lumière certains motifs dans la littérature ici à l’étude, même si les distinctions entre les troisième et quatrième parties ne sont pas forcément évidentes, puisque les articles qui y sont inclus abordent généralement les mêmes questions fondamentales. Sans prétendre pouvoir évoquer ici en profondeur chaque contribution, nous soulignerons ces problématiques récurrentes.

3La première partie se focalise sur la question du langage : comment les figures féminines s’inscrivent-elles dans l’énonciation, et quel est leur rapport à la langue même ? Comment sont-elles articulées ? Silvia Adler pose la question du choix de la langue (langue de la puissance coloniale versus langue maternelle, native, indigène) mais plus expressément celle du silence : quel rôle joue celui-ci dans la communication et les relations de pouvoir ? Est-ce qu’une voix considérée comme subalterne se tait toujours par contrainte ? Alison Rice poursuit cette thématique du silence et du langage en soulignant le rôle fondamental de la figure maternelle immigrante (et analphabète, dans les écrits de Zahia Rahmani) dans la transmission de la mémoire, surtout lorsque cet héritage est marqué par l’oppression et la colonisation.

4L’article d’Ahmed Lansari, qui ouvre la deuxième partie axée sur le corps, est peut-être le plus synthétique, car il pose, dès son titre, la question fondamentale : « La Femme dans l’espace narratif maghrébin : corps ou personne ? ». Il s’attache à montrer que, quand bien même le corps féminin est systématiquement réduit au rang d'objet de désir et de consommation par le regard masculin, il porte également un extraordinaire potentiel de perturbation sociale. Rabia Redouane choisit d’aborder le sujet du foulard à travers l’étude de Jeux de Rubans d’Emna Belhaj Yahia, qui met en scène trois générations de femmes tunisiennes ; le roman met en évidence l’hétérogénéité des rapports au voile et empêche ainsi toute conclusion réductrice sur la confrontation entre conservatisme et modernité.

  • 2 Le lien entre les femmes et la terre à conquérir et coloniser dans l’imaginaire patriarcal et impér (...)

5La notion d’espace irrigue l’ensemble des contributions ici présentes, mais se retrouve explicitement dans celles des deux dernières parties. Dans tout espace représenté en littérature s’enracine un vécu particulier : il s’agit donc d’examiner comment les espaces, publics ou privés, sont investis par la présence féminine, ou même, pour aller plus loin, quels liens ils entretiennent avec les corps qui les occupent. Ni l’espace ni le corps ne sont des objets neutres : ils sont constamment investis par des idéologies et des enjeux de pouvoir, doublés, en littérature, par la représentation symbolique à laquelle ils sont associés2. L’œuvre d’Assia Djebar figure ici de manière proéminente : Maya Hauptman et Aparna Nayak analysent ainsi comment l’identité des femmes algériennes est inextricablement liée à leur environnement, que cela soit la réclusion étouffante et solitaire de l’appartement ou l’enchevêtrement urbain d’histoires et de temporalités.

6Plusieurs grands écrivains maghrébins figurent de manière récurrente à travers les articles, prouvant ainsi leur capacité à représenter la complexité de la figure féminine. Ainsi, les héroïnes nomades et transgressives de Malika Mokeddem sont étudiées par Avital Vaknin, qui examine l’aspect oral de l’écriture de l’exil dans Les Hommes qui marchent, par Faouzia Bendjelid, qui articule le rapport entre énonciation autobiographique et discours féministe dans Mes Hommes, et par Dalila Belkacem, qui montre comment l’éclatement spatial dans l’œuvre de Mokeddem constitue un mode de subversion de l’espace masculin. Amin Zaoui est un autre nom évoqué à plusieurs reprises : Leïla Louise Hadouche-Dris revient sur son œuvre controversée, qui transgresse les tabous de la sexualité féminine en dépeignant des femmes « avide[s] de sexe » (p. 349) : la question est de savoir si ces récits s’inscrivent dans une vision misogyne de la femme, ou bien s’ils participent justement à un discours libérateur. Jean-Christophe Delmeule rapproche la représentation que fait Zaoui de l’intimité féminine, transgressive et insaisissable, de l’énonciation même et esquisse ainsi une poétique de l’intime féminin, qui agirait ainsi en tant que métaphore de la littérature même.

  • 3 (On regrettera peut-être juste le rose de la couverture.)

7Ce recueil nous offre donc la vision d’une littérature diverse et dynamique, où l’identité féminine est toujours construite dans une perspective spatiale : que la femme soit nomade ou recluse, son rapport aux espaces publics et privés/intimes s’avère plus subtil et nuancé que la dichotomie transgression/oppression, et révèle une identité qui sans cesse interroge, subvertit et confronte les discours dominants, qu’ils soient patriarcaux ou impérialistes.3

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Notes

1 On se référera ici notamment à la question qui donne le nom de l’essai bien connu de Gayatri Spivak : « Can the subaltern speak ? » (in Nelson Cary et Grossberg Lawrence (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, Urbana-Champaign, University of Illinois Press, 1988, p. 271-314) ; la femme colonisée étant doublement subalterne, la question de l’accès à la parole est primordiale.

2 Le lien entre les femmes et la terre à conquérir et coloniser dans l’imaginaire patriarcal et impérialiste fait depuis longtemps l’objet d’études. On pourra notamment lire Borderlands / La Frontera de Gloria Anzaldúa (San Francisco, Aunt Lute Books, 1987), ou bien le recueil d’essais Writing Women and Space : Colonial and Postcolonial Geographies, édité par Allison Blunt et Gillian Rose (New York, The Guilford Press, 1994).

3 (On regrettera peut-être juste le rose de la couverture.)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Héloïse Thomas, « Robert Elbaz et Françoise Saquer-Sabin (dir.), Les espaces intimes féminins dans la littérature maghrébine d’expression française », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 mars 2015, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/17434 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.17434

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Rédacteur

Héloïse Thomas

Écrivaine, traductrice et critique littéraire. Normalienne et agrégée d’anglais, elle poursuit des recherches sur la littérature contemporaine américaine.

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