Lucien Faggion, Christophe Regina (dir.), Récit et justice. France, Italie, Espagne, XIVe-XIXe siècles
Texte intégral
- 1 Ronald Dworkin, L’Empire du droit, Paris, PUF, 1994 ; Richard A. Posner, Droit et littérature, Pari (...)
- 2 Jack Goody, Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, La Dispute, 2007.
- 3 Natalie Zemon Davis, Pour sauver sa vie : les récits de pardon au XVIe siècle, Paris, Seuil, 1988.
- 4 Michael Clanchy, From Memory to Written Record, England 1066-1307, 3e éd., Chichester, Wiley-Blackw (...)
1Les rapports entre droit, justice, écriture et récit connaissent depuis plusieurs années un gain d’intérêt certain au sein de la communauté scientifique. Il y a, tout d’abord, ce courant nommé « Droit et Littérature » qui s’est développé aux États-Unis à partir des années 1970, grâce notamment aux recherches de Ronald Dworkin et Richard Posner1. Articulée autour des travaux de Jack Goody, l’anthropologie de l’écriture, ensuite, s’intéresse au caractère performatif de l’acte écrit de nature juridique ou judiciaire2. Parmi les travaux d’historiens ou d’historiens du droit, le livre de Natalie Zemon Davis sur les lettres de rémission françaises du XVIe siècle a souligné l’importance de l’analyse du récit dans l’étude des archives judiciaires, récit qui relève davantage d’une fiction judiciaire que d’une vérité objective3. Enfin, avec pour point de départ les travaux de Michael Clanchy et d’Armando Petrucci autour de la culture de l’écrit, les historiens médiévistes s’intéressent aux pratiques de l’écrit au Moyen Âge, c’est-à-dire à « toutes les actions par lesquelles l’écriture s’élabore »4.
- 5 Maître de conférences en histoire moderne à l’université d’Aix-Marseille.
- 6 Docteur en histoire moderne et professeur-formateur au sein de l’ESPÉ (École supérieure du professo (...)
2Riche des problématiques variées que soulèvent ces différents courants historiographiques, le présent ouvrage, dirigé par Lucien Faggion5 et Christophe Regina6, est tiré de trois journées d’études organisées en 2009, 2010 et 2013 autour des thèmes « L’écriture de la justice », « Les usages du récit dans l’archive judiciaire » et « La justice, le papier et la lettre ; du récit judiciaire au récit littéraire du XVIe à nos jours ». Il résulte de ces différentes rencontres un livre rassemblant une vingtaine de contributions traitant de thématiques variées et couvrant un large espace chronologique (du Moyen Âge jusqu’au XIXe siècle) et géographique (France, Espagne, Italie, Corse).
3Après une première partie introductive présentant au lecteur les questionnements récents de la recherche sur les pratiques d’écriture médiévales (Laure Verdon) et la mise en récit de la justice et de ses décisions (Lucien Faggion et Christophe Regina), l’ouvrage se poursuit par cinq articles examinant les « pratiques politiques du récit judiciaire ». Nous mettrons ici en avant les textes de Vincent Challet, Cecilia Nubola et Rodrigo Calderón, Miguel de Molina et Rodrigo Silva, qui s’intéressent principalement à la mise en récit de crimes politiques tels la lèse-majesté, que ces récits émanent de plaidoiries d’avocats au Parlement de Paris ou d’écrivains italiens et espagnols, racontant le parcours de criminels politiques amenés à être exécutés. Les auteurs montrent comment des narrations peuvent s’articuler autour des deux opérations contradictoires d’héroïsation-diabolisation des condamnés, dans un contexte de justice triomphante. Ils soulignent également le statut particulier de la lèse-majesté, crime suprême s’il en est, car considéré comme une atteinte directe à l’autorité du prince, ce qui en faisait une arme politique puissante, brandie pour discréditer ou faire disparaître des adversaires du pouvoir. D’où, également, le portrait particulièrement négatif qui était fait dans la littérature judiciaire des condamnés pour crime de lèse-majesté.
- 7 Stephen Greenblatt, The Swerve: How the Renaissance Began, Londres, Vintage, 2012.
4La troisième partie de l’ouvrage réunit cinq articles sur le « récit de soi » et le « récit des autres » en justice, qui abordent notamment l’autoreprésentation de l’individu lorsqu’il s’adresse à l’autorité centrale par le biais d’une supplique, afin d’obtenir une lettre de rémission du roi de France (Michel Nassiet) ou d’être libéré d’une prison vénitienne par le Conseil des Dix (Alessandro Boarin). Les auteurs constatent notamment le « rapport de pouvoir asymétrique » qui s’établit entre destinateur et destinataire, entre requérant et gouvernant, le premier affichant « l’acceptation de sa propre subordination à l’autorité supérieure de l’État » (p. 209). Nous émettrons quelques réserves sur le texte de Claudio Povolo, qui raconte la genèse d’une peinture de Giovan Andrea Bertanza, mettant en scène l’assaut mené en 1617 par les hommes de la magistrature vénitienne contre la bande du hors-la-loi Giovani Beatrice. L’auteur, en effet, privilégie ici une écriture quasiment fictionnelle, se glissant dans les pensées du peintre, alors qu’il n’existe quasiment aucune documentation sur la vie de ce dernier. Si l’exercice de style est intéressant en soi (il rappelle en cela un peu la démarche de Stephen Greenblatt7), il nous parait en revanche assez mal convenir à une contribution isolée dans un ouvrage collectif.
5On trouve dans la quatrième partie trois textes sur « le récit, les émotions et la mémoire des corps ». De fait, ce sont bien des questions relatives à la représentation des sentiments et de la corporéité dans les archives judiciaires qui sont ainsi abordées. Thierry Pastorello montre le décalage entre le discours de la doctrine juridique à l’égard des pratiques homosexuelles au dix-huitième siècle et la réalité de l’activité policière à Paris à la même époque. Si le premier se veut particulièrement répressif, la seconde se caractérise plutôt par une tentative des forces de l’ordre de limiter l’émergence de la subculture homosexuelle clandestine, bien que les policiers stigmatisent cette dernière au travers de procès-verbaux insistant sur la « bestialité » et le caractère « prédateur » des personnes arrêtées. Analysant la plaidoirie de l’avocat de Giovan Pietro Cotin, le « Noir d’Haïti » poursuivi pour l’homicide de sa compagne et sa tentative de suicide, Alfredo Viggiano montre comment le récit présenté par la défense insiste sur l’état de nature de l’accusé, qui ne serait rien d’autre qu’un « bon sauvage » inadapté aux mœurs européennes. Agnès Walch, enfin, présente quelques parcours amoureux contenus dans des factums du XIXe siècle relatant des affaires criminelles ou des contentieux liés à la législation matrimoniale.
6La dernière partie de l’ouvrage rassemble trois articles concernant « le récit judiciaire et l’espace public », c’est-à-dire la mise en scène de la justice par le biais de la littérature. Le texte de Jean Bart analyse ainsi les traités écrits au XVIIe siècle par le procureur beaunois Étienne Bouchin, bourrés d’une érudition mal maitrisée, tandis que les contributions de Gabriele Vickermann-Ribémont et Laura Talamante traitent de la profusion de mémoires judiciaires publiés par les avocats au XVIIIe siècle. On observe ainsi comment la maîtrise de l’espace public devient véritablement un enjeu lors des procès à la fin de l’Ancien Régime, l’écrit apparaissant alors comme le medium idéal pour atteindre l’opinion. L’étude du cas de Rose-Michel Reynoir, en litige contre son mari afin de récupérer la fortune dont elle a été dépossédée, est ainsi particulièrement instructive. Elle montre que la population ne se passionnait pas uniquement pour de grandes affaires criminelles telles que l’affaire Calas, mais aussi que la pratique de la publication de mémoires judiciaires a perduré après la Révolution en s’emparant de ses symboles, puisque c’est justement en jouant sur le vocabulaire et l’idéologie révolutionnaires que Reynoir est parvenue à obtenir une renégociation de la séparation des biens du couple.
7La vingtaine de cas d’étude contenus dans l’ouvrage de Lucien Faggion et Christophe Regina souligne la pluralité des liens unissant écriture, récit et justice. Tout comme la description de la procédure elle-même, l’énoncé des « faits » et des déclarations dans les archives judiciaires sont le résultat d’une narration aux multiples auteurs, dont les finalités du discours ne sont pas innocentes : la « fiction judiciaire » des archives, généralement dépassionnée ou tout du moins présentant une vérité unique, offre à la justice de se mettre elle-même en scène. À côté des écrits produits par l’institution, la littérature judiciaire a d’abord été employée au début des Temps Modernes pour servir le pouvoir judiciaire, en soulignant le caractère exemplaire des peines prononcées, destinées à décourager les criminels potentiels. À la fin de l’Ancien Régime, elle est ensuite utilisée par chacune des parties engagées dans un procès afin de décrédibiliser l’adversaire et de présenter sa version des faits au public. Ainsi, qu’il soit mobilisé par l’autorité judiciaire et ses défenseurs ou par le justiciable lui-même, l’écrit apparaît définitivement comme un enjeu de pouvoir.
Notes
1 Ronald Dworkin, L’Empire du droit, Paris, PUF, 1994 ; Richard A. Posner, Droit et littérature, Paris, PUF, 1996. Pour plus de détails sur le courant Droit et Littérature, voir Françoise Michaut, « Le mouvement Droit et Littérature dans le développement d’une science du droit au États-Unis », Clio@Themis, n° 7, mars 2014, disponible en ligne : http://www.cliothemis.com/Le-mouvement-Droit-et-Litterature.
2 Jack Goody, Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, La Dispute, 2007.
3 Natalie Zemon Davis, Pour sauver sa vie : les récits de pardon au XVIe siècle, Paris, Seuil, 1988.
4 Michael Clanchy, From Memory to Written Record, England 1066-1307, 3e éd., Chichester, Wiley-Blackwell, 2013 ; Armando Petrucci, Writers and Readers in Medieval Italy. Studies in the History of Written Culture, New Haven, Yale University Press, 1995. Pour une introduction à ce courant historiographique, voir Étienne Anheim et Pierre Chastang, « Les pratiques de l’écrit dans les sociétés médiévales (VIe-XIIIe siècle) », Médiévales, n° 56, 2009, p. 5-10 (d’où est tirée la citation dans le texte).
5 Maître de conférences en histoire moderne à l’université d’Aix-Marseille.
6 Docteur en histoire moderne et professeur-formateur au sein de l’ESPÉ (École supérieure du professorat et de l'éducation) de l’université Jean-Jaurès de Toulouse.
7 Stephen Greenblatt, The Swerve: How the Renaissance Began, Londres, Vintage, 2012.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Quentin Verreycken, « Lucien Faggion, Christophe Regina (dir.), Récit et justice. France, Italie, Espagne, XIVe-XIXe siècles », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 mars 2015, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/17220 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.17220
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page