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Gilles Dorronsoro et Olivier Grojean (dir), Identités et politique. De la différenciation culturelle au conflit

Ellie Mevel
Identités et politique
Gilles Dorronsoro, Olivier Grojean (dir.), Identités et politique. De la différenciation culturelle au conflit, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Monde et sociétés », 2015, 304 p., ISBN : 978-2-7246-1635-4.
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Texte intégral

1Cet ouvrage collectif, qui repose sur des études de terrain menées dans trois pays (Iran, Turquie et Afghanistan), invite à considérer l’identité comme une forme spécifique de capital. Comme le soulignent Olivier Grojean et Gilles Dorronsoro, sur ces terrains d’enquête « l’identité ethnique et religieuse est – de fait et souvent de droit – un principe quotidien d’organisation et de classement des individus, en concurrence avec les classes sociales ou le genre » (p. 18-19). Les États jouent un rôle important, mais non exclusif, dans l’élaboration de la hiérarchie identitaire, notamment par l’organisation de l’accès aux ressources aussi bien matérielles que symboliques. Les différentes contributions de cet ouvrage s’intéressent au passage de la différenciation culturelle au conflit et à l’instrumentalisation de la dimension identitaire par les États et les acteurs de la mobilisation.

2Christian Bromberger aborde la question du militantisme culturel au Gilân, province du Nord de l’Iran. L’accès inégal aux ressources entre les différents groupes ethniques y provoque des tensions qui s’expriment au travers de revues et d’associations culturelles. Cette résistance culturelle traduit également une aspiration à davantage d’autonomie. Depuis la révolution islamique, toute menace à l’unité nationale est sévèrement sanctionnée par l’État. Toutefois dans le cas du Gilân, le gouvernement adopte une stratégie plus « subtile » : pour faire face au militantisme culturel, il crée des contre-structures qui vouent une totale loyauté à la république islamique.

3La contribution de Gilles Riaux s’intéresse à la genèse de la cause azerbaïdjanaise en Iran. La révolution islamique a constitué un moment propice à la politisation et à la mobilisation autour de revendications identitaires. Ainsi, un groupe d’intellectuels disposant d’importantes ressources se s’est organisé autour d’une revue culturelle dans le but d’obtenir « une réorganisation du système de hiérarchisation ethnique pour permettre une réévaluation de la turcité afin qu’elle garantisse l’accès au (quasiment) mêmes ressources que la persanité » (p. 83). D’autres actions à l’initiative d’entrepreneurs aux capitaux plus faibles ont également vu le jour mais leur manque de structuration les a empêchées de se déployer au sein de la république islamique. L’auteur insiste sur la « fluctuation des valeurs relatives des identités » (p. 69). Ainsi, c’est la prise de conscience de la dépréciation subite par la turcité qui a provoqué une mobilisation pour la réévaluation de cette identité.

4Élise Massicard s’intéresse non plus aux revendications mais à la gestion de la dimension identitaire par les partis politiques. En prenant pour terrain la ville d’Adana en Turquie, son analyse fait état d’une tension : si la dimension identitaire est centrale au niveau local, aussi bien dans la gestion des ressources humaines au sein d’un parti que pour gagner l’électorat, elle ne peut être relayée par les partis au niveau national, la constitution turque interdisant toute revendication particulariste. L’auteure souligne les multiples contraintes et les stratégies pour y faire face dans la gestion de la dimension identitaire par les partis politiques.

5La contribution suivante considère la façon dont la dimension identitaire est traitée dans les séries diffusées sur les chaines privées turques dans les années 2000. Clémence Scalbert-Yücel pose l’hypothèse que « la reconnaissance de la diversité culturelle en Turquie, et notamment de l’existence des Kurdes, entraîne une évolution de la définition du conflit et des pratiques politiques […] mais permet […] de conforter les catégories anciennes fondant la hiérarchie ethnique » (p. 117-118). Dans les années 1990, la diversité culturelle et la question kurde sont entrées dans le débat public en Turquie. Dans les feuilletons, les problèmes de l’Est, tels que la violence ou le terrorisme, sont rapportés au manque d’éducation de la population. Les séries font donc écho à une hiérarchisation ethnique où les Kurdes sont dépeints comme des « Turcs en devenir » (p. 140) devant être éduqués et civilisés.

  • 1 Sigmund Freud, Psychologie collective et Analyse du moi, Paris, Payot, 1962.
  • 2 Jacques Lacan, L’identification, Paris, Association Lacanienne Internationale, Séminaire 1961-1962.

6Toujours dans le cadre de la Turquie, la contribution de Benoît Fliche aborde le cas des violences entre sunnites et alévis, les deux principaux groupes confessionnels de cet État. Les alévis, dont les pratiques quotidiennes sont considérées comme déviantes par les sunnites, porteraient atteinte à l’islam et donc à l’objet identificatoire des sunnites. La blessure narcissique provoquée par cette atteinte à l’islam serait à l’origine du rejet des alévis et expliquerait la violence à leur encontre. En mobilisant le « narcissisme de la petite différence »1 de Freud et le concept lacanien d’identification2, l’auteur montre que la prise en compte de l’inconscient est indispensable à la compréhension des relations conflictuelles entre ces deux groupes.

7À partir du cas des communautés sikh et musulmane en Grande-Bretagne, Christine Moliner s’intéresse à l’impact de la politique menée par le pays d’installation sur la redéfinition des conflits en diaspora. La Grande-Bretagne a longtemps favorisé le multiculturalisme. Cependant, les émeutes de 2001 et les attentats de Londres en 2005 ont mis fin à cette politique au profil de la « cohésion communautaire », dont l’objectif est de favoriser le dialogue intercommunautaire et de promouvoir l’idée de destin commun. Afin de lutter contre l’extrémisme, la Grande-Bretagne a investi beaucoup en faveur de l’islam dit « modéré ». Les sikhs perçoivent alors les musulmans comme les principaux bénéficiaires des ressources symboliques (reconnaissance) et matérielles (fonds alloués), phénomène qui attise les tensions entre les deux communautés. Cette contribution montre que la politique publique peut être un facteur explicatif des tensions intercommunautaires.

  • 3 Luc Boltanski, La souffrance à distance. Moral, humanitaire, médias et politiques, Paris, Métailié, (...)

8Traitant également de la différenciation identitaire à distance et du basculement de celle-ci dans la violence, la contribution d’Aminah Mohammad-Arif retrace le parcours de Kafeel Ahmed, auteur des attentats de Londres en 2007. En restituant des extraits d’entretiens réalisés avec ce jeune homme avant que l’attentat soit envisagé, l’auteure évoque l’incessante quête d’éthique du jihadiste, que traduit sa trajectoire politico-religieuse. L’analyse fait également référence à la« souffrance à distance »3. L’indignation de Kafeel face à des évènements comme la guerre en Irak a pu impulser son passage de la posture d’observateur révolté à celle d’acteur qui, « par la violence, met fin – ou croit mettre fin – à ses propres souffrances » (p. 219). L’auteure conclut toutefois sur l’imprévisibilité du passage à l’acte puisque celui-ci résulte d’un enchaînement d’évènements aléatoires.

9Luc Bellon s’intéresse également au basculement dans la violence et à la façon dont celle-ci peut réorganiser et modifier les rapports sociaux et leur perception entre différents groupes ethniques. Il prend pour terrain la ville de Quetta au Pakistan où la violence nationaliste baloutche s’est intensifiée depuis 2000 provoquant une militarisation de la ville. Cette présence accrue de forces gouvernementales n’a fait qu’accroitre le sentiment de sympathie de la population vis-à-vis des militants armés. Les Pendjabis, incarnant le gouvernement, sont alors exclus du tissu social et deviennent les cibles d’attaques. L’insurrection baloutche produit également un moment opportun à la renégociation des rapports entre les différents groupes ethniques.

10Chirine Mohséni s’intéresse elle aussi au passage à la violence au travers du conflit azéro-kurde en Iran. La république islamique a provoqué une modification de la hiérarchie ethnique et a accentué les clivages entre les différents groupes, en privilégiant les chiites au détriment des sunnites. Des différenciations religieuses sont alors venues s’ajouter aux différenciations ethniques préexistantes. Les tensions entre les Kurdes, en majorité sunnites, et les Azéris se sont exacerbées jusqu’à conduire au massacre après que l’Iran ait recruté des Gardiens de la révolution parmi la population azérie, pour contenir les revendications nationalistes kurdes. Cette contribution souligne donc l’instrumentalisation des tensions intra-communautaires par l’État dans le but d’asseoir son influence.

  • 4 Sur ces questions voir : Hamit Bozarslan, Une histoire de la violence au Moyen-Orient. De la fin de (...)
  • 5 Frédéric Gros, États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard, 2005.

11L’ouvrage se clôt par la contribution d’Hamit Bozarslan, qui élargit la focale à l’ensemble du Moyen-Orient. Avec, entre autres évènements, les accords de Camps David, la révolution iranienne et l’occupation de l’Afghanistan, l’année 1979 constitue une rupture dans l’histoire du Moyen-Orient et conduit à l’avènement d’un nouveau cycle historique4. Dans cette contribution, Hamit Bozarslan insiste particulièrement sur le passage d’un état de guerre à un état de violence5 systématique, mais aussi sur l’effacement de la distinction entre acteurs étatiques et non étatiques. Ce chapitre présente donc la transformation « des cadres d’interprétation des conflits » (p. 277) au Moyen-Orient au cours de la décennie 1980.

12En multipliant les terrains et les angles d’approche, cet ouvrage offre un travail d’une richesse empirique et théorique incontestable. La diversité des contributions apporte une solidité aux hypothèses qui traversent l’ouvrage. Le lecteur attendra avec impatiente le second volume de ce travail collectif pour poursuivre et affiner ces questions.

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Notes

1 Sigmund Freud, Psychologie collective et Analyse du moi, Paris, Payot, 1962.

2 Jacques Lacan, L’identification, Paris, Association Lacanienne Internationale, Séminaire 1961-1962.

3 Luc Boltanski, La souffrance à distance. Moral, humanitaire, médias et politiques, Paris, Métailié, 1993.

4 Sur ces questions voir : Hamit Bozarslan, Une histoire de la violence au Moyen-Orient. De la fin de l’Empire Ottoman à Al-Qaida, Paris, La Découverte, 2008 et Hamit Bozarslan, Sociologie politique du Moyen-Orient, Paris, La Découverte, 2011.

5 Frédéric Gros, États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard, 2005.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ellie Mevel, « Gilles Dorronsoro et Olivier Grojean (dir), Identités et politique. De la différenciation culturelle au conflit », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 février 2015, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/17168 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.17168

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