Benjamin Coignet, Sport et innovation sociale. Des associations sportives en mouvement dans les quartiers populaires
Texte intégral
1L’auteur, actuellement directeur technique de l’Agence pour l’éducation par le sport, nous convie dans ces pages à une enquête sociologique sur les clubs sportifs des grands ensembles. Si les études de sociologie du sport en France se sont développées ces dernières décennies, comme l’attestent publications et manifestations scientifiques, elles prennent encore majoritairement pour objet le sport de performance. En effet, la place des recherches portant sur des loisirs dans les quartiers d’habitat collectif peine à s’imposer, depuis les travaux fondateurs de Joffre Dumazedier dans les années 1960. Si les « cités » font régulièrement l’actualité dans les médias, il convient de rompre avec un discours de sens commun consistant à stigmatiser les jeunes habitants de ces lieux sur des critères liés à leur appartenance territoriale ou à des stéréotypes souvent évoqués.
- 1 Barney Glaser et Anselm Strauss, The Discovery of Grounded Theory: Strategies for Qualitative Resea (...)
- 2 Norbert Alter, L’innovation ordinaire, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.
2Le travail de Benjamin Coignet s’inscrit à la fois dans le champ de la sociologie du sport et dans celui de la sociologie d’intervention. Adapté d’une thèse réalisée en réponse à une commande de la Division interministérielle à la ville, cet ouvrage présente les résultats d’une recherche-action menée auprès d’acteurs du monde sportif. L’auteur a privilégié une approche ethnographique couplée avec des entretiens semi-directifs menés avec des présidents de clubs, des porteurs de projets à vocation sociale et des éducateurs sportifs. Les thèmes abordés étaient liés à la mise en place et au développement de projets par les clubs, l’introduction de nouvelles actions à mener et la mobilisation des ressources économiques et humaines. Son approche allie la « grounded theory »1 à l’analyse de l’innovation ordinaire, inspirée des travaux de Norbert Alter2. L’ouvrage est structuré en cinq parties thématiques reprenant les items développés dans les entretiens.
3Lorsqu’on lit l’ouvrage, on est frappé d’emblée par le foisonnement des actions et des projets tant de la part des éducateurs que des ayants droit du territoire. L’auteur a eu recours à un travail de terrain contribuant dès lors à rompre avec le regard naïf et parfois idéalisé qui consiste à accoler à ces territoires les dimensions les plus visibles, en essentialisant du même coup une réalité plus complexe à saisir d’emblée. À l’inverse, l’auteur traite ici ses données issues d’observations réalisées au sein de clubs dont les enfants et adolescents sont membres actifs. Dans ces structures, un « esprit du club » aurait été instauré pour signifier un « certain engagement » en faveur d’une posture citoyenne et responsable. En effet, les acteurs en présence sont guidés par une logique de sociabilité qui dépasse la simple visée de pacification sociale vantée par les institutions de tutelle (État, villes). Éducateurs sportifs, animateurs, militants associatifs cherchent à élever les consciences individuelles. Leurs activités sont exercées soit professionnellement, soit bénévolement. Elles sont financées en partie par des emplois publics (liés à l’éducation, à la santé et aux services déconcentrés) ou par les collectivités territoriales qui aident les clubs en fonction des contrats d’objectifs passés avec ces institutions publiques. Dès lors, ce livre décrypte le fonctionnement de ces clubs sportifs au sein de l’associativité territoriale, en montrant comment ils se structurent dans plusieurs régions (Nord-Pas-de-Calais, Franche-Comté, Île-de-France et Provence Alpes-Côte d’Azur). Cette démarche vise donc à interroger les dispositifs à l’œuvre dans les projets collectifs. Pour ce faire, l’auteur a retenu l’étude des stratégies des dirigeants de quatre clubs situés dans ces régions.
4Partant d’un corpus d’entretiens riche et bien délimité, cette enquête permet de mettre en perspective les apports sociologiques dans l’étude des innovations sociales liées au sport. Si les premiers dispositifs en faveur des jeunes qui ne partent pas en vacances ont été mis en place au début des années 1980, ils sont longtemps restés l’apanage des professionnels de l’éducation spécialisée. Ces salariés extérieurs au monde du sport ont œuvré dans des secteurs connexes (animation socio-culturelle, éducation populaire) et sont aujourd’hui davantage présents dans le domaine de l’éducation par le sport. Benjamin Coignet démontre l’intérêt que ces professionnels du travail social trouvent à s’inscrire dans un projet éducatif, en dépit du fait qu’ils n’ont pas nécessairement été formés au club ; ils n’ont pas comme volonté première d’écarter les associations, qu’ils prennent plutôt comme partenaires. À ce titre, ces acteurs peuvent être considérés comme des précurseurs : « Pour faire face à la “crise du lien social”, le sport associatif est appelé par les politiques publiques à jouer un rôle d’intégration et d’insertion des populations considérées comme “en difficulté” » (p. 13). L’auteur montre que l’éducation par le sport commence à avoir une histoire en France car les premières expériences ont débuté véritablement sous le premier septennat de François Mitterrand, au début des années 1980. Depuis, on a assisté à une multiplication des initiatives, pour ne pas dire à une inflation des programmes, sous des formes diverses : opération ville-vie-vacances, « sport dans les quartiers »... Il convient aujourd’hui d’en dresser un état des lieux pour tenter de cerner ce phénomène qui se décline en des pratiques et des processus très différents les uns des autres. Cette diversité se conçoit à l’aune des définitions de la notion d’éducation, qui peut induire des confusions conceptuelles. Cela s’explique par des représentations fort différentes de l’acte d’éduquer. Comme le rappelle Benjamin Coignet, les éducateurs par le sport ont acquis aujourd’hui une certaine légitimité pour intervenir dans les contextes sensibles. Mais en raison du déficit de communication sur ces métiers, peu de jeunes ont pu réellement se professionnaliser dans ce secteur. En effet, leurs diplômes, souvent délivrés par les fédérations sportives, ne sont pas encore assez reconnus pour conduire à des emplois pérennes. Bien que précaires, leur travail a une valeur indéniable pour « réinventer la coopération associative » (p. 149). L’auteur tente de retracer le parcours de vie de ces acteurs, de leur engagement initial à leur vocation professionnelle. Il expose les processus de socialisation au sein des clubs et les projets innovants dans un contexte de diminution des aides publiques. L’auteur montre comment l’attribution de ces postes à des personnes extérieures aux dits « quartiers » génère parfois heurts et tensions.
- 3 Mathias Gardet, Alain Vilbrod, Éducation spécialisée en Bretagne, 1944-1984 : Les coordinations bre (...)
- 4 Norbert Elias et John Scotson, Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1997.
- 5 Hély Mathieu, Les métamorphoses du travail associatif, Paris, PUF, 2009.
5La vie associative, qui concerne aujourd’hui des populations jeunes autant que moins jeunes, germe plus que jamais à partir de projets. À ce titre, les municipalités parties prenantes sont particulièrement sensibles aux initiatives innovantes. Mais cette éclosion associative doit être replacée dans son contexte historico-politique. Depuis son avènement à la fin du XIXe siècle, le sport, profitant du foisonnement associatif lié à la loi de juillet 1901, demeure le plus souvent administré par des bénévoles. Pour mieux comprendre cette particularité, l’auteur a procédé à des entretiens semi-directifs avec ces présidents d’associations, éducateurs-militants... À côté de ces responsables associatifs, un certain nombre de militants, notamment ceux qui s’engagent depuis longtemps dans ces structures, considèrent qu’ils jouent un rôle de médiateurs face aux conflits entre jeunes et adultes. Cette fonction de médiation est d’ailleurs au fondement de leur action car elle cristallise leur légitimité au sein des projets associatifs. Si l’objet de l’association sportive est bien de donner un cadre éducatif à la pratique, il ne s’agit pas seulement de jouer au basket ou au foot entre pairs mais bien d’utiliser le contexte de l’activité pour transmettre des règles de citoyenneté. Pour autant, la relation entre pratiques sportives et éducation ne va pas de soi. Ce lien entre dynamique et évolution constante des registres et modes d’intervention sociale témoigne d’une dialectique complexe. À ce titre, un parallèle aurait pu être mené avec les travaux de Mathias Gardet et d’Alain Villbrod3. Ces auteurs posent la question de la participation au renouvellement des actions des associations qui regroupent, dans ce cas, les professionnels de l’éducation spécialisée et les militants de toujours, sorte de missionnaires du social. En mélangeant les genres, l’État insuffle une politique avant-gardiste non dénuée d’ambivalence vis-à-vis des acteurs concernés. L’ouvrage ne prend pas assez en compte, à notre sens, ce pan de l’histoire de l’éducation lié à l’enchevêtrement de ces logiques sociales. Souvent présenté comme un mode de sociabilité spécifique, fédérateur et porteur de sens, d’identités et de valeurs pour la collectivité, le sport dans les cités renvoie à une série d’ambigüités : de son utilisation comme moyen de lutte contre l’oisiveté à sa récupération à des fins politiques (la gestion de corps performants associée à une vision néolibérale). Benjamin Coignet apporte un éclairage sur les évolutions de la pratique sportive au regard de la relation entre les villes et les quartiers d’habitat collectif. Il est ainsi amené à distinguer « club outsider » et « club établi », selon la célèbre taxinomie élaborée par Norbert Elias et John Scotson4. Si le premier relève d’accords tacites entre les participants, le second renvoie davantage à une dynamique liée à l’institutionnalisation du projet, faisant écho aux travaux de Mathieu Hély5 sur les travailleurs associatifs. Pour dépasser cette opposition, Benjamin Coignet a élaboré une typologie des actions menées en distinguant les dispositifs reposant sur différents types d’actions : logiques d’« éducation pure », de « communication » ou de « gestion des conflits ». Ce livre montre que le contexte associatif engendre une hétérogénéité des manières de concevoir l’éducation par le sport dans les quartiers populaires, car ce champ est traversé par différentes logiques, les unes instrumentales, qui réduisent le sport à de la pacification sociale, les autres plus complexes, visant à permettre aux personnes de se construire comme citoyens à part entière.
6Le mérite de l’ouvrage de Benjamin Coignet est de rompre avec une vision réductrice de l’action des clubs sportifs (le « cadre associatif » est vu ici comme une « projection souvent idéalisée »). En effet, l’objectif de l’ouvrage est de déconstruire la croyance selon laquelle le sport serait un instrument de pacification sociale. En accordant toujours une attention particulière à la question de la fabrication des rapports sociaux au sein des associations, l’auteur met en perspective les processus qui mènent à ce qu’il nomme « l’innovation sociale ». L’étude de l’association sportive permet d’interroger la socialisation complémentaire de l’école et de la famille. Si en réalité le livre ne traite pas uniquement de l’évolution des projets de développement au sein des clubs, l’auteur multiplie les citations de sociologues au détriment de la restitution et de l’analyse de ses matériaux empiriques. Ceci étant, l’intérêt de cet ouvrage est double. Il s’agit d’abord de réhabiliter, d’une certaine façon, la sociologie du sport et de l’éducation et il s’agit également de comprendre comment la méconnaissance du sport associatif par des élus locaux participe d’une croyance en un « remède » contre les maux plus profonds de l’habitat relégué. Même si les clubs sont présents sur le terrain, les fédérations sportives, trop souvent obnubilées par la performance sportive, ne prennent pas assez la mesure du rôle de passeurs incarné par les éducateurs sportifs présents dans les quartiers populaires. Cette fonction n’est pas toujours facile à assumer en raison du manque de formation et de moyens pour gérer des situations parfois conflictuelles. Pour pallier cela, la formation de dirigeants bénévoles aptes à encourager des projets d’envergure devient nécessaire pour mener des actions à long terme. Cependant, à la lecture du livre, on peine à percevoir les caractéristiques de l’innovation dans un domaine qui demeure plus que jamais stratégique pour le développement des dispositifs d’animations.
Notes
1 Barney Glaser et Anselm Strauss, The Discovery of Grounded Theory: Strategies for Qualitative Research, Chicago, Aldine de Gruyter, 1967.
2 Norbert Alter, L’innovation ordinaire, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.
3 Mathias Gardet, Alain Vilbrod, Éducation spécialisée en Bretagne, 1944-1984 : Les coordinations bretonnes pour l’enfance et l’adolescence inadaptées, Rennes, PUR, 2007.
4 Norbert Elias et John Scotson, Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1997.
5 Hély Mathieu, Les métamorphoses du travail associatif, Paris, PUF, 2009.
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Référence électronique
Antoine Marsac, « Benjamin Coignet, Sport et innovation sociale. Des associations sportives en mouvement dans les quartiers populaires », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 23 février 2015, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/17153 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.17153
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