Maël Dif-Pradalier, Samuel Zarka, Redonner ses chances à l’apprentissage. Une comparaison France, Suisse, Italie
Texte intégral
- 1 Voir les statistiques en matière de chômage des jeunes en Europe sur le site d’Eurostat : http://ec (...)
1Alors qu’aujourd’hui en Europe près d’un jeune sur quatre est touché par le chômage, l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse, avec des taux de chômage des jeunes en dessous de 10%, font figure d’exceptions1. La raison principale de cette réussite proviendrait du large développement de la formation professionnelle dans ces pays, permettant aux jeunes d’apprendre un métier et des compétences précises, tout en répondant aux besoins des employeurs et du marché du travail. Ainsi, la promotion de la formation professionnelle est devenue l’un des axes de prédilection des politiques éducatives dans de nombreux pays, afin de lutter contre le chômage des jeunes.
2C’est dans ce contexte que Maël Dif-Pradalier et Samuel Zarka publient Redonner ses chances à l’apprentissage, une étude commanditée par la Confédération française des travailleurs chrétiens. Le principal point fort de cette contribution réside dans son approche comparative entre la France, la Suisse et l’Italie. La Suisse faisant partie des « pays modèles » en matière de formation professionnelle, les auteurs se demandent dans quelle mesure la France et l’Italie s’en inspirent. Un deuxième point fort de cette étude provient de la diversité des matériaux utilisés, articulant des données statistiques, des références législatives et des entretiens qualitatifs auprès de différents acteurs de l’apprentissage. Les auteurs dressent ainsi un panorama complet sur l’apprentissage. L’apprentissage, rappelons-le, désigne une relation de formation entre un employeur et un apprenti, caractérisée par une alternance entre périodes de formation en entreprise et à l’école. Néanmoins, dans le cadre de cette étude les auteurs n’emploient pas cette définition large de l’apprentissage puisqu’ils s’intéressent essentiellement à l’apprentissage tel qu’il est définit légalement à travers le contrat d’apprentissage. L’ouvrage est structuré en quatre parties, les trois premières étant consacrées à chacun des pays et la dernière à une discussion confrontant les points de convergence et de divergence entre ces pays.
- 2 Verdier Eric, « Le France a-t-elle changé de régime d’éducation et de formation ? », Formation empl (...)
3Les auteurs commencent par définir dans l’introduction les logiques différentes qui gouvernent les systèmes de formation des trois pays étudiés à partir d’une typologie élaborée par Verdier2. Le système français répond à une logique méritocratique. Il est fondé sur une compétition scolaire dite équitable, s’appuyant sur des critères de sélection objectivés. Il en résulte que les filières professionnelles, et l’apprentissage en particulier, sont dévalorisés, dans la mesure où elles sont associées à un échec scolaire. À l’inverse, dans le système suisse, l’apprentissage bénéficie d’une image très positive – voire idéalisée, selon certains observateurs. Ce système, qui est caractérisé par une convention professionnelle, est directement construit par les instances professionnelles et débouche sur des qualifications reconnues. Quant au système italien, c’est un cas à part qui néanmoins se rapproche sous certains aspects du modèle méritocratique, l’apprentissage n’étant pas plus valorisé en Italie qu’en France. Ces différentes logiques reflètent des temporalités différentes quant au développement de l’apprentissage dans ces pays.
- 3 Correspondant aux CAP et BEP (brevet d’études professionnelles) en France.
4Alors que l’institutionnalisation de l’apprentissage en Suisse remonte à la fin du XIXe siècle, elle est beaucoup plus récente chez ses deux voisins. En France, si elle débute dans les années 1970, l’apprentissage ne se développe réellement qu’à partir des années 1990, suite à une modification de la législation. Les effectifs d’apprentis sont en augmentation quasi constante dans le pays depuis lors. En Italie, l’apprentissage est devenu une préoccupation politique majeure à partir de la fin des années 1990, en témoignent les réformes successives entreprises en 1997, en 2003 et en 2012. Les modèles de l’apprentissage tel qu’ils ont été construits en France et en Italie ont en commun de ne pas se limiter au niveau d’étude V3. De nombreuses formations peuvent être effectuées en apprentissage au niveau du bac, notamment avec le bac professionnel en France, et au niveau de l’enseignement supérieur, par exemple avec le brevet de technicien supérieur (BTS), la licence professionnelle et le diplôme d’ingénieur en France, et même en Italie avec le doctorat. De ce point de vue, ces développements attestent de la transposition au monde de l’apprentissage de la logique méritocratique, puisqu’une « carrière d’apprenti » du certificat d’aptitude professionnelle (CAP) au diplôme d’ingénieur est – théoriquement – possible. Dans la réalité, un tel parcours demeure néanmoins exceptionnel.
- 4 Voir le développement de la Maturité professionnelle, des formations professionnelles supérieures e (...)
5En Suisse, l’apprentissage au sens strict du terme est resté cantonné au niveau de l’école secondaire. Néanmoins, et cela les auteurs ne le soulignent pas assez, il existe en Suisse de nombreuses filières d’études professionnelles en plus du traditionnel apprentissage. Particulièrement développée au niveau de l’enseignement supérieur, l’offre de formation dans ces autres filières d’études professionnelles s’est étoffée depuis une vingtaine d’années en Suisse. Ces formations étant souvent réalisées en cours d’emploi, elles soulèvent les limites de l’approche adoptée par les auteurs consistant à s’intéresser à l’apprentissage uniquement tel qu’il est défini en termes légaux, en le réduisant au contrat d’apprentissage. Or, cette conception est problématique dans la mesure où elle ne permet pas de rendre compte des évolutions récentes du système de la formation professionnelle en Suisse. Alors qu’en France le nombre d’apprentis dans les filières de niveau V a stagné et celui dans les filières de niveau supérieur (du bac professionnel au master) a augmenté, ces mêmes tendances s’observent également en Suisse, mais à une autre échelle et sous d’autres formes que le contrat d’apprentissage4.
6Avec la stagnation des effectifs d’apprentis dans les filières d’étude de niveau V à partir du milieu des années 1990 en France et dès les années 1980 en Suisse, les jeunes ont été de plus en plus confrontés à la difficulté de trouver une place d’apprentissage, ceci en dépit des différentes incitations financières mises en place par les États concernés. Particulièrement préoccupant en Suisse où on parle de « crise des places d’apprentissage », ce problème se traduit par une concurrence et une sélectivité accrues dans l’accès à l’apprentissage. Les entreprises sélectionnent en effet de plus en plus en fonction des résultats scolaires, quand elles ne pratiquent pas elles-mêmes leurs propres tests. Il en résulte qu’aujourd’hui en Suisse près de 10% des jeunes se retrouvent sans place d’apprentissage à l’issue de l’école obligatoire. Paradoxalement, ce sont ceux qui ont le moins de ressources et qui profiteraient le plus d’un apprentissage qui en sont exclus. Celles et ceux qui ont réussi à décrocher une place d’apprentissage font également face à une plus grandes incertitude. Non seulement les ruptures de contrat d’apprentissage ont augmenté, mais en plus l’embauche de l’apprenti par l’entreprise formatrice à n’est plus garantie une fois son diplôme obtenu. De plus, le salaire des apprentis est généralement si faible qu’il ne permet pas de survivre sans l’aide d’un tiers.
- 5 Toutefois, les auteurs ne précisent pas l’ordre de grandeur.
7La situation des apprentis italiens n’est pas plus réjouissante. Même si, au niveau juridique, le contrat d’apprentissage est un contrat à durée indéterminée, la période de formation est considérée comme limitée. De plus, l’apprentissage étant peu encadré en Italie, de nombreux employeurs le vident de son objectif de formation en utilisant les apprentis comme le réservoir d’une main d’œuvre peu couteuse et flexible. Les auteurs citent ainsi l’exemple d’une entreprise familiale de moins de 10 salariés où tous les employés de moins de 29 ans ont signé un contrat d’apprentissage5. Enfin, suite à un changement dans la réglementation, l’apprentissage est désormais concurrencé par les stages, qui ont l’avantage pour les employeurs d’être encore moins couteux et encadrés. Par conséquent, les effectifs d’apprentis en Italie ont baissé de presque 9% depuis 2008. Ces nombreuses dérives témoignent de la difficulté à mettre en place un nouveau système de formation, qui pourtant profiterait aux jeunes italiens qui souffrent massivement du chômage et de l’insécurité de l’emploi. Le potentiel est particulièrement élevé dans ce pays où l’apprentissage reste une voie de formation marginale.
- 6 Pfeffer Fabian, « Persistent Inequality in Educational Attainment and Its Institutional Context », (...)
- 7 Charles Maria, Grusky David, Occupational Ghettos: The Worldwide Segregation of Women And Men, Stan (...)
- 8 Oesch Daniel, Occupational Change in Europe. How Technology and Education Transform the Job Structu (...)
8Ce n’est pas le cas en Suisse où 70% des jeunes s’orientent vers la formation professionnelle à l’issue de l’école obligatoire, et où les choix d’orientation s’effectuent très tôt. En effet, et c’est là l’un des problèmes majeurs du modèle suisse, dès l’âge de 13 ans – et même avant, dans certains cantons –, une pré-sélection est opérée dans le système éducatif. Or, du fait de cette sélection particulièrement précoce, la Suisse, tout comme l’Allemagne, figure parmi les pays où la reproduction des inégalités sociales6 et de genre7 est parmi les plus élevées des pays occidentaux. De plus, la persistance de larges filières d’apprentissage en Suisse pose d’autres questions, notamment celle de leurs adéquations aux changements du marché du travail8. En effet, l’accroissement du risque d’obsolescence des savoirs et des connaissances lié à la désindustrialisation et au développement des nouvelles technologies nécessite de former une main d’œuvre capable de s’adapter et d’apprendre de nouvelles compétences rapidement. Enfin, il n’est pas sûr que l’apprentissage à lui seul permette de résorber le chômage des jeunes puisque, comme le soulignent les auteurs, le nombre de places d’apprentissage varie en fonction du taux d’emploi, donc de la conjoncture économique. De ce point de vue, l’étude du système d’apprentissage d’un pays tel que le Royaume-Uni, relevant de la convention marchande, associé donc à une logique de marché (voir la typologie de Verdier déjà évoquée), aurait été intéressante.
9Pour conclure, s’il faut redonner ses chances à l’apprentissage, il faut aussi qu’il se donne les moyens de redonner leurs chances aux jeunes, en les préparant à un marché du travail devenu incertain, en n’excluant pas ceux qui ont le moins brillé à l’école, et en encourageant leur autonomie et leur liberté de choix d’orientation, indépendamment de leur origine sociale, de leur origine nationale ou de leur sexe.
Notes
1 Voir les statistiques en matière de chômage des jeunes en Europe sur le site d’Eurostat : http://ec.europa.eu/eurostat/tgm/table.do?tab=table&plugin=1&language=fr&pcode=tsdec460, et en Suisse sur le site de l’Office fédéral de la statistique : http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/00/10/blank/ind44.indicator.30000303.4406.html.
2 Verdier Eric, « Le France a-t-elle changé de régime d’éducation et de formation ? », Formation emploi, n° 76, 2001, p. 11-24.
3 Correspondant aux CAP et BEP (brevet d’études professionnelles) en France.
4 Voir le développement de la Maturité professionnelle, des formations professionnelles supérieures et des Hautes écoles spécialisées : http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/15/04/00/blank/uebersicht.html, http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/15/05/key/blank/uebersicht.html, http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/15/06/tab/blank/uebersicht.html.
5 Toutefois, les auteurs ne précisent pas l’ordre de grandeur.
6 Pfeffer Fabian, « Persistent Inequality in Educational Attainment and Its Institutional Context », European Sociological Review, vol. 24, n° 5, 2005, p. 543-565.
7 Charles Maria, Grusky David, Occupational Ghettos: The Worldwide Segregation of Women And Men, Stanford: Stanford University Press, 2005.
8 Oesch Daniel, Occupational Change in Europe. How Technology and Education Transform the Job Structure, Oxford, Oxford University Press, 2013.
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Référence électronique
Julie Falcon, « Maël Dif-Pradalier, Samuel Zarka, Redonner ses chances à l’apprentissage. Une comparaison France, Suisse, Italie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 janvier 2015, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/16847 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.16847
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