Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2015Junko Kitanaka, De la mort volont...

Junko Kitanaka, De la mort volontaire au suicide au travail. Histoire et anthropologie de la dépression au Japon

Myriam Cholvy
De la mort volontaire au suicide au travail
Junko Kitanaka, De la mort volontaire au suicide au travail. Histoire et anthropologie de la dépression au Japon, Montreuil-sous-Bois, Éditions d'Ithaque, coll. « philosophie, anthropologie, psychologie », 2014, 316 p., traduit de l'anglais (Etats-Unis)et présenté par Pierre-Henri Castel, ISBN : 978-2-916120-40-9.
Haut de page

Texte intégral

  • 1 Pour de plus amples informations concernant le traducteur, consulter sa page Internet : http://pier (...)
  • 2 PINGUET, Maurice, La mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, 2008.

1Avec la publication de ce que fut initialement sa thèse doctorale, Junko Kitanaka, anthropologue de la médecine et de la psychiatrie, actuelle enseignante à l’Université Keiō de Tōkyō, a obtenu en 2013 le prix Francis Hsu (prix du meilleur ouvrage d’anthropologie d’Extrême-Orient) décerné par la Society for East Asian Anthropology (SEAA). Cet ouvrage, traduit en français par Pierre-Henri Castel1, directeur de recherches au Cermes, psychanalyste et membre de l'Association Lacanienne Internationale, a été publié en 2014 sous le titre De la mort volontaire au suicide au travail. Histoire et anthropologie de la dépression au Japon aux éditions Ithaque, spécialisées dans les domaines de la métaphysique, de la philosophie de l’esprit et de la philosophie des sciences, de la psychanalyse et de l’anthropologie. Trente ans après Maurice Pinguet et son ouvrage La mort volontaire au Japon2, l’auteure nous dresse, en s’appuyant sur de nombreuses années de terrain auprès de médecins et de patients, le portrait d’une société japonaise à fleur de peau. C’est en tant qu’anthropologue qu’elle nous offre ici une analyse à la fois historique, thérapeutique, politique et sociale de la dépression. Ce faisant, elle vise plusieurs desseins : tout d’abord, elle a la volonté de démontrer que l’idée selon laquelle le concept de mélancolie aurait récemment été importé de l’Occident vers le Japon est erronée, et que l’on en trouve déjà des traces dans une littérature plus ancienne. Aussi, elle met en avant le fait que la culture japonaise s’est réapproprié les caractéristiques de la dépression pour en faire une véritable « maladie nationale » et expose la manière dont le milieu médical en a tiré parti. Enfin, elle nous montre comment l’individu peut parfois être amené à préférer s’effacer sous le poids d’une société japonaise réputée comme particulièrement pesante. Avec la crise des années 1990 qui a entraîné de nombreuses faillites, l’accroissement du chômage et le durcissement des conditions de travail, les valeurs de loyauté et de stabilité si chères à la société nippone ont été fortement ébranlées, impactant ainsi le sentiment de bien-être d’un nombre croissant de travailleurs japonais.

2L’ouvrage s’ouvre sur une présentation réalisée par le traducteur, suivie d’une introduction par l’auteure, qui ont pour but de poser les idées et concepts principaux qui seront développés. La première partie intitulée « La dépression dans l’histoire » nous offre une présentation historique du concept de dépression. Nous y découvrons qu’au fil des époques, cette notion s’est vu attribuer diverses origines et a revêtu de nombreuses significations, aussi surprenantes soient-elles : entre autres, état pathologique représentatif de la stagnation du ki (énergie vitale), maladie biologique et héréditaire, symptôme de troubles psychologiques nés au cœur du cerveau ou encore signe d’une volonté profonde de se comporter en bon citoyen. Junko Kitanaka met également l’accent sur l’appropriation de la psychiatrie par l’État japonais, notamment comme instrument d’oppression de la population. Ainsi, dans un contexte de tensions internationales, la création d’hôpitaux psychiatriques a en particulier permis d’isoler ceux qui étaient considérés comme incapables de se conformer à l’ordre social établi et de devenir de dociles combattants à même de répondre à une éventuelle menace extérieure. Enfin, elle montre comment la société nippone, et en particulier le monde médical, s’est saisi du concept de dépression pour le rendre populaire et séduisant. Contrairement à nos contrées où elle est perçue comme le signe d’un trouble affectif, la dépression est devenue au Japon le symptôme d’une maladie du corps tout entier, susceptible d’affecter essentiellement les bons citoyens, c’est-à-dire les personnes consciencieuses, délicates, sérieuses et responsables.

3Dans une seconde partie intitulée « La dépression dans la pratique clinique », l’auteure analyse la manière dont psychiatres et patients font référence à la dépression dans la pratique clinique. Pour les psychiatres, il n’est nul besoin de la soigner par la parole, l’esprit se soigne par le corps et c’est pour cela qu’il est fait recours aux antidépresseurs et au repos. Ils décrivent en effet cet état comme une connexion perdue avec le corps. Ce faisant, ils souhaitent éviter d’interférer avec la psychologie de leurs patients pour protéger un « soi » déjà fragilisé. Le concept de suicide fait ici son apparition. Pour les psychiatres, il ne s’agit bien souvent que de l’un des symptômes de la dépression (mort non volontaire) et non du fruit d’une volonté consciente (mort volontaire). En se refusant à soigner l’esprit des patients, ils renforcent la frontière entre la pulsion suicidaire « normale », c’est-à-dire volontaire et qui ne peut donc pas être prise en charge, et la pulsion suicidaire « pathologique », symptomatique de la dépression et pouvant faire l’objet d’un traitement. Junko Kitanaka pose également la question des inégalités de genre face à la dépression. En effet, selon elle, ses origines et son mode de traitement diffèrent entre hommes et femmes. Elle souligne ainsi que chez les hommes, c’est le dévouement, principalement professionnel, jusqu’au sacrifice de soi qui mène à la dépression. Pour cette raison, ils bénéficient de la reconnaissance de leur entourage et des psychiatres, desquels ils attendent une relation de confiance mutuelle et une bienveillance qui leur permettront de redévelopper un sentiment de soi. Par la guérison, les hommes se recentrent bien souvent sur leurs relations sociales et apprennent à lâcher prise. À l’inverse, elle signale que les femmes, de par leur position sociale, sont en quête d’une reconnaissance à la fois sociétale et médicale de leur dépression. Elles évoquent bien souvent plusieurs causes possibles et s’enlisent dans un sentiment de culpabilité qui fait persister encore davantage leur mal-être. Certaines n’ont désormais plus le sentiment de s’accomplir dans le schéma familial patriarcal japonais, mais ne parviennent toutefois pas à trouver leur place dans un monde professionnel en pleine mutation. À cela s’ajoute le fait qu’aux yeux des psychiatres, qui ne parviennent pas à bien comprendre le phénomène dépressif chez les femmes, leur prise en charge est considérée comme moins urgente. Il en découle un manque de confiance des patientes envers leur médecin ; celles-ci se lancent, bien souvent en vain, à la recherche du bon médecin.

4Dans une troisième partie intitulée « Dépression et société », l’anthropologue analyse l’impact majeur de la dépression dans trois grands domaines : le droit, la pharmacologie et le monde du travail. Dans une société comptant plus de 30 000 suicides par an depuis une douzaine d’années, la psychiatrie est désormais placée au cœur d’évolutions sociales et législatives majeures. La dépression est devenue un véritable sujet de préoccupation, notamment depuis la condamnation de l’entreprise Dentsu, en 2000, suite au suicide d’un employé. Il en résulta la création, en 2006, d’une loi visant à réduire le taux de suicide de 20 % d’ici 2016 et invitant à considérer le suicide comme un problème sociétal. Un comité spécial a également été constitué par le ministère du Travail japonais, afin de permettre aux tribunaux de quantifier de manière plus équitable le préjudice subi par les familles dont l’un des membres s’est suicidé sous le poids d’un travail particulièrement stressant. Il est cependant intéressant de mentionner que, depuis peu, certains jugements prennent désormais en considération la vulnérabilité des travailleurs pour disculper partiellement les employeurs. Sur le plan pharmacologique, Junko Kitanaka se demande si l’approche thérapeutique choisie par le corps médical japonais, à savoir soigner l’esprit par le corps, avec notamment le recours aux antidépresseurs, ne sert pas directement l’industrie pharmaceutique. En 2009, la NHK (Nippon Hōsō Kyōkai, Compagnie télévisuelle japonaise) diffusa un programme qui soulignait la confusion entourant le diagnostic et le traitement de la dépression. Face à l’ampleur du phénomène dépressif, la psychiatrie aurait fini par devenir un instrument au service des entreprises pour protéger les salariés. On a ainsi vu l’émergence d’une nouvelle science psychiatrique du travail affirmant que la responsabilité de prévenir et de traiter la dépression relève tant des médecins que des unités de travail et des travailleurs eux-mêmes. Aujourd’hui, les entreprises invitent volontiers leurs collaborateurs à se mettre en arrêt de travail et à consulter un spécialiste en cas de mal-être. Il n’en reste pas moins que les employés dépressifs de longue durée prennent le risque d’être perçus comme des personnes de mauvaise foi, imprévisibles et présentant un danger moral pour leur entreprise.

5Nous l’avons vu, l’auteure signe une étude de grande envergure, abordant la question de la dépression liée au contexte culturel et professionnel et ce, à travers diverses perspectives disciplinaires. Il convient toutefois de souligner que la traduction française du titre peut porter à confusion. On s’attendrait en effet à une étude plus en adéquation avec ce qui pourrait se faire en sciences de gestion. Or, les problématiques de la mort volontaire et du suicide au travail ne font leur apparition qu’en milieu d’ouvrage, et certaines grandes questions en semblent ainsi délaissées. Il est pourtant bien ici question d’un historique et d’une anthropologie de la dépression au Japon, ce qui justifie pleinement le choix du sous-titre. Le titre original Depression in Japan. Psychiatric Cures for a Society in Distress semble ainsi bien plus fidèle au contenu de l’ouvrage qui intéressera volontiers anthropologues, psychologues, historiens et sociologues.

Haut de page

Notes

1 Pour de plus amples informations concernant le traducteur, consulter sa page Internet : http://pierrehenri.castel.free.fr/

2 PINGUET, Maurice, La mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, 2008.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Myriam Cholvy, « Junko Kitanaka, De la mort volontaire au suicide au travail. Histoire et anthropologie de la dépression au Japon », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 janvier 2015, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/16834 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.16834

Haut de page

Rédacteur

Myriam Cholvy

Diplômée en traduction et en ressources humaines. Actuellement en poste dans les ressources humaines au sein d'une société internationale.

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search