Baptiste Coulmont, Sociologie des prénoms

Texte intégral
1Cet ouvrage est la deuxième édition revue et corrigée, dans la célèbre collection « Repères », d’une synthèse, qui se propose de réunir un grand ensemble d’études sociologiques, historiques, anthropologiques mais aussi économiques dont le point commun est d’avoir le prénom pour objet central ou périphérique. L’auteur revendique d’emblée un point de vue à la fois « pluraliste » sur le plan méthodologique mais aussi « impérialiste », en mettant en avant le regard sociologique. Car il s’agit bien d’approfondir une intuition ancienne et déjà formulée par des écrivains selon laquelle le prénom est une fenêtre sur le monde social.
2Le premier chapitre retrace historiquement l’emprise de l’État sur les prénoms. L’État va imposer progressivement en France, à partir de la Révolution, l’usage d’un prénom stable et unique. Cette officialisation de la définition identitaire ne s’est pas faite sans heurts car les pratiques sont longtemps restées marquées par l’emprise de la religion, notamment depuis la Réforme, mais aussi par celle de traditions familiales autonomes comme la plurinomination. Le rôle coercitif de l’État sur la définition identitaire est montré à travers de nombreux exemples autour de la dialectique de l’intégration et de l’exclusion. Si le prénom peut intégrer à a communauté, il peut être aussi un marqueur stigmatisant : un encadré revient sur l’obligation faite aux Juifs, pour les rendre administrativement « visibles », de porter un second « prénom juif » sous le IIIe Reich. Le prénom est donc le produit d’une « morale d’état civil » (Foucault), sa situation, à la croisée des sphères publiques et privées, permet d’illustrer la montée d’une désinstitutionalisation relative.
- 1 Ph. Besnard et G. Desplanques, La cote des prénoms en 2004. Connaître la mode pour bien choisir un (...)
3L’essor de l’individualisme est montré dans le second chapitre (« le prénom et la mode ») qui s’appuie sur de nombreuses enquêtes quantitatives initiées par des démographes et des sociologues (dont certaines sont restées célèbres par leur succès1) et des représentations graphiques très parlantes. Les flux de prénoms peuvent être saisis comme des flux de biens de consommation particuliers : « Parce que le prénom, à la différence des autres biens de mode comme les vêtements ne coûte rien, le lien entre le prénom et la structure sociale ne peut pas s’expliquer par des différences de richesse ou de revenus, au contraire de la diffusion des biens marchands nouvellement crées » (p. 43). Un prénom suit une carrière « en cloche » et fait figure de marqueur générationnel, de classe –et dans une moindre mesure géographique- efficace. On assiste au XXe siècle à une accélération de la vie des prénoms et surtout à une augmentation de leur nombre, avec de plus en plus d’innovations. Le prénom est donc à la fois de plus en plus individualisé tout en restant le produit d’un choix déterminé, il permet par exemple aujourd’hui de situer plus précisément la période de naissance d’un individu qu’auparavant : on peut « dater » plus précisément Kévin que Michel. L’auteur fait référence à des débats récurrents de l’anthropologie et de la sociologie : qui innove ? Comment les innovations culturelles se diffusent-elles ? Assiste-t-on à des phénomènes d’imitation du haut vers le bas ou au contraire, et c’est effectivement le cas ces dernières années, les groupes sociaux sont-ils autonomes dans leurs choix ? Jean-Baptiste Coulmont discute notamment les thèses de Stanley Lieberson qui développe une analyse « internaliste » de la circulation des prénoms, rattachant les goûts de classe à des sonorités des prénoms qui peuvent se décliner mais également à des mécanismes endogènes de diffusion, les prénoms se positionnant les uns par rapport aux autres. Cette diffusion relationnelle renvoie à la structure sociale mais aussi à la sociabilité et aux interactions.
4Le chapitre suivant traite des usages sociologiques des prénoms. Ceux-ci sont appréhendés comme des indicateurs plus ou moins fiables de faits sociaux, dans une perspective durkheimienne. Ils ont bien évidemment des révélateurs du sexe, même s’il existe des prénoms mixtes ou épicènes. Les anthropologues ont aussi pu les utiliser pour repérer la structure et les évolutions de la parenté. Bernard Vernier se penche ainsi sur les deuxièmes prénoms, moins dépendants de la mode que des liens familiaux. Le prénom permet aussi de mesurer le décalage entre l’emprise de la structure sociale et la vie propre des affects. Il est ensuite saisi comme un indicateur d’opinion (par exemple de militantisme régionaliste ou nationaliste), comme un moyen de saisir l’intégration (prénoms des descendants de migrants que des études comparent à ceux de la population d’accueil mais aussi de la population d’origine). L’impossibilité de faire des statistiques ethniques en France, fait aussi du prénom un outil alternatif pour mettre en évidence des phénomènes de ghettoïsation ou de ségrégation ethnique.
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5Le dernier chapitre, plus éclaté mais passionnant, porte sur les usages sociaux des prénoms, et ouvre en quelque sorte une « boîte noire » en étudiant le rôle et les effets du prénom dans les interactions sociales. Le processus du choix du prénom participe ainsi d’une sociologie du couple et de la mise en scène familiale, mais aussi de la construction de l’identité de l’enfant, parfois dès la grossesse, par les parents. Les usages, notamment quotidiens, du prénom (appeler quelqu’un par son nom ou son prénom, donner -ou pas- un prénom humain à un animal ou à une maison) interrogent sur leur vie propre et nous conduisent à questionner une assertion de l’auteur placée en début d’ouvrage visant à distinguer l’ouvrage d’études plus ésotériques : « Les sociologues n’accordent au prénom en lui-même aucune efficacité » (p. 3). Le prénom produit peut-être un « effet Pygmalion » et n’est sans doute pas sans effets2, ce qui n’échappe pas aux écrivains quand ils prénomment leurs personnages de fiction. Une des grandes qualités de ce petit ouvrage est de balayer un ensemble de débats majeurs de la sociologie contemporaine à travers un objet original et stimulant et du coup de fonctionner comme un petit manuel de sociologie générale atypique. Bien sûr le prénom reste un objet complexe, comme le souligne l’auteur dans la conclusion, il est une « trace ambiguë », à la fois officielle et intime.
Notes
1 Ph. Besnard et G. Desplanques, La cote des prénoms en 2004. Connaître la mode pour bien choisir un prénom, Paris, Balland, 2003.
2 L’application en ligne de B. Coulmont (http://coulmont.com/bac/) qui met en lien prénom et résultats au baccalauréat a pu donner lieu à des commentaires naïfs confondant causalité et corrélation, ce n’est bien sûr pas le prénom qui détermine la réussite scolaire mais l’origine sociale dont il est le reflet. On peut cependant faire l’hypothèse que le prénom, par la « charge sociale » qu’il peut porter, n’est pas toujours sans effet sur les interactions, y compris scolaires.
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Référence électronique
Frédéric Roux, « Baptiste Coulmont, Sociologie des prénoms », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 janvier 2015, consulté le 22 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/16754 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.16754
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