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Thomas Bouchet, Les Fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIXe siècle à nos jours

Odile Hanquez Passavant
Les fruits défendus
Thomas Bouchet, Les fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIXe siècle à nos jours, Paris, Stock, series: « Les essais », 2014, 350 p., ISBN : 978-2-234-07106-3.
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1Publiée en 1808, la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales est considérée comme un des textes fondateurs du socialisme. Fourier y conçoit une organisation sociale basée sur les passions sensuelles et affectives. Ainsi, la question des plaisirs sensuels est-elle présente dès la naissance de ce courant politique qui a pour horizon l’émancipation collective. Dès lors, elle n’a cessé de faire retour dans les écrits socialistes.

  • 1 On lui doit, entre autres, l’édition et le commentaire de Charles Jeanne, À cinq heures nous serons (...)

2C’est à l’ensemble des discours, nombreux, qui du XIXe à nos jours prennent position sur ces questions que Thomas Bouchet, spécialiste de l’histoire politique et sociale du XIXe siècle en France1, a consacré la passionnante enquête que constitue Les Fruits défendus. Ces discours évoquent les sensualités érotiques, mais aussi gustatives, olfactives, tactiles : la bonne chère et le vin, les banquets, la fête et la danse, la sexualité, le naturisme. Pour hétérodoxe qu’elle soit, cette approche des socialismes à partir des sens réputés les moins nobles, « qui font l’objet d’une attention souvent soupçonneuse » (p. 12), est tout sauf anecdotique : à travers l’évocation des plaisirs sensuels, il n’est question que d’émancipation politique. De l’ensemble de ces textes se dégage un discours dominant massivement ces deux siècles, qui voit cette émancipation compromise par les plaisirs : futiles ou voués à se convertir en débauche, ils l’entravent ou la feront échouer. À l’opposé, des voix singulières, souvent isolées, toujours minoritaires, revendiquent la sensualité comme nécessaire à l’émancipation collective. Ainsi, entend montrer Thomas Bouchet, « les points de vue socialistes sur la sensualité disent[-ils] l’une des vérités des socialismes » (p. 19).

  • 2 Parmi lesquels : Gilles Candar et Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014 ; Vincent Ducle (...)
  • 3 Pour ces dernières années, notamment les colloques : Qu’est devenue l’histoire des socialismes ? Co (...)
  • 4 Pour n’en citer que quelques-uns : Aude Chamouard, Une autre histoire du socialisme : les politique (...)
  • 5 Bertrand Russell, Le monde qui pourrait être : socialisme, anarchisme et anarcho-syndicalisme, trad (...)

3Vérités dont l’époque est en quête, sans doute. Si la publication d’ouvrages consacrés à Jaurès2 et la rééditions d’écrits de sa main est une figure obligée au moment où l’on célèbre le centenaire de sa mort, l’activité scientifique3 et éditoriale4 récente témoigne d’un remarquable regain des recherches consacrées au(x) socialisme(s) — on y insiste, entre autres, sur la variété et l’hétérogénéité de ce courant. Dans le même temps, une série de rééditions invitent à relire sur le sujet des textes aussi divers que ceux de Bertrand Russell, d’Oscar Wilde, d’Émile Durkheim ou de Cornélius Castoriadis5.

4À l’intérieur même de cette tendance, s’en dessine une qui se consacre aux dimensions autres que politiques ou économiques des socialismes. Elle s’intéresse aux discours sur la famille, le mariage, les relations entre hommes et femmes, la place des enfants et leur éducation. La tenue, de 2000 à 2010, du séminaire de recherche sur les relations entre socialisme et sexualité, à l’initiative de Francis Ronsin6, en constitue assurément un moment clé. L’approche de Thomas Bouchet, qui participa à ce séminaire, s’inscrit dans cette tendance, en même temps que dans le sillage des travaux d’Alain Corbin, pour sa focalisation sur le domaine du sensible.

5Pour circonscrire le champ de son enquête, d’emblée confrontée à la difficulté de définir le socialisme eu égard à la variété de ses formes, Thomas Bouchet le caractérise par son trait dominant : « une volonté d’émancipation qui se décline suivant trois axes — dénonciation virulente d’un ordre dominant qui opprime ; promesse d’un avenir meilleur ; détermination des chemins de la liberté », étant entendu le primat de la sphère sociale : « le socialisme ne s’en tient pas à l’émancipation de l’individu […] ; il suppose l’action collective, il s’arrime sur elle » (p. 9).

6Sur cette base, il réunit un vaste corpus de textes — essais et ouvrages théoriques, articles de journaux et revues, correspondance, carnets intimes, romans — qui témoigne de la variété et de la profusion des courants de pensée socialistes, remarquable au XIXe siècle. Ainsi figurent, à côté des grands noms associés au socialisme — les saint-simoniens Bazard et Enfantin, Proudhon, Louis Blanc, Cabet, Jules Guesdes, Léon Blum, Marcel Sembat, Daniel Guérin, Roger Vaillant… —, des penseurs aujourd'hui oubliés ou peu connus des non-spécialistes — Claire Démar, autre saint-simonienne, Jules Gray, Hortense Wild (à qui l’on doit la formule « La propriété, c’est le viol »), Joseph Déjacques, Pauline Roland, Sébastien Faure, Monique Piton, etc. Qu’ils soient partisans de l’ascèse ou de la sensualité, tous traitent de questions récurrentes dans l’histoire des socialismes : la domination et l’oppression des corps et des esprits, le rôle qu’il convient d’accorder à la famille, à l’amour libre, à la contraception, à la place des femmes dans la société et à la relation hommes-femmes.

7L’ouvrage est organisé en séquences chronologiques qui suivent un découpage classique : après un point sur Fourier puis sur les saint-simoniens, sont abordés les différentes époques jusqu’à la période actuelle. Pour chaque période, un aperçu du contexte politique et social, une vue d’ensemble sur la situation des socialismes et un résumé des positions dominantes relatives à la sensualité précèdent la présentation des différents auteurs et de leur pensée, qui restitue avec une grande clarté leur originalité et leurs caractéristiques respectives. Si l’ouvrage met bien en évidence la continuité entre revendications (anti)sensuelles et choix doctrinaux — donc, l’existence de points de vue spécifiquement socialistes sur la sensualité —, on peut déplorer qu’il ne contienne pas davantage de synthèses. L’extrême richesse des sources induit un morcellement qui lui donne parfois l’allure d’un dictionnaire spécialisé : c’est passionnant, mais ça ne se lit pas comme un roman. Cependant, ce défaut était peut-être inévitable pour rendre compte du foisonnement des pensées de l’émancipation, et c’est un des grands mérites de Thomas Bouchet que de nous rappeler comme le socialisme sut être critique, et, pour les partisans de la jouissance sensuelle, extraordinairement inventif et d’une très généreuse audace.

8Certains auteurs ne laissent pas d’être particulièrement émouvants. La soif d’émancipation de Claire Démar, pour qui « l’affranchissement du prolétaire […] n’est possible que par l’affranchissement de notre sexe » (citée p. 43) et qui appelle de ses vœux une émancipation sociale fondée sur l’attraction chère à Fourier, où « l’homme et la femme, obéissant aux lois d’une divine attraction, couple sublime [formeront un] individu social », rend son suicide d’autant plus poignant. On découvre un Blum particulièrement attaché à la liberté amoureuse, à « l’harmonie des corps » et au « libre-échange de la tendresse et de la volupté », dénonçant l’institution du mariage de son temps, en dépit des insultes innombrables que cela lui vaudra. On redécouvre Sembat, chez qui militantisme, créativité intellectuelle et épanouissement sensuel vont de pair. À l’opposé, la mysogynie et l’anti-sensualisme militants de Proudhon, le puritanisme de Gesdes ou celui que prône le PCF laissent songeur.

9On est frappé par la netteté du clivage entre ascètes et sensuels, tout au long de ces deux siècles. Les points de vue sur les dangers de la sensualité soutenus par les partisans du militantisme austère ou de l’ascèse sacrificielle peuvent être réduits à un nombre restreint d’arguments stéréotypés, dont la récurrence et l’intensité varient suivant les époques : la sensualité témoigne de la dégradation morale des exploiteurs, à quoi les socialistes se doivent d’opposer une retenue et une sobriété exemplaires ; face à la misère et à la souffrance du peuple, elle est indécente ; futile, elle dispense des plaisirs non nécessaires et détourne de l’essentiel : les combats qui assureront la victoire finale, le goût du travail et de l’effort ; enfin, qu’elle soit du côté de l’excès et du désordre ou de l’animalité, elle mène inévitablement à l’asservissement. Dans tous les cas, les sens, trompeurs, font écran à la morale et à la raison.

  • 7 Sur la question générale du rapport entre corps et émancipation, l’ouvrage de Claude Guillon, Je ch (...)

10Du côté de ses partisans, la sensualité est envisagée plus globalement, comme un moyen privilégié de désaliénation — du corps et de l’esprit, des capacités sensorielles elles-mêmes, des sentiments et des émotions, dans leur variété et leur subtilité ; elle ouvre la voie d’une reconquête de soi, et d’une relation aux autres et au monde enfin libérée de l’oppression7.

11Cette ligne de partage ne se modifiera que tardivement, quand, à partir des années 1980, l’idée socialiste et la question sensuelle sont transformées en profondeur, sous les effets conjugués du sida, de la société de consommation qui dépolitise la sexualité, devenue objet de consommation, et du renoncement socialiste à la révolution.

12Au final, la question de la sensualité dans les pensées de l’émancipation s’avère un marqueur extrêmement productif et un formidable révélateur, et le livre de Thomas Bouchet va bien au-delà du projet initial. Enrichissant la vision que l’on pouvait avoir de ses figures les plus connues, mettant en évidence la diversité et la variété de ses courants, il contribue à renouveler l’histoire du socialisme. Il constitue également un apport important à l’histoire des idées et à celle des sensibilités.

13Quant à cette « vérité des socialismes » que, selon Bouchet, disent ces textes on est tenté de la rapporter à la question de l’articulation entre l’individuel et le collectif dans les pensées socialistes : quand prime le collectif, quoi faire des individus ? Quel sort réserver aux subjectivités, et aux affinités, aux alliances qui se tissent entre elles ? Doivent-elles fonder le collectif ou bien s’y soumettre ? Car c’est aussi, au fond, la valeur politique de l’amour et de l’amitié qu’interrogent et les textes, et le livre. En un temps où se décomposent les modalités anciennes de la politique tandis que, à Notre-Dame-des-Landes, à Sivens ou dans la vallée de Suse, et partout où ont surgi des mouvements comme Occupy ou les Indignés, s’inventent de nouvelles formes, ces questions sont plus contemporaines que jamais. Pour ce qu’il nous apprend autant que pour ce qu’il donne à penser au chercheur comme au lecteur curieux, le beau livre de Thomas Bouchet, sans nul doute, fera date.

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Notes

1 On lui doit, entre autres, l’édition et le commentaire de Charles Jeanne, À cinq heures nous serons tous morts ! Sur la barricade Saint-Merry, 5- juin 1832, Paris, Vendémiaire, 2011, compte rendu de Matthieu de Oliveira pour Lectures ; Noms d’oiseaux. L’insulte en politique de la Restauration à nos jours, Paris, Stock, 2010 (Le Livre de Poche, 2011), compte rendu de Stéphane Lembré pour Lectures ; le Dictionnaire des utopies, en co-direction avec Michèle Riot-Sarcey et Antoine Picon, Paris, Larousse, 2002.

2 Parmi lesquels : Gilles Candar et Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014 ; Vincent Duclert, Jaurès 1859-1914. La politique et la légende, Éditions Autrement, coll. « Vies parallèles », 2013, compte rendu de Sidonie Verhaege pour Lectures.

3 Pour ces dernières années, notamment les colloques : Qu’est devenue l’histoire des socialismes ? Colloque en hommage à Madeleine Rebérioux, 2009 ; Les socialismes : doctrines fondatrices et lectures contemporaines, 2011 ; Le PSU, des idées pour un socialisme au XXIe siècle, 2011, publié sous le même titre aux Presses Universitaires de Rennes en 2012 (compte rendu sur le blog de la revue Dissidences) ; Archives et socialisme après Marx : Autour des fonds de Paul Lafargue, Charles et Jean Longuet, 2013. Voir aussi : Enklask, le carnet de Benoît Kermoal consacré à ses recherches sur le thème : Violences, guerre et paix dans les pratiques militantes socialistes (Bretagne, 1914-1940).

4 Pour n’en citer que quelques-uns : Aude Chamouard, Une autre histoire du socialisme : les politiques à l’épreuve du terrain, 1919-2010, Paris, CNRS éditions, 2013, préface de Serge Bernstein ; « Pour en finir avec le socialisme “utopique” », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 124, 2014 ; Paul Ariès, Le socialisme gourmand : le bien-vivre, un nouveau projet politique, Les Empêcheurs de penser en rond, La Découverte, 2013 [2012] ; Juliette Grange et Pierre Musso (dir.), Les Socialismes, Lormont, Le Bord de l’’eau, 2012 ; Jean-Pierre Warnier, Manuel de socialismes par gros temps, Paris, Téraèdre, 2011 ; Jean Cornil, Anne Demelenne, Isabelle Grippa et al., Petit dictionnaire amoureux des socialismes, Bruxelles, Éditions Mabille, 2011.

5 Bertrand Russell, Le monde qui pourrait être : socialisme, anarchisme et anarcho-syndicalisme, traduit de l’anglais par Maurice de Cheveigné, Montréal, Lux, 2014. Oscar Wilde, L’âme de l’homme sous le socialisme, édition établie, annotée et postfacée par Jérôme Vérain, 2013, Paris, Éditions des Mille et une nuits. Ce texte a également paru, la même année, aux éditions de l’Herne, dans la collection des « Carnets de l’Herne ». Émile Durkheim, Le Socialisme, 2011, Paris, PUF, 2011. L’ouvrage est précédé de l’introduction que Marcel Mauss avait écrite pour la première édition en 1928, et préfacé par Pierre Birnbaum. Cornélius Castoriadis, La question du mouvement ouvrier. Écrits politiques, 1945-1997. Tome I et tome II, Paris, Éditions du Sandre, 2012, comptes rendus de Christophe Premat pour Lectures. Au même moment ont été publiés, sur son œuvre : Philippe Caumières, Castoriadis : critique sociale et émancipation, Paris, Textuel, 2011. Jean-Louis Prat, Introduction à Castoriadis, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2012 [2007].

6 On peut lire ici une présentation du séminaire par Francis Ronsin. Voir aussi le riche ouvrage de Nathalie Brémand, Les socialismes et l’enfance. Expérimentation et utopie (1830-1870), Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2008.

7 Sur la question générale du rapport entre corps et émancipation, l’ouvrage de Claude Guillon, Je chante le corps critique. Les usages politiques du corps, Béziers, H&O éditions, 2008, est également passionnant et d’une lecture très fructueuse. On peut en lire des extraits sur son blog généraliste, http://lignesdeforce.wordpress.com (à distinguer de son blog consacré à ses recherches sur la Révolution française, spécialisé sur le courant des Enragés et les clubs de femmes, http://unsansculotte.wordpress.com).

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References

Electronic reference

Odile Hanquez Passavant, « Thomas Bouchet, Les Fruits défendus. Socialismes et sensualité du XIXe siècle à nos jours », Lectures [Online], Reviews, Online since 19 January 2015, connection on 01 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/16753 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.16753

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About the author

Odile Hanquez Passavant

Doctorante en anthropologie (sous la direction de Pierre-Philippe Rey), Université Paris 8 – Vincennes à Saint-Denis, École doctorale sciences sociales.

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