Saül Karsz, Mythe de la parentalité, réalité des familles
Texte intégral
1Saül Karsz s’attèle, dans son ouvrage, à démystifier ce qu’est la parentalité, large domaine d’intervention éducative, appellation non contrôlée employée dans les médias, dans les discours politiques, dans les concertations de travailleurs sociaux…, gouffre sans fond et sans définition réelle, relevant d’un foisonnement d’idées reçues, de stéréotypes et de préjugés à l’égard des parents, de leur rôle, de leur fonctionnement. La parentalité est un néologisme, un concept aujourd’hui galvaudé, auquel il semble nécessaire d’apporter des éclaircissements. Saül Karsz s’applique à clarifier la parentalité au regard de réalités multiples et des courants théoriques.
2Comme point de départ, Karsz décrit le quotidien des familles comme des temps partagés entre sphère privée et sphère publique. D’une part, les familles sont des institutions sociales envers lesquelles l’État aurait droits et devoirs. De fait, les familles existent, vivent, construisent leur histoire dans un temps sociohistoriquement situé : « Les histoires de familles, prises une à une, les inscrivent dans une couche sociale donnée, au sein de rapports socioéconomiques particuliers et d’idéologies multiformes, bref dans un monde bien plus large que celui des parents, des fratries et des ancêtres, encore plus béant que celui de la famille élargie » (p. 43). D’autre part, l’analyse de la vie des familles dans leur sphère privée révèle certaines données intimes comme la scène primitive de l’arrivée d’un enfant. Les enfants seraient convoqués à naître par leurs géniteurs, réagençant ainsi tout le système familial. Prenant en considération l’aspect privé mais aussi l’appartenance des familles à l’organisation sociale, l’auteur interroge fortement les étiquettes langagières utilisées, parfois de façon abusive, banalisées dans le jargon des professionnels œuvrant pour l’accompagnement des familles. Pour ce faire, il s’appuie sur trois théoriciens : Rousseau, Marx et Lacan. Le philosophe Jean-Jacques Rousseau est cité comme un des pères fondateurs de l’éducation moderne. Mais si l’auteur du Contrat social a exalté l’éducation pour former des hommes libres, il n’a pu ou voulu éduquer sa propre progéniture, placée chez les enfants trouvés de Paris. Cette situation paradoxale, loin d’être unique, permet de conclure à un premier postulat : l’existence de contradictions, de hiatus, d’abîmes dans le fonctionnement de l’être humain est un paradigme essentiel à prendre en compte pour l’étude des sciences humaines. Karl Marx apporte, par son œuvre, un second principe : la considération de la famille prise au singulier rappelle un modèle hégémonique qui ne permet pas d’apprécier la pluralité des formes familiales. Enfin, Jacques Lacan s’oppose à l’idée d’une trame unique de schéma familial (répartition et exercice des rôles, des fonctions, des attributs…). Les familles seraient donc plurielles, structurées selon des fonctionnements différents, s’inscrivant entre des sphères privées et publiques. « Tel [est] l’espace familial : espace transverse car éminemment privé quoique pas seulement, espace éminemment public quoique pas exclusivement » (p. 82).
3Dans un second temps, l’auteur resserre sa réflexion sur la parentalité. Pour comprendre ce qui paramètre ce concept, il faut prendre en compte des approches théoriques La psychologie réfléchit la parentalité avec la réitération des conflits familiaux, l’apparition d’entraves psychiques… La sociologie y apporte la prise en considération de la situation socioéconomique des familles, des appartenances culturelles… L’auteur analyse alors de nombreuses définitions du néologisme parentalité et pose la question de l’inné et de l’acquis chez les parents. Il y aurait deux approches : la tendance moralisatrice soulèverait le postulat de capacités innées définissables alors que la tendance laïcisante poserait le concept comme un support de réflexion, d’espace de paroles pour les parents évitant l’implication de préjugés et de stéréotypes à leur encontre. La parentalité est considérée comme une construction incrustée dans le quotidien, renforçant l’idée d’un paradigme indéfinissable fort dynamique et en mouvement permanent. Saül Karsz « forme l’hypothèse qu’une théologie plus ou moins laïcisée est le maître d’œuvre conceptuel de la catégorie de la parentalité et de la problématique qui la soutient » (p. 160).
4Le troisième chapitre détermine la parentalité comme « une idéologie en actes », c’est-à-dire que chaque famille, parent, personne, met en place des pratiques, construit un fonctionnement, se comporte selon ses convictions, ses croyances et selon l’histoire qui lui est propre. C’est son idéologie de la parentalité qu’il transforme en actions. Deux données capitales y sont corrélées : celle démographique influencée par les conditions sociales de vie des familles et celle idéologique alimentée par les courants théoriques. Finalement, cette impossible neutralité que dévoile l’auteur, influence aussi les types d’intervention mis en place par les institutions publiques. La parentalité est devenue une affaire d’État qui expliquerait une grande partie des maux de notre société contemporaine (délinquance juvénile, absentéisme scolaire des enfants…). Cette surdétermination étatique révèle à quel point les familles sont invitées à réguler leurs affaires privées afin d’harmoniser les rapports sociaux publics. Finalement, Saül Karsz pose la question d’une mutation anthropologique mise en lumière par le réel des familles. Les différentes formes familiales (couple homoparental, monoparental, familles recomposées…) témoigneraient d’une révolution anthropologique.
5Dans la dernière partie de son raisonnement, l’auteur interroge deux expressions utilisées dans le domaine de la parentalité : « accompagner les parents » et « soutenir la fonction parentale ». La définition de fonction parentale renvoie à un archétype idéalisé et normé. Cette protoforme ne peut convenir à la démonstration jusqu’à présent exposée par l’auteur. Par contre, l’accompagnement des parents appréhende une co-construction avec les familles avec les professionnels de l’éducation et du social, qui prennent en compte de leurs situations. Dans cette démarche, le clinicien, loin d’être extérieur aux fonctionnements des familles accompagnées, est impliqué dans l’action effective qu’il impulse. Finalement, les praticiens sont au cœur de confrontations entre leur propre idéologie, celles de l’appareil étatique, celles des courants théoriques et celles des familles. L’accompagnement des parents permet donc de laisser aux familles vivre leurs histoires de la manière dont ils peuvent la vivre entre l’intimité de leur foyer et l’exposition à l’ordre public. Pour conclure, Karsz propose un signifiant maître, celui du « faire parent » : « On ne naît pas parent, on n’est pas parent, on fait le parent » (p. 295). Cette citation illustre les étapes du raisonnement de Saül Karsz qui l’amène à critiquer des compétences parentales innées pour situer les parents dans un processus d’acquisition inscrit dans une société donnée.
6Par la remise en lumière des concepts autour de la parentalité, l’auteur propose son ouvrage comme un « garde-fou » contre les termes banalisés dans le jargon de l’éducation, du travail social, des écoles, des administrations juridiques, des instances d’État, des médias… en définitive, dans de nombreuses sphères de notre vie quotidienne. Un mythe de la parentalité comme un domaine entre réel et imaginaire, une réalité des familles comme le pluralisme des situations de vie familiale…
Pour citer cet article
Référence électronique
Yahël Guérin, « Saül Karsz, Mythe de la parentalité, réalité des familles », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 janvier 2014, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/16750 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.16750
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