Bernard Gazier, Bruno Palier, Hélène Périvier, Refonder le système de protection sociale. Pour une nouvelle génération de droits sociaux
Texte intégral
- 1 Castel Robert, L'insécurité sociale. Qu'est-ce qu'être protégé ?, Paris, Seuil/ La république des i (...)
- 2 Robert Castel y a beaucoup contribué jusqu’à sa disparition.
1« Comment recomposer des protections qui imposeraient des principes de stabilité et des dispositifs de sécurité dans un monde à nouveau confronté à l'incertitude des lendemains ? »1. Ce questionnement posé initialement par Robert Castel peut être lu comme la problématique de cet ouvrage à trois mains2. Dans ses travaux, Robert Castel a fourni une analyse importante de la protection sociale, de ses changements et de ses conséquences en termes de désaffiliation des individus et de décollectivisation des protections sociales. Le défi principal de nos sociétés contemporaines consistait, selon lui, à permettre à l’ensemble des citoyens de vivre dans un monde où les injustices déclineraient au profit d’une plus grande égalité. Au-delà de ses apports théoriques qui restituent une histoire de la société salariale de sa construction à son effritement, Robert Castel contribua à alimenter le débat sur les principes permettant de repenser la protection sociale et la sécurisation des situations de travail et des trajectoires professionnelles.
2Le titre de l’ouvrage manifeste la volonté des auteurs de se situer dans cette visée de refonte du système de protection sociale en faveur de la mise en place d’une nouvelle génération de droits sociaux combinant protection (droits d’accès à tous aux services publics et sociaux, et garantissant un minimum de ressources associées au travail) et promotion sociale (droits aux transitions et à la formation assurant les mobilités socioprofessionnelles de chacun). Ce nouveau modèle proposé ouvre des voies de réformes autres que celles néolibérales de ces dernières décennies. En opposition aux principes de compétitivité et de flexibilité du travail, les propositions portent autour du redéploiement des principes d’égalité, de qualité de vie et d’emploi favorisant l’autonomie de chacun. L’ensemble du système de protection sociale actuel est revisité au travers de trois exigences : celle de l’égalité réelle favorisant l’émancipation sociale et économique de tous les individus ; celle de l’accompagnement des carrières professionnelles et personnelles, et de leurs transitions (période de chômage, de formation, passage du public au privé, congé parental…) articulant au mieux vie familiale et vie professionnelle ; et celle de l’investissement social en amont pour assurer un accompagnement de qualité égal à tous les enfants dans le cadre d’une scolarisation ou préscolarisation et à tous les jeunes qui débutent leur carrière.
3Dans la première partie, les auteurs présentent les limites du système de protection sociale français à partir du constat de son inadéquation avec les évolutions sociales depuis 1945. Le contexte de plein emploi et d’incitation à la natalité de 1945 est au fondement d’une protection sociale basée à la fois sur une logique assurantielle et familialiste. Au cœur de cette protection sociale, deux figures ressortent : le chef de famille (le mari, pourvoyeur de ressources par une carrière professionnelle linéaire et bénéficiaire direct de la protection sociale) ; l’ayant-droit (la femme et les enfants dépendants du mari, la première étant incitée par des compensations financières comme l’allocation de salaire unique (1946) à gérer les responsabilités familiales). L’entrée massive des femmes dans le salariat n’a pas remis en cause cette dualité. Le système de protection sociale, financé par la cotisation de l’ensemble des travailleurs, repose sur l’intégration sociale par l’emploi et est facteur de progrès social : l’espérance de vie augmente ; le système de soins est accessible grâce à l’assurance maladie ; le système de retraites permet aux personnes âgées de voir leur revenu augmenter… Le chômage étant résiduel jusqu’au début des années 1970, les aides spécifiques dites d’« assistance » (minimum vieillesse – 1956) restaient minoritaires et, à terme, devaient disparaître. À partir des années 1970, le chômage s’amplifie et se banalise, et les situations de travail précaires (contrats à durée déterminée (CDD), intérim, contrats aidés, temps partiels…) se multiplient dans un contexte de mondialisation. La solidarité se décollectivise peu à peu avec une diminution des cotisations sociales. Les carrières professionnelles sont de plus en hachées. En réponse, les politiques privilégient la flexibilisation du marché du travail, et une politique de mise au travail autoritaire vers des emplois peu qualifiés et valorisés. Les prestations ciblées à l’égard des personnes éloignées d’un emploi stable, financées par l’impôt, se développent aussi : 1976 [allocation parent isolé (API)], 1988 [revenu minimum d’insertion (RMI)], 2009 [revenu de solidarité active (RSA)]. Le non accompagnement des transitions professionnelles (changement d’emploi, formation, chômage) et personnelles (congé parental, divorce ou désunion…), et celui du non accompagnement de l’émancipation des individus (en particulier des femmes et des jeunes) sont les deux limites principales du système.
4La seconde partie expose les grandes lignes de la nouvelle architecture des droits sociaux proposée par les auteurs. Le déploiement de cette logique est d’abord explicité par quatre principes au fondement des bases d’une nouvelle égalité. Le principe de justice doit permettre à tous les individus d’être autonomes et acteurs de leur propre vie. Le principe de solidarité participe à la constitution d’une « société de semblables » où tous sont soumis aux mêmes risques et doivent se placer dans des situations d’interdépendance afin d’assurer collectivement un socle de droits incompressibles (droit à la protection, à la promotion, aux transitions, à la formation). Le principe d’efficacité implique un investissement social en amont afin d’équiper les gens et leur donner la volonté et la possibilité de s’insérer sur le marché du travail. Le dernier principe est celui de l’égalité entre les sexes qui consiste à répartir équitablement les responsabilités économiques, familiales et politiques. Il s’agit de permettre la formation d’une « citoyenneté sociale » avec des individus émancipés, soumis aux mêmes risques et solidaires dont les trajectoires personnelles et professionnelles sont accompagnées. La promotion de la qualité du travail et de l’emploi doit tenir une place centrale et se cumuler à un élargissement du socle de protection. Cet élargissement implique d’améliorer les services rendus auxquels tout le monde accède : les soins, le logement, les transports collectifs, les services d’aide à la personne… et donc de créer des emplois qualifiés et qualifiants, avec des individus formés. Qualité de vie des bénéficiaires et qualité de vie des travailleurs vont de pair. Dans cette logique, toutes les carrières doivent être rendues possibles, qu’elles soient linéaires ou hachées. Les transitions professionnelles doivent être rentables. L’autonomie et l’ascension de l’individu doivent être préservées par la continuité des revenus et des droits sociaux malgré l’inactivité professionnelle : mise en place d’un socle de ressources décent d’autonomie (revenu minimum et garantie d’accès à des services) ; dispositif d’assurance-employabilité privilégiant la formation et l’acquisition de compétences transférables à une logique d’indemnisation ; transformation du congé parental compensateur en une assurance parentale sécurisatrice des revenus.
5La troisième partie définit les principaux changements de cette nouvelle architecture. Le premier consiste en l’instauration d’une politique de l’émancipation. La politique familiale doit être repensée à l’aune d’une désexuation des rôles traditionnels et d’une multiplicité des formes familiales. La protection sociale doit devenir individuelle. Une meilleure articulation entre la sphère familiale et la sphère professionnelle est nécessaire et serait permise par plusieurs mesures comme le redéploiement du congé parental en assurance parentale de transition, la réforme de l’impôt sur le revenu avec une renégociation de la place du couple marié, ou le développement d’un accueil de qualité des jeunes enfants dès la préscolarisation. Le second changement est celui de l’accompagnement des transitions personnelles et professionnelles. La qualité de l’emploi doit être centrale afin de les rendre attractifs. Les transitions, quant à elles, doivent être anticipées et aménagées afin de favoriser l’autonomie de l’individu et son insertion dans des réseaux. Les relations entre l’individuel et le collectif se reconstitueraient par le passage à un équilibre haut des contributions et des rétributions où l’accès aux nouveaux droits suscite la réciprocité. Dans ce nouveau contrat social et citoyen, la collectivité proposerait des emplois de qualité, des formations, reconnaitrait la transversalité des carrières afin qu’en retour les travailleurs fassent part d’une loyauté active et s’impliquent dynamiquement dans l’entreprise. Le dialogue social et la coopération entre les employeurs, les salariés et les consommateurs doivent être renforcés. Mais cela nécessite aussi un engagement de l’Etat dans cet accompagnement de projets, et l’intervention de tiers, d’acteurs territoriaux pour faire le lien entre les projets individuels et les demandes des entreprises locales et nationales.
6Beaucoup de choses restent à définir, mais cet ouvrage a la qualité d’avoir réussi son pari : « insuffler dans les débats un esprit de conquête sociale qui vienne se substituer au pessimisme ambiant, à la défense crispée d’une époque révolue comme aux annonces d’un déclin inéluctable » (p. 21) Cet esprit de conquête sociale est porté par des objectifs et des valeurs assumés par les différents auteurs qui viennent questionner, de manière optimiste, l’évolution de la place et du rôle des chercheurs en sciences sociales. Comment participer activement à la réforme d’une protection sociale défaillante ?
Notes
1 Castel Robert, L'insécurité sociale. Qu'est-ce qu'être protégé ?, Paris, Seuil/ La république des idées, 2003, p. 67
2 Robert Castel y a beaucoup contribué jusqu’à sa disparition.
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Référence électronique
Laurie Chambon, « Bernard Gazier, Bruno Palier, Hélène Périvier, Refonder le système de protection sociale. Pour une nouvelle génération de droits sociaux », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 janvier 2015, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/16744 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.16744
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