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Christopher Duggan, Ils y ont cru. Une histoire intime de l’Italie de Mussolini

David Noël
Ils y ont cru
Christopher Duggan, Ils y ont cru. Une histoire intime de l'Italie de Mussolini, Paris, Flammarion, coll. « Au fil de l'histoire », 2014, 488 p., traduit de l'anglais par Cécile Dutheil de La Rochère, ISBN : 978-2-08-122835-1.
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Texte intégral

  • 1 L’Opinion allemande sous le nazisme – Bavière 1933-1945, CNRS Éditions, Paris, 1995.

1À quel point les Italiens ont-ils été fascistes ? C’est la question que pose Christopher Duggan, professeur d’histoire italienne à l’université de Reading (Royaume-Uni) dans un livre qui s’inscrit dans la lignée de l’ouvrage de Ian Kershaw sur l’opinion allemande sous le nazisme1.

2Épluchant lettres, mémoires et journaux intimes, Christopher Duggan fait revivre l’incroyable engouement dont ont bénéficié Mussolini et le régime fasciste jusqu’à leur chute auprès de millions d’Italiens de toutes conditions. L’exercice a toutefois ses limites : c’est que d’une part, les journaux intimes sont rédigés par des gens qui possèdent une familiarité avec la culture de l’écrit et proviennent majoritairement de la petite bourgeoisie et que d’autre part, les lettres adressées à Mussolini pour lui demander une aide financière ou un emploi ne peuvent qu’être complaisantes, sans qu’il soit possible de déterminer où est la part de sincérité et où est celle de l’autocensure. En dépit de ces biais dont l’auteur a bien conscience, il est clair qu’une majorité d’Italiens a adhéré au fascisme.

3À travers les dizaines de témoignages qu’il a sélectionnés, c’est l’histoire de l’Italie de 1919 à 1945 que Christopher Duggan fait revivre dans son ouvrage.

  • 2 Le Risorgimento (mot italien signifiant « résurrection ») est la période de l’histoire de l'Italie (...)
  • 3 On appelle « biennio rossio » les deux « années rouges » de 1919 et 1920 marquées par de nombreuses (...)

4On rencontre ainsi dans le premier chapitre un certain Carlo Ciseri, né en 1896, mobilisé durant la Première Guerre mondiale dans le corps des bersaglieri comme Mussolini. Carlo Ciseri est représentatif des idéaux d’une partie de la bourgeoisie cultivée, qui rêve d’une victoire venant couronner le Risorgimento2 à la fois sur le plan territorial avec l’annexion des terres irrédentes du Trentin et du Haut-Adige, mais aussi sur le plan moral. Nourri de la rhétorique grandiloquente du Risorgimento, Carlo Ciseri est désemparé par le spectacle de l’Italie du biennio rosso3 et des anciens combattants méprisés voire molestés par les militants socialistes et les syndicalistes. Comme beaucoup d’hommes de son milieu et de sa génération, Carlo Ciseri n’aime pas les politiciens libéraux comme Giovanni Giolitti ; comme beaucoup de jeunes bourgeois patriotes, il soutient le squadrismo, la réponse des nationalistes à l’agitation sociale dont la violence et la rhétorique séduisent le lycéen Mario Piazzesi, alors âgé de 17 ans, qui s’engage dans les escouades de choc des fascistes pour protéger les terres des propriétaires et briser les piquets de grève. Plus loin dans le livre de Duggan, on retrouve Carlo Ciseri devenu hôtelier à Florence et admirateur de Mussolini : Carlo Ciseri s’engage pour servir en Ethiopie en 1939. Comme des centaines de milliers d’autres soldats, il est fait prisonnier par les Anglais durant la Seconde Guerre mondiale.

5L’itinéraire de Carlo Ciseri n’est pas isolé. Pour des millions d’Italiens, Mussolini apparaît comme l'homme du « retour à l’ordre » (chapitre 3) et « l’homme de la Providence » (chapitre 4) envoyé par Dieu pour sauver l’Italie de l’instabilité politique de la démocratie libérale et du communisme. Affaibli par l’assassinat de Matteotti en juin 1924, Mussolini reprend la main avec un discours à la Chambre des députés le 3 janvier 1925. Au cours de cette année 1925, il bénéficie du soutien du clergé italien qui célèbre ainsi dans toute l’Italie des messes d’action de grâce après l’échec d’une tentative d’assassinat. Mussolini apparaît comme un homme protégé par Dieu et le seul garant de l’unité italienne. Un culte de la personnalité organisé par le Parti National Fasciste se développe autour de lui.

6Rares sont les « espaces de dissidence » (chapitre 6). Si un philosophe comme l’ancien ministre et sénateur Benedetto Croce peut continuer à écrire, sous la surveillance de l’OVRA, la police secrète, c’est que ses œuvres, tirées à quelques milliers d’exemplaires, rencontrent trop peu d’échos pour menacer le régime.

7Les mouvements de jeunesse fascistes contribuent à « diffuser la foi » (chapitre 7) et pour Carlo Ciseri comme pour Zelmira Marazio, une jeune fille de Turin inscrite chez les Piccole Italiane, l’organisation destinée aux jeunes adolescentes, il n’y a pas d’incompatibilité entre les valeurs fascistes et les valeurs chrétiennes. Quand Zelmira Marazio avoue dans son journal une attirance physique pour le Duce, elle craint d’être en train de commettre une forme de sacrilège.

8Comme elle, de nombreuses femmes qui écrivent à Mussolini sont séduites par son magnétisme et sa virilité sans cesse mise en avant. Son Secrétariat particulier reçoit 1500 lettres par jour dont 200 environ obtiennent une réponse positive : demandes de subventions, d’une aide financière ponctuelle, d’un logement ou d’un emploi. De nombreux Italiens ont écrit à Mussolini et certains recevaient satisfaction. C’est que la popularité du Duce reposait aussi sur la mise en scène d’une « politique de l’intimité » (chapitre 8) présentant Mussolini comme un ometto, un homme ordinaire issu du peuple. Son village natal de Predappio devient un lieu de pèlerinage où on se rend dans sa maison natale et dans l’église rebaptisée Santa Rosa de Lima en l’honneur de sa mère, institutrice du village. Un autre indice de cette proximité entretenue par Mussolini est l’usage du tutoiement dans de nombreuses lettres adressées au Duce.

9Christopher Duggan montre dans les chapitres suivants le lien entre la guerre d’Éthiopie pour se faire « une place au soleil » (chapitre 9) et la politique de « défense de la race » (chapitre 10) mise en place en partie sous l’influence du nazisme, mais qui trouve son origine dans la hantise du métissage avec les Africains considérés comme une race inférieure. Malgré les condamnations internationales et les révélations d’attaques à l’arme chimique pour terroriser les Éthiopiens, la population italienne reste soudée autour de Mussolini.

10Considéré comme le sauveur de la paix après la signature des accords de Munich en septembre 1938, Mussolini enrage de n’avoir pas pu forger des hommes nouveaux et des guerriers dignes du passé romain. La fuite en avant antisémite s’explique aussi par cette volonté de purifier la race en la débarrassant des éléments étrangers qui l’affaiblissent.

11En septembre 1939, quand l’Allemagne envahit la Pologne sans avoir consulté l’allié italien, l’homme qui avait bâti son pouvoir et son régime sur le rejet du pacifisme et du sentimentalisme bourgeois ne pouvait pas tolérer de se retrouver dans la position de neutralité qui était celle de Giolitti en 1915. C’est la raison pour laquelle Mussolini, pourtant conscient des faiblesses de l’armée italienne, entraîne l’Italie dans une guerre qui s’avère rapidement désastreuse. Tout l’empire italien d’Afrique est perdu et en 1943, les Alliés débarquent en Sicile et prennent pied en Italie où le roi Victor-Emmanuel III, sortant enfin de son silence, nomme le maréchal Badoglio au poste de premier ministre en remplacement de Mussolini, mis en minorité au sein du Grand conseil fasciste et arrêté.

12La capitulation sans condition de l’Italie ne marque pas la fin de la guerre, mais le début d’une guerre civile puisque Mussolini, libéré par les Allemands, reconstitue un Etat fasciste dans le Nord de l’Italie, la république de Salò. Christopher Duggan raconte les scènes de liesse dans les rues à la nouvelle de l’arrestation de Mussolini et rapporte les témoignages d’Italiens interloqués de voir les mêmes qui applaudissaient la veille le Duce se poser en antifascistes de toujours.

13La mort de Mussolini exécuté par les partisans avec sa maîtresse Clara Petacci le 28 avril 1945 marque la fin du fascisme. Pour tous ceux qui avaient admiré Mussolini et cru au fascisme, pour des gens comme Zelmira Marazio ou Carlo Ciseri, il fallait tirer un trait sur ce en quoi ils avaient cru. Cette « tentation de l’oubli » a été générale dans l’Italie de l’après-guerre qui n’a entrepris aucune purge systématique si bien qu’un parti néo-fasciste, le MSI (Mouvement social italien) a pu renaître de ses cendres dès 1946. En 1960, une enquête a ainsi montré que 62 des 64 préfets du pays avaient été hauts fonctionnaires sous Mussolini. 

14Pour Christopher Duggan, ce passé pas entièrement enfoui explique sans aucun doute les succès et la popularité de Silvio Berlusconi dans les années 90 tout comme la nostalgie d’une partie de la population pour Mussolini, bien visible dans son village natal de Predappio devenu un lieu de pèlerinage où les visiteurs laissent des messages au Duce sur un livre d’or.

15Riche de ses nombreux témoignages, cette étude de l’opinion publique sous le fascisme que nous livre Christopher Duggan avec son ouvrage apporte en tout cas un éclairage bienvenu sur la réception du fascisme en Italie. Les questions qu’il pose en épilogue sur la capacité d’une société à la résilience ne sont pas spécifiques à l’Italie et restent très actuelles.

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Notes

1 L’Opinion allemande sous le nazisme – Bavière 1933-1945, CNRS Éditions, Paris, 1995.

2 Le Risorgimento (mot italien signifiant « résurrection ») est la période de l’histoire de l'Italie dans la seconde moitié du XIXe siècle au terme de laquelle les rois de la maison de Savoie unifient la péninsule italienne.

3 On appelle « biennio rossio » les deux « années rouges » de 1919 et 1920 marquées par de nombreuses grèves et occupations d’usines.

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Pour citer cet article

Référence électronique

David Noël, « Christopher Duggan, Ils y ont cru. Une histoire intime de l’Italie de Mussolini  », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 décembre 2014, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/16372 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.16372

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Rédacteur

David Noël

Professeur d’histoire-géographie au collège Paul Duez de Leforest, membre du bureau de la régionale Nord-Pas-de-Calais de l’APHG

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