Jacques Siracusa, Rendre comptes. Un examen critique des usages de la quantification en sociologie

Texte intégral
- 1 Il rejoint ainsi un certain nombre d’ouvrages récents ou plus anciens qui s’interrogent sur les usa (...)
1Les controverses presque originelles sur l’usage des méthodes statistiques en sociologie sont au cœur de l’ouvrage. Cependant, si l’objet est clair, le propos de Jacques Siracusa poursuit des visées multiples. Le lecteur doit s’attendre à trouver dans cet ouvrage à la fois plus et moins que dans un manuel critique sur les méthodes quantitatives en sciences sociales1. Les outils statistiques en eux-mêmes occupent une place congrue et le propos se concentre surtout sur le traitement historique des multiples débats à leur sujet, sur une réflexion méthodologique générale et sur des considérations relatives à l’épistémologie des sciences sociales. Beaucoup d’attention est portée à délimiter les conditions d’usage qui permettent aux résultats quantitatifs de renseigner sur le monde social, sans tomber dans le travers du « statisticisme ».
- 2 Sociologue à l’habitus scindé, car il est ingénieur de formation, Siracusa souligne à plusieurs rep (...)
- 3 L’ouvrage est la version révisée du manuscrit que l’auteur a présenté pour son habilitation à dirig (...)
2Plus précisément, ce livre est né de trois motivations distinctes. D’abord, il est le fruit de l’expérience personnelle de l’auteur2, qui utilise et enseigne l’usage des outils statistiques. Il est ensuite le produit d’un travail académique sur le patrimoine de la sociologie3. Enfin, il se veut une réponse à l’interrogation épistémologique sur les conditions de possibilité de la quantification du monde social. L’auteur insiste sur le rôle de passeur qu’il souhaite jouer en exposant des débats historiques qui ont traversé la discipline. De fait, il se livre à une cartographie des controverses relatives à l’usage des statistiques en sociologie, qu’il analyse à travers leurs moments les plus marquants. Il prolonge cette cartographie par une contribution plus personnelle qui « vise à clarifier l’interprétation des résultats statistiques en précisant la perspective élaborée par le sociologue » (p. 11).
3Nous reviendrons sur cette notion de « perspective » – et celle qui anime par ailleurs Siracusa – après avoir synthétisé les principaux apports de chacune des quatre parties de l’ouvrage, consacrées successivement à la production des données, aux critiques qu’elles soulèvent, aux débats méthodologiques entre praticiens sur les outils statistiques et enfin à une relecture de l’usage qu’en font les « classiques » dans leur analyses sociologiques. Ce découpage, moins analytique que pédagogique, est mis au service de la réflexion sur l’épistémologie de la sociologie élaborée par l’auteur, peut-être au détriment de l’exposition chronologique des débats.
4La première section se concentre sur les conceptions et les conventions qui guident généralement la production des données et contribuent à garantir leur signification. Dans le cas des données administratives, la compilation de sources variées est rendue possible en référence à un « idéal positif » selon lequel « l’enregistrement est la restitution fiable de la réalité selon les termes et les procédures de l’administration » et les erreurs, si elles existent, sont corrigibles (p. 25). Quant aux sondages, ils mobilisent une analogie avec la mesure en sciences naturelles, qui repose en dernière analyse sur « l’idéal du stimulus standard » qui considère l’interaction entre enquêteur et enquêté comme une situation stable et univoque. Dans les deux cas, la constitution des données relève souvent d’un parti pris sur la réalité, qu’il s’agit pour le sociologue de déconstruire.
5Ces « idéaux » qui imprègnent la production des données ont suscité une série de critiques. Nombreux sont les sociologues qui ont souligné que les attitudes verbalisées diffèrent généralement des comportements constatés. Les gens n’agissent pas nécessairement comme ils disent le faire, et l’usage de sondages comme indicateurs de l’action devient dès lors problématique. Plus généralement, une réflexion par variable et « la standardisation supposée de la passation » de questionnaires dissimulent le caractère toujours situé et interprété du sens attribué par les acteurs à une question. Les données administratives ne sont pas en reste, d’autant plus que leur nature et les conditions de leur obtention sont souvent difficilement accessibles. Un exemple archétypique est celui des chiffres sur le suicide utilisés par Durkheim. Un ensemble de travaux insiste sur le peu de cas que Durkheim a fait des catégories, lors de la collecte des données, et de l’évolution de ces catégories dans le temps et dans l’espace. Pourtant, le fait qu’un agent administratif déclare un suicide plutôt qu’un accident lors de la découverte d’un mort est souvent déjà la conséquence d’une définition sociale du suicide. Un homme découvert mort seul sans famille et connu comme dépressif sera plus facilement assimilé à la catégorie des suicidés en raison de son affinité avec les représentations sociales du suicide. L’analyste va alors redécouvrir ces catégories sociales de manière agrégée dans ses résultats.
6Dans le paysage complexe des discussions qui peuvent exister sur les statistiques, Siracusa distingue deux types de problèmes distincts. D’une part, ceux qui relèvent des enjeux de catégorisation de la réalité : comment sont construites les catégories ou comment sont attribuées les modalités de variables aux individus. Il remarque que les sociologues français ont développé une large critique sur la construction sociale des catégories : l’exemple des nomenclatures socio-professionnelles de l’INSEE est bien connu des étudiants en sociologie. Cependant, même une fois l’individu « classé », se pose la question du sens de cette classification dans le raisonnement sociologique. Un second type de problèmes, auquel l’auteur accorde une place importante, concerne le sens que revêt l’observation et, plus généralement, la statistique. À rebours d’un « holisme de la signification » qui considérerait qu’à un même classement correspond une même signification, il fait remarquer qu’une observation prend sens uniquement dans son contexte d’énonciation. L’auteur est surpris du peu d’intérêt que portent les sociologues à cette attribution du sens, hors quelques travaux comme ceux de Bourdieu en France ou de Garfinkel aux États-Unis. En réponse, il invite à réfléchir aux conditions de production d’un « holisme sociologiquement justifié, c’est-à-dire par la recherche de logiques communes d’interprétation effectivement employées par les répondants » (p. 160).
7La troisième section est construite sur le traitement d’une succession de controverses spécifiques qui ont impliqué les praticiens des statistiques. Sans rentrer dans les détails de chacune, contentons-nous de lister les controverses que Siracusa discute et dont il dresse la cartographie des idées défendues. Tour à tour, il aborde le lien entre les concepts et leurs indicateurs empiriques, la manipulation à travers le formalisme mathématique de grandeurs sociologiques, la possibilité de parler de mesure en sociologie, la possibilité de traduire en langage naturel le résultat d’analyses mathématiques, dans le cas des analyses de correspondance, la pertinence des tests d’hypothèse et de la significativité statistique, ou encore la possibilité d’analyser la causalité à travers l’utilisation de modèles statistiques. Ce traitement par cas met en exergue l’enjeu transversal de la signification des opérations statistiques. Pour ne prendre que l’exemple de l’analyse factorielle des correspondances (AFC), dont l’usage a été promu en France par les travaux de Pierre Bourdieu, sa pertinence pour la sociologie s’est d’abord construite en lien avec la théorisation du monde social qu’elle supporte. La controverse advient quand elle favorise des interprétations en surface, peu guidées sociologiquement, qui se multiplient car « la large diffusion des logiciels de traitement, puis des bases de données elles-mêmes, a sans doute accru le nombre de ceux qui appliquent une technique mal maîtrisée à des données mal connues » (p. 219).
- 4 Par exemple, « Durkheim crée des perplexités dont la principale origine est un usage confus du lang (...)
8La dernière section se propose d’approfondir cette question de l’interprétation des statistiques dans la perspective de leurs usages sociologiques. L’auteur développe sa solution qualifiée d’« éclaircissement critique en termes de perspective » à travers une relecture successive des travaux de Quételet, Durkheim, Galton ou Bourdieu. En synthèse, il défend l’idée que l’intelligibilité des conclusions dépend du point de vue singulier d’un auteur en matière d’explication (p. 11). Son propos vise alors à restituer la manière dont les sociologues donnent sens – ou échouent à le faire – aux données statistiques dans leur propre perspective conceptuelle. Cela se traduit par l’injonction de toujours rapporter l’usage des statistiques à la construction des objets et à la démarche du sociologue. Au passage, Siracusa émet quelques jugements assez catégoriques sur l’épistémologie et la démarche de construction d’objet des auteurs4 qu’il discute.
9Au final, l’ouvrage déconcerte un peu par son hétérogénéité. On est reconnaissant à l’auteur pour ce travail rétrospectif sur ces controverses qui ont émaillé la discipline depuis l’introduction des premières méthodes statistiques – et sur ce point l’ouvrage mérite d’être largement salué. Cependant, il balaye dans un même mouvement des controverses techniques entre spécialistes et l’épistémologie des sciences sociales, selon un cheminement qui n’est pas toujours évident à suivre. Le propos, par moment sur la tonalité de l’essai, multiplie à la fois les exemples et les jugements de valeur. L’auteur balance entre la restitution d’un héritage de débats et la volonté de clôturer ces mêmes discussions. Il le fait par des propositions somme toute largement partagées, que l’on voit mal être contestées : la pertinence de l’usage de méthodes ou de résultats empiriques, ici les statistiques, s’évalue dans le contexte de l’énoncé qui les mobilise. En dernier recours, à travers la place des méthodes quantitatives, l’auteur défend un relativisme sociologique « modéré » et prône un « pluralisme en sociologie [qui n’a] aucune visée normative, outre celle consistant à attendre d’un auteur qu’il rende intelligible son argumentation » (p. 331). Bien qu’affirmant la possibilité d’une « vérité » sociologique, l’auteur suggère que les seules critiques légitimes d’un énoncé sociologique seraient internalistes, c’est-à-dire qui respecteraient la perspective de construction d’objet choisie par le sociologue. Indépendamment des conséquences en termes d’épistémologie des sciences sociales, il s’agit tout bonnement d’une liquidation de la prétention disciplinaire de la sociologie, au sens d’un ensemble partagé de méthodes, d’objets et de pratiques validés collectivement. Cela contrevient au constat qu’il semble quand même exister, au-delà des controverses, de conventions statistiques assez largement partagées par la profession.
Notes
1 Il rejoint ainsi un certain nombre d’ouvrages récents ou plus anciens qui s’interrogent sur les usages des statistiques. Par exemple, récemment : Desrosières Alain, Prouver et Gouverner. Une analyse politique des statistiques publiques, Paris, La Découverte, 2013, compte rendu d’Éric Keslassy pour Lectures : http://lectures.revues.org/14625 ; Bruno Isabelle et al., Statactivisme. Comment lutter avec les nombres, Paris, Zones, 2014, compte rendu d’Éric Keslassy pour Lectures : http://lectures.revues.org/15043.
2 Sociologue à l’habitus scindé, car il est ingénieur de formation, Siracusa souligne à plusieurs reprises ses « propres difficultés à concilier ce qu’il est convenu d’appeler les cultures littéraires et mathématiques » (p. 12).
3 L’ouvrage est la version révisée du manuscrit que l’auteur a présenté pour son habilitation à diriger des recherches en sociologie fin 2011.
4 Par exemple, « Durkheim crée des perplexités dont la principale origine est un usage confus du langage » (p. 295).
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Emilien Schultz, « Jacques Siracusa, Rendre comptes. Un examen critique des usages de la quantification en sociologie », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 novembre 2014, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/16293 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.16293
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page