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Nathalie Ethuin et Karel Yon (dir.), La fabrique du sens syndical. La formation des représentants des salariés en France (1945-2010)

Tessa Tcham
La fabrique du sens syndical
Nathalie Ethuin, Karel Yon (dir.), La fabrique du sens syndical. La formation des représentants des salariés en France (1945-2010), Broissieux, Éditions du Croquant, coll. « Sociopo », 2014, 407 p., ISBN : 978-2-36512-052-4.
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Texte intégral

  • 1 Confédération générale du travail unitaire.

1« Le syndicalisme est mort » s’écriait la minorité anarcho-syndicaliste lors du premier congrès de la CGTU1 célébrant, en 1922, la victoire d’une conception réformiste et politique de l’organisation. Combien, depuis lors, se sont-ils faits prophètes de l’inéluctable destin funeste du syndicalisme ? Si les Trente Glorieuses ont offert un terreau fertile à l’épanouissement de l’activité syndicale, les dernières décennies ont été marquées par une crise profonde du syndicalisme, soit-elle indissociable de celles que connaît la société d’alors. Depuis trente ans, les travaux de recherche reflètent l’importance accordée à l’analyse de cette crise et des nouvelles formes de mouvements sociaux vouées à se substituer au syndicalisme traditionnel. Nathalie Ethuin et Karel Yon nous proposent de dépasser les approches définies en termes de crise et de fin des grandes idéologies pour privilégier une étude de la recomposition syndicale et, par-delà, en revisiter les idéologies. Autrement dit, il s’agit pour les différents contributeurs de porter la focale sur les processus de construction d’un renouveau syndical. À l’heure du constat de l’éclatement et de la concurrence des syndicalismes, les auteurs nous invitent à penser ce qui rassemble, ce qui est commun : ce qui fait le syndicalisme.

2L’originalité de cet ouvrage, au-delà de son approche renouvelée du syndicalisme, réside dans son inscription dans une conception matérialisée de l’idéologie et, de ce fait, dans sa proposition d’une approche empiriste de l’« idéologie en pratique ». En s’éloignant d’une vision transcendante, désincarnée et surplombante de l’idéologie, il s’agit ici de considérer ses processus de production et de reproduction par le biais de la formation syndicale, saisie en tant qu’observatoire de l’idéologie « en train de se faire et, plus précisément, en train de faire doublement corps : devenir corpus institutionnel et s’incarner dans les corps militants » (p. 14). Cet abord affiche l’ambition de renseigner les différentes fonctions et les usages possibles de la formation syndicale en s’attachant à analyser trois aspects : vise-t-elle la production de militants ou celle de professionnels compétents ? Est-elle pensée comme une école de la démocratie ? Peut-elle être appréhendée comme un dispositif de conformation, entre appartenance organisationnelle et pratiques concrètes ? Ce sont ainsi les processus par lesquels la formation syndicale participe à la fabrique du sens syndical qui sont questionnés tout au long des différentes recherches constitutives de cet ouvrage.

  • 2 Même s’ils remontent parfois au-delà.
  • 3 L’étude de la formation syndicale peut être investie sur des terrains variés : organisations spécif (...)
  • 4 Pour plus de détails sur cette approche voir l’ouvrage de Jean-Claude Forquin, Sociologie du Curric (...)

3Sociologues, politistes et historiens s’attachent à saisir les dimensions évolutives de la formation syndicale depuis 19452, dans diverses configurations3, à travers l’étude approfondie d’archives et de documents (presse syndicale, manuels de formation, brochures etc.) ainsi que la réalisation d’entretiens et d’observations. Se dessine ainsi une dimension comparative double, dans le temps et dans l’espace, permettant de rendre compte des diversités et des similarités qui caractérisent l’objet de recherche : ses recompositions et ses continuités historiques, ses différences et ses analogies organisationnelles et thématiques. L’approche méthodologique définie en termes de « curriculum » s’inspire de la nouvelle sociologie de l’éducation4 et doit être entendue dans son acception élargie, soit dans un esprit plus interactionniste que fonctionnaliste. Il s’agit dès lors de porter l’attention sur ce qui est réellement enseigné et transmis, c’est-à-dire de prendre en compte les situations concrètes de formation, en intégrant à l’étude des contenus celle des échanges qui se déploient in situ. Il est également à noter que l’utilisation de cet outil méthodologique assimile l’une des principales critiques émises à son encontre : la considération des modalités d’élaboration des contenus. Au-delà donc de l’étude des prescriptions affichées, l’approche choisie retient les modalités et les débats qui viennent structurer cette prescription, notamment le rapport aux différents types de savoir, le choix de méthodes pédagogiques, les implications normatives et la place des valeurs comme des représentations.

  • 5 Sept contributions constituent la première partie portant respectivement sur la CGT, FO, la CFDT, l (...)
  • 6 La deuxième partie regroupe six contributions portant sur les représentations du monde social à la (...)

4Le défi majeur des ouvrages collectifs demeure dans la construction d’un tout cohérent et homogène. Le choix qui préside au regroupement des participations ne résulte pas ici d’une compilation de regards différents sur le même objet, mais plutôt d’un regroupement de réflexions et de travaux complémentaires. Le recueil se divise ainsi en deux grandes parties éclairant deux dimensions différentes, non point tant par leur caractère distinct que par la dissociation heuristique de différentes échelles par nature enchevêtrées. La première partie privilégie une appréhension plus macroscopique de la formation syndicale en interrogeant les dispositifs de formation, dans une perspective historique et organisationnelle5, alors que la seconde partie favorise une approche plus microscopique, avec un intérêt porté sur les dynamiques de circulation des idées et d’appropriation des acteurs, d’un point de vue situé et thématique6. Les matériaux d’enquête divergent peu entre ces deux parties mais la part qui est accordée au dépouillement des archives ou à l’observation reflète généralement la distribution des parties.

5La formation syndicale donne à voir un système complexe de liens mouvants qui contribuent à l’émergence de phénomènes issus d’interactions réciproques entre variables endogènes et/ou exogènes. Les logiques organisationnelles des syndicats se mêlent ainsi aux logiques personnelles et professionnelles des individus qui les portent, tout comme aux logiques juridiques, politiques ou économiques constituant le monde social. Cet enchevêtrement participe à la structuration d’un espace de la formation syndicale à géométrie variable et à usage pluriel.

6Pour autant, si les différentes contributions dépeignent un univers composite, elles pointent également des convergences relatives aux grandes catégories d’analyse qui guident ce travail. Elles donnent ainsi à voir un résultat inattendu : celui, paradoxal, de la participation de la formation à l’encouragement de trajectoires de professionnalisation hors du syndicalisme plutôt qu’à la production d’un corps fermé de professionnels du syndicalisme. Les dynamiques de reconnaissance professionnelle des savoirs militants semblent alors primer sur celles relatives à une professionnalisation militante. Résultat qui amène à s’interroger sur la participation du militantisme lui-même à la formation professionnelle et à la dimension instrumentale de l’adhésion militante.

7L’institutionnalisation de la formation syndicale souffrant de l’influence de différentes logiques, il en résulte irrémédiablement autant de sources de tensions. Ainsi, la difficile cohabitation de logiques démocratiques et gestionnaires tend à faire balancer la formation entre une dimension politique et une dimension technique, à la tirailler entre une figure militante, fondée sur des savoirs d’usage acquis par l’expérience, et une figure experte, ancrée dans la maîtrise de savoirs théoriques. En outre, chacune de ces logiques souffre de dissonances propres : la dimension politique est partagée entre une pluralité de définitions de la démocratie syndicale, particulières à chaque organisation, et la dimension technique renvoie à un rapport à la rationalisation différencié en fonction d’une définition de l’utilité socialement située. Néanmoins, toutes les organisations étudiées se retrouvent à la croisée des chemins entre politique et technique quant à la hiérarchisation de leurs orientations stratégiques. C’est ici la question de la construction d’un acteur collectif, mobilisé autour d’un objectif commun, qui est posée.

8L’étude du lien entre appartenances organisationnelles et pratiques concrètes de formation met en lumière le consensus de l’ensemble des organisations syndicales autour d’une revendication explicite de mise à distance de la dimension idéologique. Cependant, selon les auteurs, il ne faut pas pour autant conclure à une désidéologisation de la formation, il existe « toujours en creux une certaine vision du monde » (p. 394) qui donne un sens aux actions syndicales. Les organisations ont en commun de transmettre une conception de l’univers social qui est arrimée à leur représentation de leur place dans l’ordre politique, soit celle de l’inscription de leur action dans la « démocratie sociale ». La formation syndicale constitue donc un espace de mise en sens de l’activité syndicale. Pour reprendre la conclusion de l’ouvrage : elle justifie et suscite les transformations du monde syndical.

9Les travaux et réflexions proposés autour de la question de la formation syndicale nous offrent une lecture riche en enseignements sur un objet jusqu’alors peu investi. En donnant à voir des évolutions pourvues de sens, l’étude historique sur la constitution de la formation syndicale se révèle particulièrement féconde. Il ne faut, cependant, pas se méprendre, l’ouvrage n’est pas un simple recueil historique, il foisonne d’éléments renseignant aussi bien l’appropriation de normes, de croyances et de pratiques des acteurs de la formation, que les processus de construction d’identités collectives des organisations en charge. Il permet ainsi de mieux saisir les contenus de formation, le sens qui leur est donné et les individus qui les incarnent, comme les conditions d’élaboration de ces contenus et celles de leur transmission. Le pari complexe d’articuler plusieurs échelles d’analyse de la formation syndicale est ici relevé avec succès par les auteurs. Le rideau qui s’ouvre alors sur la scène de la formation invite le lecteur à entrevoir les contours d’un objet pris au cœur de dynamiques diverses, entre influences macrosociales et usages situés. L’ouvrage constitue ainsi une porte d’entrée qui nous incite à vouloir poursuivre ce travail en approfondissant ces deux dimensions : d’une part, en suivant les pas des stagiaires sur l’estrade du réinvestissement pratique de cette formation, d’autre part, en appréhendant les fils tirés sur les scènes politique, économique et juridique qui actionnent la circulation du savoir et régulent ses formes.

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Notes

1 Confédération générale du travail unitaire.

2 Même s’ils remontent parfois au-delà.

3 L’étude de la formation syndicale peut être investie sur des terrains variés : organisations spécifiques (CGT, CFDT, etc.) ou thèmes particuliers (négociation collective, comités d’entreprise, etc.).

4 Pour plus de détails sur cette approche voir l’ouvrage de Jean-Claude Forquin, Sociologie du Curriculum, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Paideia », 2008. Compte rendu de Benoît Ladouceur pour Lectures : http://lectures.revues.org/807.

5 Sept contributions constituent la première partie portant respectivement sur la CGT, FO, la CFDT, la CFE-CGC, les fédérations enseignantes, l’institut européen de formation syndicale et la formation pour les élus.

6 La deuxième partie regroupe six contributions portant sur les représentations du monde social à la CGT, la formation des élus aux CE à l’Union syndicale CGT du commerce et des services, la formation à la négociation collective à la CFDT, à la CGT et à FO, la formation prud’homale à la CGT, les dispositifs de formation syndicale sur la souffrance au travail, la sensibilisation et la formation au féminisme à SUD-PTT.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Tessa Tcham, « Nathalie Ethuin et Karel Yon (dir.), La fabrique du sens syndical. La formation des représentants des salariés en France (1945-2010) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 novembre 2014, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/16269 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.16269

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Rédacteur

Tessa Tcham

Doctorante en sociologie au sein du laboratoire IRISSO (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales) à l’Université Paris Dauphine ; allocataire Dim Gestes (Région Île-de-France).

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Droits d’auteur

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