Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous
Texte intégral
- 1 Bernard Charbonneau refuse délibérément d´écrire l´État avec une majuscule.
- 2 Il est intéressant de noter la réapparition de la majuscule lorsqu´on se réfère au régime totalitai (...)
1Le choix éditorial de Quentin Hardy est à saluer puisqu’il met en lumière la généalogie du mouvement écologiste et personnaliste dans les années 1930. Jacques Ellul et Bernard Charbonneau ont marqué tout une génération grâce à une critique complète de la technique et à un non-conformisme assumé. Il y a incontestablement dans cet ouvrage un personnalisme gascon, c’est-à-dire un ancrage du personnalisme dans le Sud-Ouest, ce qui lui donne une particularité par rapport à celui d’Emmanuel Mounier et des animateurs de la revue Esprit. Ce personnalisme gascon a un manifeste qui décortique les effets de la technique sur l’organisation sociale. Le personnalisme condamne à la fois le matérialisme pour son horizon à court terme et l’idéalisme pour sa fuite des réalités. Le monde de la technique se caractérise par une concentration industrielle et le développement de grandes villes inhumaines, ce qu’Ellul et Charbonneau nomment le « gigantisme » (p. 53), annonçant en réalité l’effet métropolitain que nous connaissons aujourd’hui. Les institutions de la société technique sont décortiquées une par une : concentration de la production (usines), bourse, concentration de l’état1, concentration du capital, développement d’infrastructures de transport (gares). En d’autres termes, la technique s’est emparée de toutes les dimensions sociales de l’existence. « Contre elle, la politique est impuissante, l’homme ne peut gouverner parce qu’il est soumis à des forces, irréelles bien que très matérielles, dans toutes les sociétés politiques actuelles » (p. 57). La loi des trois états de la technique (capitaliste, fasciste, communiste) est à rejeter car elle conduit à la mise en place de sociétés proprement inhumaines. Le manifeste énonce des idées simples compréhensibles de tous avec une perspective humaniste : « la Révolution ne se fera pas contre le grand patron mais contre la grande usine. La Révolution ne se fera pas contre les bourgeois mais contre la grande ville. La Révolution ne se fera pas contre le fascisme ou le communisme mais contre l’État totalitaire, quel qu’il soit »2 (p. 62).
2La cible visée est en fin de compte le mode de vie déterminé par la technique et menaçant la liberté humaine. La classe des techniciens domine la société et tend à réaliser cette domination. De ce point de vue, les positions de Jacques Ellul et de Bernard Charbonneau sont un antipositivisme. Contrairement à Auguste Comte et à Saint-Simon, qui voyaient dans les ingénieurs la classe industrielle éclairée susceptible de contribuer au progrès humain à condition de s’élever à une dimension positive de l’existence humaine, Charbonneau et Ellul appréhendent la technique comme un facteur de corruption de nos sociétés. En l’occurrence, les fascistes allemands sont l’expression la plus radicale de cette brutalisation industrielle imposée au peuple avec la constitution de réseaux de transport et la mise en place d’une industrie de guerre. Bernard Charbonneau avait également prononcé une conférence en 1945 sur l’ère nucléaire et ses implications pour l’humanité. La fabrication de la bombe et la possibilité de l’autodestruction de l’humanité sont les horizons de la pensée technicienne.
3Au-delà de cette critique systématique des sociétés techniciennes concentrées à comptabiliser et à bureaucratiser, les concepts opposés sont ceux de la liberté d’une la jeunesse redécouvrant les activités en plein air, un sentiment naïf de la nature et un souci de l’environnement. Le scoutisme et la Jugendbewegung en sont des expressions particulières. C’est dans la description de ce sentiment que l’on sent l’influence gasconne, le personnalisme s’érige contre une réflexion plus internationale et contre l’esprit de mondialisation. « Le sentiment de la nature est une manifestation d’anarchisme concret, il est plus vif chez les jeunes que chez les vieillards. Dans ces sociétés, ce qui importe, ce n’est pas l’armature administrative : grands rassemblements, hiérarchie, congrès, mais le petit groupe : la patrouille, la bande, le camp ; chacun de ces groupes vit d’une vie particulière » (p. 178). L’écologie radicale prônée par Ellul et Charbonneau est une contradiction consciente et systématique de toutes les institutions des sociétés bureaucratiques et administrées. Le retour à la vie simple implique de déconstruire le mythe du progrès pour replacer l’humain dans son environnement naturel. Le tourisme est une forme bourgeoise de découverte du monde. Il est l’antithèse du sentiment de nature et est l’une des conséquences de la révolution industrielle et technicienne qui donne l’illusion aux classes dominantes d’une connaissance du monde. Le sentiment de la nature est à développer au sein de la jeunesse qui, dans les années 1930, est en proie aux manipulations des États totalitaires et techniciens avec les mouvements fascistes. Il importe selon Charbonneau de lutter contre toutes ces entreprises d’embrigadement et d’aliénation radicale.
4Ces textes ont davantage un intérêt historique que philosophique, ils montrent que le mouvement personnaliste avait des ramifications dans les années 1930. Quant au contenu du manifeste personnaliste, le lecteur reste un peu sur sa faim ; heureusement, depuis, l’écologie radicale a su forger des cadres théoriques plus forts et moins essayistes pour penser l’évolution de nos sociétés.
Notes
1 Bernard Charbonneau refuse délibérément d´écrire l´État avec une majuscule.
2 Il est intéressant de noter la réapparition de la majuscule lorsqu´on se réfère au régime totalitaire. L´extension des modes de concentration du capital et du tissu industriel est la mise en forme de ce régime.
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Référence électronique
Christophe Premat, « Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 19 novembre 2014, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/16202 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.16202
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