Michael Gill, Cathy J. Schlund-Vials (dir.), Disability, human rights and the limits of humanitarism
Texte intégral
- 1 Sur ce changement de paradigme, lire: Mike Olivier, The politics of disablement, Londres, MacMillan (...)
- 2 Toutes les citations ont été traduites pour faciliter la lecture en français.
1Depuis 2010, une augmentation significative des attaques haineuses à l’encontre des personnes en situation de handicap a été observée en Grande-Bretagne. Pris comme point de départ pour cet ouvrage collectif, ce constat pousse à questionner les avancées réelles réalisées dans le cadre des droits des personnes en situation de handicap. La diversité des cas étudiés par les auteurs (australien, américains, britanniques, coréen, indien et sud-africain) illustre d’ailleurs l’actuelle popularité de cette approche légaliste de la question du handicap, d’ailleurs formalisée en 2006 par la ratification de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) de l’Organisation des nations unies (ONU). L’adoption de la CDPH reconnaît le modèle social du handicap, selon lequel le handicap n’est pas causé par une incapacité physique, sensorielle ou intellectuelle, mais résulte plutôt de l’inadaptation de l’environnement social et culturel aux caractéristiques individuelles1. Les diverses contributions de ce tome volontairement interdisciplinaire cherchent à identifier les possibles limites du discours sur les droits de l’homme lorsqu’il est appliqué à la question du handicap. Il s’agit alors de « résister au récit téléologique du progrès afin d’insister sur les défis et les opportunités qu’offrent les discours et les praxis des droits de l’homme et de l’humanitarisme2 » (p. 3). Pour réaliser cet objectif, diverses méthodes sont mobilisées, telles que la réflexion philosophique, l’analyse des médias, l’étude de la législation ou l’évaluation de programmes gouvernementaux.
2Afin de promouvoir la lutte contre les inégalités et les stigmates expérimentés par la population en situation de handicap, une première série d’auteurs adopte une position pro-humaniste en mobilisent la CDPH comme outil d’appréciation des actions mises en place par les gouvernements. Ainsi, Janet E. Lord passe en revue la loi humanitaire internationale régulant la protection des personnes en situation de handicap durant les conflits armés. Elle décrit l’absence de prise en compte de la CDPH dans cette législation, et la prédominance d’un modèle médical permettant une sélection à partir de critères sanitaires dans l’aide humanitaire offerte aux civils et aux militaires mis « hors de combat ». Lord montre très bien la complexité de la mise en place de protocoles d’aide et de défense qui adoptent la définition sociale du handicap. Pour Jennifer Bronson, la reconnaissance des droits de l’homme reste pourtant une étape importante dans la lutte contre la discrimination. Ainsi, elle milite pour l’abandon du droit civil à l’éducation, défini aux États-Unis de manière négative et qui diminue de facto les chances des enfants en situation de handicap, en particulier ceux portant également un stigmate racial. Elle décrit l’intérêt de la définition positive défendue par les droits de l’homme pour quatre raisons : la remise en question des notions de « normalité » et de « blancheur » (whiteness) comme des constructions sociales, la prise en compte du contexte économique individuel, la défense de la qualité et de la sécurité de l’éducation et, enfin, le dépassement des limites nationales.
3Comme Lord et Bronson, la majorité des auteurs de l’ouvrage adoptent le modèle social du handicap défendu par la CDPH. Dans cette lignée, Nirmala Ervelles propose d’étudier le handicap « non comme un "corps allant de travers", mais au contraire comme une construction historique et matérialiste qui supporte à la fois les notions d’incorporation exploitante et productive à la jonction de la race, de la classe, du genre, et de la sexualité » (p. 220). Pour simplifier, Ervelles ne voit dans le handicap ni un statut fixe, ni une incapacité corporelle, elle y décèle un procédé historique et social qui construit le corps handicapé en lien avec son exploitation. La difficulté dans la lutte pour les droits des personnes handicapées réside dans la complexité de ce phénomène.
4L’étude du handicap comme phénomène pose toutefois problème dans son application sur le terrain. Ainsi, Sarah Parker Harris et ses collègues montrent les limites d’une approche purement légaliste grâce à une évaluation des nouvelles politiques de l’aide à l’emploi en Australie. L’analyse des critiques adressées à ces programmes offre un constat peu surprenant : tant qu’il existera des barrières socioculturelles et politico-économiques, l’aide gouvernementale n’obtiendra que peu de résultats. Dès lors, les auteurs prônent un changement d’approche : « les considérations culturelles doivent prendre le pas sur les réformes structurelles » (p. 94). Apparaît ici, comme dans le texte de Bronson, la distinction de fait entre « le droit à » et « le droit à l’accès » discutée par Lydia Apon Strehualu dans le cas des personnes vivant avec le SIDA en Afrique du Sud. L’auteur commente la décision de la cour constitutionnelle sud-africaine qui précisa l’obligation de l’État de considérer les différences socio-économiques dans la mise en place des politiques d’aide. Armenih Soorenian donne une idée de l’origine des barrières décrites par Parker et Soorenian lorsqu’elle rappelle le rôle important joué par les médias dans la perception du handicap. Elle étudie le paradoxe entre la représentation des personnes en situation de handicap comme fainéantes, cherchant à profiter du système, présente dans les médias anglais, et le système actuel où ces mêmes personnes souffrent de discrimination dans l’accès aux services, telle que la justice par exemple.
5Dans ces différentes contributions, on voit apparaître en toile de fond l’idée du besoin de protection reposant sur un lien tacite entre handicap et vulnérabilité. Ce lien est mis à jour et critiqué par Kim et Hiranandani. Vanmala Hiranandani souligne comment, malgré le passage à une approche plus holistique et multidimensionnelle, la nouvelle législation indienne sur la gestion des catastrophes naturelles continue à stigmatiser le handicap, non seulement par l’application de l’ancien modèle médical, mais aussi en traitant l’expérience du handicap comme unique plutôt qu’en en reconnaissant la grande diversité. Dans la même veine, Kim reprend l’idée de Brown selon laquelle l’utilisation de la catégorie vulnérable « répond davantage aux peurs des riches qu’aux besoins des pauvres » (2011, cité p. 139). Par conséquent, la vulnérabilité, qui entraîne la pitié, n’est qu’une catégorie identitaire de la différence. Toutefois, l’analyse d’un mouvement de protestation en Corée démontre la possibilité de rejeter cette compassion via l’« auto-précarisation », la mise en scène de cette vulnérabilité radicale. Ce procédé devient alors un moyen efficace, selon Kim, de protester contre les défaillances systématiques de la société, de rejeter les présupposés de capacité et d’indépendance afin de rappeler à l’État ses obligations sociales.
- 3 Ivan Illich, « Medical nemesis », Journal of epidemiology and community health, vol.57, n°12, 2003, (...)
6La critique du concept de vulnérabilité et du modèle de développement dans lequel il s’insère trouve un écho dans les réflexions sur l’humanitarisme et sur la récolte de fonds. Ainsi, Maria Berghs étudie la mise en scène du handicap et de la souffrance par les organismes humanitaires internationaux afin d’obtenir des financements. Cette technique déshumaniserait les personnes ou les enfants représentés tout en limitant la compréhension du problème à sa donnée économique, entraînant ainsi une déshumanisation et une marchandisation des corps exposés. L’auteur engage les chercheurs à questionner les raisons pour lesquelles « la vie à nu » (bare life) se situe dans le « Sud » (compris comme les pays d’Afrique, d’Amérique centrale et latine, et d’une majorité de l’Asie), ainsi que les conséquences biopolitiques de cette réduction des personnes à leur dimension corporelle. En utilisant une méthode très différente, basée sur l’analyse de la trilogie The Hunger Game à la lumière des pratiques contemporaines de trafic d’organes, Anna Mae Duane dénonce les mêmes pratiques stigmatisantes causées par la recherche incessante d’un corps parfait, ainsi que l’exploitation socio-économique et médicale du Sud. La réflexion s’inscrit à la suite des recherches d’Ivan Illich3, qui dénoncent la surmédicalisation de la société et la commercialisation croissante des pratiques médicales. Pour Duane, il convient de trouver un moyen d’accepter l’inconfort créé par les corps handicapés.
7Le lien entre l’aide humanitaire, la marchandisation du corps et l’idéologie néolibérale est donc récurrent dans l’ouvrage. Mark Sherry met ainsi en garde contre une utilisation simplifiée ou tronquée des droits de l’homme, qui promeut alors l’agenda néolibéral en favorisant les droits individuels plutôt que les droits collectifs ou sociaux. Discutant entre autres le droit à la santé, il montre comment la rédaction même des droits exclus une série de personnes lorsque celles-ci ne sont pas en bonne santé. Il conclut dès lors en soulignant l’importance d’utiliser les droits de l’homme de manière constructive à travers les notions d’autonomisation (empowerment), de participation et de responsabilité (accountability). Le texte de Tanya Titchosky va encore plus loin : elle questionne les présupposés sur la différence et le besoin d’intégration mobilisés dans le discours des droits de l’homme. Les droits de l’homme posent en effet comme préambule la question fondamentale de la définition de « l’humanité ». Titchosky propose la thèse selon laquelle le caractère humain serait contenu dans la capacité à distinguer, à tracer une ligne entre deux catégories (nature vs. société, handicap vs. non-handicap). Elle présente cette « conception non-examinée de l’humain » (p. 132) comme problématique dans la mesure où elle repose sur une version de l’être humain (human-being) comme « acteur humain » (human-doing). Il s’agit donc d’un nouveau mécanisme renforçant la discrimination de certaines personnes en situation de handicap n’ayant pas cette capacité, et qui sont par conséquent repoussées hors des limites de l’humanité.
8Les diverses contributions de l’ouvrage illustrent l’ambiguïté de l’utilisation des outils et des organismes internationaux. Les auteurs soulignent tous à leur manière la complexité de la réalisation des droits de l’homme, qui ne peuvent être saisis qu’en relation les uns avec les autres et dans l’interdépendance des différents groupes ou « catégories humaines ». Par conséquent, s’il est possible de regretter dans un premier temps l’absence de prise de position collective sur l’utilité du discours des droits de l’homme dans l’amélioration du quotidien des personnes en situation de handicap, ce manque doit être compris comme l’illustration de l’ambigüité des processus d’intégration et de promotion de la participation des groupes minoritaires et/ou stigmatisés, dont les personnes en situation de handicap font évidemment partie. Cette ambiguïté est saisie avec subtilité par Ethan Levine, qui questionne l’intérêt, pour les organisations représentant les personnes intersexuelles, de faire appel à la CDPH dans la défense de leurs droits. Si Levine conclut que cette utilisation pourrait être bénéfique, l’ouvrage offre quant-à-lui au lecteur des clés pour prendre position sur le bien fondé du discours sur les droits des personnes en situation de handicap sans toutefois lui imposer un avis tranché.
Notes
1 Sur ce changement de paradigme, lire: Mike Olivier, The politics of disablement, Londres, MacMillan, 1990 ; Tom Shakespeare, Disability rights and wrong revisited, Londres, Routledge, 2012.
2 Toutes les citations ont été traduites pour faciliter la lecture en français.
3 Ivan Illich, « Medical nemesis », Journal of epidemiology and community health, vol.57, n°12, 2003, p. 919-922.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Marie Schnitzler, « Michael Gill, Cathy J. Schlund-Vials (dir.), Disability, human rights and the limits of humanitarism », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 novembre 2014, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/16077 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.16077
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page