Howard S. Becker, What About Mozart? What About Murder? Reasoning from cases
Texte intégral
- 1 Sur ce courant pionnier, tant d’un point de vue méthodologique (en particulier en matière ethnograp (...)
- 2 Howard S. Becker, Outsiders, Paris, Métailié, 1985 [1963].
- 3 Voir notamment les travaux d’Olivier Fillieule, en particulier : « Post scriptum : Propositions pou (...)
- 4 Howard S. Becker, Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988 [1982].
- 5 Howard S. Becker, Ficelles du métier, Paris, La Découverte, 2002.
- 6 Howard S. Becker, Comment parler de la société, Paris, La Découverte, 2009 [2007]. On peut en lire (...)
- 7 Howard S. Becker, Écrire les sciences sociales, Paris, Économica, 2004 [1986]
1On ne présente plus Howard Becker, éminent représentant de l’école de Chicago1 et monument vivant de la sociologie états-unienne. Quel amateur de sciences sociales ne s’est pas délecté de la lecture d’Outsiders2, dans lequel il développe son approche relationnelle de la déviance à partir du cas des fumeurs de marijuana et introduit notamment les notions de « carrière morale » et d’« entrepreneurs de morale », qui ont fait florès ensuite dans la sociologie de l’engagement militant3 ? Et qui n’a pas au moins parcouru son ouvrage sur les mondes de l’art4, concept en soi qui bat en brèche l’individualisation à outrance des processus créateurs ? Ce qui fait le succès d’Howard Becker, au-delà du cercle des sociologues, apprenti-e-s ou confirmé-e-s, c’est sa capacité à allier un style vivant et accessible avec une profonde réflexivité méthodologique. Bref à tenir ensemble la forme et le fond. Il a ainsi publié nombre d’ouvrages de méthodologie et épistémologie – si tant est que l’on puisse dissocier les deux questions –, qui sont également devenus des « best lender », si l’on ose dire, dans les bibliothèques universitaires, des Ficelles du métier5 à Comment parler de la société6, en passant par Écrire les sciences sociales7.
- 8 Jacques Revel et Jean-Claude Passeron, Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.
- 9 Howard Becker a également co-dirigé avec Charles Ragin il y a plus de vingt ans un ouvrage collecti (...)
- 10 Les lecteurs les plus perspicaces auront ainsi certainement deviné le sens du titre de l’ouvrage !. (...)
2Ce dernier ouvrage au titre quelque peu intrigant prolonge cette veine épistémologique en étant plus particulièrement consacré à l’intérêt des cas particuliers pour la réflexion. Sur ce sujet, Jacques Revel et Jean-Claude Passeron ont déjà dirigé un ouvrage important8, mais qui n’a cependant pas épuisé le sujet. Howard Becker propose ainsi ici son point de vue sur la question9, en s’appuyant notamment sur les différents terrains qu’il a arpentés durant sa longue carrière et auxquels il restitue une certaine cohérence. C’est donc en quelque sorte deux ouvrages en un qu’il offre à ses lecteurs : une réflexion méthodologiques en même temps qu’une autobiographie intellectuelle, où la présentation de ses travaux est ponctuée de nombreuses anecdotes sur ces « à-côté » si décisifs dans l’activité de chercheur. Il évoque par exemple ses relations avec son mentor Everett Hughes, ou cette forme d’objection récurrente à laquelle il se confronte lorsqu’il présente les résultats de ses recherches dans un séminaire, consistant à évoquer un cas-limite pour falsifier une proposition théorique10.
- 11 Voir La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008 [1962].
3Au fil des neuf courts chapitres qui composent l’ouvrage, l’auteur s’appuie donc logiquement sur divers cas issus de sa propre expérience afin d'illustrer son plaidoyer en faveur du caractère heuristique de la « pensée par cas ». Il commence ainsi par présenter sa conception de la sociologie, qu’il rapproche des sciences de la vie, dans la mesure où toutes deux sont confrontées à un tel foisonnement de phénomènes eux-mêmes variables qu’elles doivent renoncer à l’ambition de mettre au jour un modèle d’explication totalisant pour tenter plus modestement de montrer comment tel mécanisme structurel encadrant les activités humaines peuvent produire des résultats différents en fonction d’autres variables qu’il s’agit de cerner. À l’instar d’un Thomas Kuhn11, il conçoit ainsi la science comme une activité éminemment collective, consistant moins à « accumuler des conclusions définitives qu’à créer un flot continu de nouveaux problèmes à résoudre » (p. 4).
- 12 Il écrit précisément que « la sociologie comparée n’est pas une branche particulière de la sociolog (...)
4Si les sociologues peuvent repérer certaines régularités à un niveau général à travers l’usage des statistiques, comme l’a bien montré en son temps Émile Durkheim, celles-ci ne peuvent cependant leur donner accès à la finesse des mécanismes sous-jacents. La première utilité des méthodes qualitatives, et en l’occurrence de l’étude approfondie d’un cas particulier, réside ainsi dans le fait qu’elles permettent de saisir dans une situation circonscrite certains mécanismes causaux sous-jacents aux phénomènes considérés et qui peuvent ensuite être généralisés pour être expérimentés sur d’autres cas particuliers. On en arrive ainsi rapidement à la comparaison, dont Durkheim disait qu’elle est l’essence même de la méthode sociologique12, où la transposition sur un nouveau cas de résultats déjà mis en évidence sur un autre peut permettre de saisir des mécanismes sociaux sous-jacents et leur variabilité d’une situation à une autre. Et Howard Becker d’illustrer cette idée loin d’être novatrice par différents cas, de la « division morale du travail » mise en évidence par Everett Hughes dans un article de 1949 comparant les processus d’industrialisation en situation coloniale et non-coloniale, au rapport très différent des universitaires français et nord-américains à leur rémunération, en passant par la figure du despachante au Brésil – terme proprement intraduisible en français comme en anglais, faute d'un équivalent à cette figure sociale d'intermédiaire informel avec les administrations dans nos cultures –, ou par la différence fondamentale dans la façon dont les Nord-Américains et les Parisiens s’orientent dans leur ville. Becker récapitule pour finir les questions essentielles que le chercheur doit se poser : quels cas comparer ? Sur quelles dimensions ? Et à partir de quels événements et « types sociaux » ? (p. 38).
- 13 En l’occurrence, pour celles et ceux qui auraient lu le roman, le passage où Philip Swallow télépho (...)
- 14 Stanley Cohen, « The Last Seminar ». The Sociological Review, n° 27, 1979, p. 5-20.
5L’analogie, pour autant qu’elle ne consiste pas à plaquer ce qui a été observé ailleurs, peut également permettre de débrouiller une situation apparemment inexplicable en premier lieu. C’est ce que Becker développe en partant d’une situation du roman de David Lodge, Un tout petit monde (« Small World », 1984)13, qui lui a permis de comprendre la fuite subite d’une chargée d’édition, fuite à laquelle il a lui-même été confronté. Il revient plus abondamment sur l’intérêt de transvaser le concept de « lay referral system » introduite par Eliot Freidson en 1960, c’est-à-dire approximativement la chaîne d’avis que les gens vont collecter lorsqu’ils vont suspecter un problème de santé. Il évoque encore d’autres situations impliquant de telles manifestations de confiance, comme l’utilisation d’ordinateurs. De manière générale, explique ensuite l’auteur, le travail des sociologues consiste à comprendre le fonctionnement de « boîtes noires », c’est-à-dire de processus qui mènent d’une situation A à un résultat B, et les cas s’avèrent particulièrement utiles pour ouvrir ces dernières et éviter certains écueils suggérés par le sens commun, comme il le montre en reprenant in extenso un de ses articles sur les usages de drogue, tout en le commentant au fur et à mesure – processus rédactionnel assez original à notre connaissance, qui n’est pas sans évoquer ces bonus de dvd où la voix surajoutée du réalisateur commente son propre film. De la même manière, Becker illustre encore l’intérêt de partir de l’étude intensive de cas pour pénétrer des boîtes noires « compliquées », en consacrant un chapitre entier à la question de la valeur dans l’art initialement soulevée par Raymonde Moulin et sur laquelle il s'est lui-même penché. Mais, précise-t-il ensuite, les cas réels ne sont pas les seuls à avoir une portée scientifique : les situations imaginaires peuvent également permettre de faire progresser la réflexion sociologique. Everett Hughes aimait d’ailleurs à user de ce type de spéculations pour répondre à des « énigmes » posées par l’actualité du jour durant ses enseignements et, comme Becker le relate, ne se démontait pas lorsqu’il était pris à défaut sur la justesse des faits exposés, argumentant que ce n’était pas la réalité des situations exposées mais les variables en jeu, communes aux cas rapprochés, qui importaient. C’est aussi, comme le montre Becker, en imaginant des cas improbables que l’on peut comprendre certains phénomènes tels que la relative inertie qui caractérise les mondes de la musique, ou encore l’ambiguïté fondamentale du rapport que les chercheurs entretiennent avec leurs enquêtés. Une ambiguïté que met en évidence mieux que toutes les spéculations réflexives, selon Becker, une fable dystopique rédigée par un étudiant de l’Université de l’Essex – et néanmoins publiée dans une revue académique –, intitulée « L’ultime séminaire »14, dans laquelle un professeur de sociologie de la déviance voit les « sujets » de ses cours surgir dans son amphithéâtre.
- 15 Et pas seulement pour les étudiant-e-s : Becker raconte ainsi l’histoire de la publication de l’ouv (...)
6Se pose enfin une question cruciale à laquelle Becker consacre le septième chapitre – et non le dernier comme on aurait pu s’y attendre ! – : où s’arrêter ? Un questionnement qui vaut non seulement pour les chercheurs dans l’exploration de leur terrain15, mais aussi plus largement pour les « décideurs » de tous horizons, auxquels il pourra toujours être reproché de ne pas avoir prévu des événements parfois imprévisibles – telles les vagues de chaleur qui ont frappé Chicago en 1995 et Paris en 2003 –, ce qui ne les empêche pas d’être inéluctables, comme le fameux « Big One », le tremblement de terre surpuissant qui doit ravager la Californie. À vous de découvrir les conseils qu’Howard Becker donne en la matière, comme sur la manière de répondre aux « questions qui tuent ». N’en attendez pas pour autant une solution définitive et implacable car, comme le montre finalement Howard Becker, la sociologie s’apprend sur le tas, par la pratique, et chaque enquête comme chaque trajectoire de recherche représente au fond un exemple parmi d’autres. Pas plus qu’une autre, la sienne ne constitue ainsi surtout pas un modèle à imiter impérativement, mais un cas dont on peut s’inspirer, y compris pour s’en démarquer. Et c’est déjà beaucoup.
Notes
1 Sur ce courant pionnier, tant d’un point de vue méthodologique (en particulier en matière ethnographique) que thématique (sociologie urbaine, sociologie de la déviance, étude des relations « raciales », sociologie des professions, etc.), voir notamment le recueil de textes édité par Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1990 [1978], ainsi que l’ouvrage de Jean-Michel Chapoulie, La tradition sociologique de Chicago, 1982-1990, Paris, Seuil, 2001. Sur Howard Becker, on peut également se référer avec profit à l’ouvrage dirigé par Marc Perrenoud et issu d’un colloque consacré aux apports du sociologue états-unien : Les mondes pluriels de Howard S. Becker. Travail sociologique et sociologie du travail, Paris, La Découverte, 2013, dont Philippe Masson a rendu compte sur Lectures : http://lectures.revues.org/11934.
2 Howard S. Becker, Outsiders, Paris, Métailié, 1985 [1963].
3 Voir notamment les travaux d’Olivier Fillieule, en particulier : « Post scriptum : Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de science politique, vol. 51, n° 1, 2001, p. 199-215, ainsi que l’ouvrage qu’il a dirigé : Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005.
4 Howard S. Becker, Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988 [1982].
5 Howard S. Becker, Ficelles du métier, Paris, La Découverte, 2002.
6 Howard S. Becker, Comment parler de la société, Paris, La Découverte, 2009 [2007]. On peut en lire le compte rendu de Samuel Coavoux sur Lectures à ce lien : http://lectures.revues.org/855.
7 Howard S. Becker, Écrire les sciences sociales, Paris, Économica, 2004 [1986]
8 Jacques Revel et Jean-Claude Passeron, Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.
9 Howard Becker a également co-dirigé avec Charles Ragin il y a plus de vingt ans un ouvrage collectif sur la question, que l’auteur de ces lignes confesse ne pas connaître : What is a Case ?, New York, Cambridge University Press, 1992.
10 Les lecteurs les plus perspicaces auront ainsi certainement deviné le sens du titre de l’ouvrage !...
11 Voir La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008 [1962].
12 Il écrit précisément que « la sociologie comparée n’est pas une branche particulière de la sociologie ; c’est la sociologie même en tant qu’elle cesse d’être purement descriptive et aspire à rendre compte des faits » (Les règles de la méthode sociologique, Paris, Alcan, 1904, p. 169)
13 En l’occurrence, pour celles et ceux qui auraient lu le roman, le passage où Philip Swallow téléphone à son éditeur pour se plaindre du fait que les exemplaires gratuits de son ouvrage n’aient pas été expédiés, au moment même où ce dernier fait l’amour au sous-sol avec son assistante sur les cartons contenant lesdits exemplaires qu’elle avait oublié d’envoyer...
14 Stanley Cohen, « The Last Seminar ». The Sociological Review, n° 27, 1979, p. 5-20.
15 Et pas seulement pour les étudiant-e-s : Becker raconte ainsi l’histoire de la publication de l’ouvrage de Ned Polsky, Hustlers, Beats and Others (Chicago, Aldine, 1967) devenu un « classique » en sociologie de la déviance, dont l’éditeur est venu prendre le manuscrit au domicile de son auteur en son absence, devant le refus de celui-ci de le lui donner avant d’avoir pu vérifier une ultime pièce d’archives.
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Référence électronique
Igor Martinache, « Howard S. Becker, What About Mozart? What About Murder? Reasoning from cases », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 octobre 2014, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/15949 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.15949
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