Jean Bricmont, Noam Chomsky, activiste

Texte intégral
- 1 Chomsky Noam, Perspectives on Power, Montreal, Black Rose, 1996.
1Dans cet ouvrage, Jean Bricmont tente non seulement de décrire l’activisme d’un auteur controversé et peu connu mais aussi de restituer une pensée riche sur les fondements et modalités de l’activisme. En dépit de la qualité de ses réflexions, Noam Chomsky1 semble avoir été l’objet d’un certain ostracisme parce qu’il ramait à contre-courant de la pensée politique contextuelle, sur des sujets par ailleurs controversés comme la guerre. Sur la forme, la configuration de l’ouvrage amène l’auteur à reprendre de larges extraits de Noam Chomsky dans son analyse. Il en résulte une redondance certaine, atténuée quelque peu par la qualité de l’interprétation proposée. En effet, dans une première partie, l’auteur propose une analyse sur l’activisme de Noam Chomsky, ses sujets de prédilection, sa technique de mise à l’épreuve des faits et les modes de construction de son raisonnement. La seconde partie est consacrée à une réflexion de Noam Chomsky sur le rôle des intellectuels face à l’État.
- 2 Colliot-Thélène Catherine, La sociologie de Max Weber, Paris. La Découverte, 2014. Notre compte ren (...)
2Sur le fond, on découvre un Chomsky original, pour qui la mission des intellectuels est très claire, dire la vérité dans la mesure du possible, sur les questions qui importent et au public approprié. Mais ceci parait à mon sens restrictif en ouvrant la voie à d’éventuelles compromissions, voire au fait que l’intellectuel s’autocensure sur les vérités à dire et les sujets sur lesquels opiner. La question du rapport du savant au politique, traitée par Max Weber, ne parait pas du tout lointaine et peut d’ailleurs être mobilisée ici. On se référera par exemple à la traduction que Colliot-Thélène2 propose au sujet du savant allemand et au compte-rendu afférent. Dans le même temps, l’attitude intransigeante de Chomsky reste sans ambiguïté puisqu’il n’hésite pas à opiner sur des sujets difficiles, qu’il s’agisse de la guerre du Vietnam ou des guerres d’Indochine, pour ne citer que celles-là. « Chomsky fait passer les faits et les preuves avant la théorie » (p. 12). La vérité est présentée comme une arme aux mains des opprimés, contre les prétendues vérités des oppresseurs. Aussi Chomsky assigne-t-il aux intellectuels de gauche le devoir de rechercher les faits afin de corriger toute erreur de raisonnement. Dans le même temps, les préoccupations de nature à importer sont pour lui ceux auxquels l’intellectuel peut s’opposer ou par rapport auxquels il a une responsabilité directe. En l’occurrence, les actes des gouvernements auxquels le peuple, mais aussi tout intellectuel, devrait pouvoir s’opposer. Or, selon Chomsky, pour dire la vérité au pouvoir de gouvernement, l’intellectuel a une marge de manœuvre quasi inexistante tant qu’il ne se dissocie pas de ce même pouvoir. La ligne chomskyenne semble arguer d’une sorte d’incompatibilité entre l’intellectuel et le pouvoir de gouvernement, faisant du premier, notamment lorsqu’il est de gauche, une sentinelle destinée à éclairer le peuple sur les dérives du second. Dans cet ordre d’idées, Chomsky stigmatise le rôle d’un clergé séculier, formé entre autres par des universitaires, intellectuels et autres journalistes dont le rôle, dans les faits, serait de dissimuler la vérité aux citoyens, de fournir des justifications ou même d’excuser l’inexcusable. Le régime de justification dont il dote ces derniers essaye de rendre compte du fonctionnement de l’idéologie dominante, dans le sens où cette idéologie s’appuie sur des mécanismes d’action et de justification mobilisant eux-mêmes les intellectuels. Plus encore, pour Noam Chomsky, cette idéologie répressive prend cependant des oripeaux de tolérance en favorisant un débat public, débat qu’elle prend soin cependant d’aiguiller vers des sentiers précis. Si la manipulation n’est pas loin, il va sans dire qu’il est loisible d’en déduire un travestissement de la mission de l’intellectuel initialement formulée par Chomsky.
- 3 Tariq Ali, Obama s’en va-t-en guerre, Le Kremlin Bicêtre, La Fabrique, 2010. Notre compte rendu pou (...)
3Démontant le système de propagande des États, notamment occidentaux, à partir du cas américain, Chomsky en arrive à conclure que si le système soviétique tentait de contrôler l’expression de la pensée, le système américain est davantage efficace car il procède à un lavage de cerveau et contrôle en conséquence la pensée elle-même. Sur les langages multiples que la politique étrangère américaine adopte et les contradictions entre pensée exprimée et but réellement visé, l’ouvrage de Bricmont s’inscrit dans une approche critique qui n’est pas sans rappeler celle d’un Tariq Ali3. En aiguillant habilement la pensée des citoyens, la machine de propagande de l’Occident réussit à créer un débat public dans le cadre d’un culte de l’expert que dénonce Chomsky, et parvient plus ou moins à le contrôler, sans pour autant paraître comme un instrument de contrainte idéologique. Du coup, la question de la pertinence des sujets et même des débats dans lesquels ils se situent se pose comme une articulation majeure du fonctionnement de la machine à propagande des establishments de gouvernement, pour mystifier le peuple et se maintenir au pouvoir. Cette œuvre de conditionnement passe parfois par des outils peu soupçonnés présentés comme universels. Par exemple, Chomsky note que la Déclaration universelle des droits de l’homme fait l’objet d’une interprétation restrictive, voire dévoyée, par certains intellectuels qui s’en servent cyniquement pour atteindre leurs propres fins.
4Dans son analyse de la reconstitution du système idéologique, nourri et impulsé par l’intelligentsia, Chomsky interroge la façon dont, dans une démocratie capitaliste, l’État centralisateur et centralisé maintient dans des marges étroites la réflexion que mènent les intellectuels et la presse, pourtant supposés être farouchement indépendants. En somme, le champ de pensée est rigoureusement délimité et les joueurs s’expriment dans l’illusion d’une liberté critique qui, au fond, n’en est pas vraiment une. L’examen non pas des différentes interventions militaires des puissances mondiales, mais plutôt des débats portant sur ces interventions, depuis le 11 septembre 2001, en particulier les guerres de Libye, d’Afghanistan, d’Irak, et autres guerres « antiterroristes », ne déroge pas à cette analyse chomskyenne. Celle-ci éclaire des processus de construction publique de la légitimation d’interventions militaires présentées comme nécessaires et universelles. Ces interventions sont généralement formulées dans le cadre privatif de quelques États occidentaux, auto-désignés pour opérer au nom du collectif, et mettent en scène de nombreux intellectuels réputés (chercheurs, stratèges, militaires, communicateurs, etc.). Et ceci avec une violence de fait qui illustre les nouvelles formes de dépendance à l’œuvre sous le couvert de la mondialisation et de la volonté de contrôle des ressources globales.
- 4 Voir Chomsky Noam, « Un monde sans guerre », Discours au Forum social mondial de Porto Alegre, janv (...)
5En se conformant à sa ligne de conduite, Noam Chomsky n’hésite donc pas à paraître comme un activiste de gauche, une sorte de radical de la pensée libre et des principes, dénonciateur des abus des dirigeants, gouverné uniquement par le souci de l’indépendance de pensée et de la liberté de réagir face aux dérives du pouvoir. Et ceci bien qu’il prenne ses distances avec les principaux tenants du marxisme. L’autre élément d’intérêt à souligner chez Chomsky est la grande prudence de sa réponse à la fameuse question « Que faire ? » souvent posée aux intellectuels et aux chercheurs. Libertaire, Chomsky présuppose l’existence du libre arbitre chez chacun pour opérer ses propres choix mais se garde d’adopter une posture d’omniscient, encore moins de moralisateur universel. Il n’a pas réponse à tout et ne formule pas ses réponses comme des prescriptions médicamenteuses ou des recommandations d’expert. Mais il reste libre dans son expression, comme lors de ce discours au Forum social mondial de Porto Alegre4. La franchise expressive et la force de conviction, toutes choses de moins en moins courante chez nombre d’intellectuels, en termes de relativisme et de prudence mais aussi d’engagement, sont à souligner et à mettre au crédit de Chomsky. Au final, Jean Bricmont, par ailleurs auteur de plusieurs travaux sur cette figure, ramène à l’actualité un intellectuel ostracisé, qui mérite depuis un demi-siècle d’être lu, et dont la position est sans équivoque sur le rôle des intellectuels face à l’État, et surtout de ses suppôts désireux de les faire taire en instaurant leur hégémonie.
Notes
1 Chomsky Noam, Perspectives on Power, Montreal, Black Rose, 1996.
2 Colliot-Thélène Catherine, La sociologie de Max Weber, Paris. La Découverte, 2014. Notre compte rendu pour Lectures : http://lectures.revues.org/14509.
3 Tariq Ali, Obama s’en va-t-en guerre, Le Kremlin Bicêtre, La Fabrique, 2010. Notre compte rendu pour Lectures : http://lectures.revues.org/5500.
4 Voir Chomsky Noam, « Un monde sans guerre », Discours au Forum social mondial de Porto Alegre, janvier 2002, traduit par Christine Vivier, Actuel Marx, n° 33, 2003, p. 57-76. DO : 10.3917/amx.033.0057 Disponible en ligne : http://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-actuel-marx-2003-1-page-57.htm.
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Référence électronique
Elieth P. Eyebiyi, « Jean Bricmont, Noam Chomsky, activiste », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 16 octobre 2014, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/15823 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.15823
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