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Jérôme Blanc et Ludovic Desmedt (dir.), Les Pensées monétaires dans l’histoire. L’Europe 1517-1776

Aldo Haesler
Les pensées monétaires dans l'histoire
Jérôme Blanc, Ludovic Desmedt (dir.), Les pensées monétaires dans l'histoire. L'Europe, 1517-1776, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de l'économiste », 2014, 1055 p., ISBN : 978-2-8124-2863-0.
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Texte intégral

  • 1 Dans La Naissance de la monnaie : pratiques monétaires de l'Orient ancien, (Paris, PUF, 2001), Geor (...)

1La question de la « bonne monnaie » est récurrente depuis l’Antiquité. Grâce aux travaux de Georges Le Rider, on sait de manière définitive que la création monétaire répondait non au souci des marchands de faciliter leurs échanges, mais aux difficultés d’un État plus ou moins souverain de financer ses dépenses1. C’est sur cette base d’une monnaie « souveraine » que les marchands commencèrent à utiliser les pièces de monnaie pour le commerce au loin, mais – il faut le souligner – de manière particulièrement prudente. Cette prudence était requise en raison du fait que l’État émetteur avait très vite recouru aux « mutations » monétaires (manipulations de l’aloi et de la valeur faciale, réduction du poids des pièces), ce qui rendait l’usage des pièces plus ou moins aléatoire. Cela explique que les marchands aient créé un circuit monétaire parallèle qui, bien souvent, entrait en conflit avec le circuit régalien. Or, si l’on pouvait reprocher à l’État d’exploiter tous les artifices du seigneuriage pour renflouer ses caisses, celui-ci s’aperçut bien vite que ces désordres monétaires affectaient l’économie « réelle » dans son ensemble et incitaient les marchands à redoubler d’astuce pour stabiliser leurs transactions internationales. Le moins que l’on puisse dire est que nous sommes en présence de deux acteurs ayant des motivations différentes et se servant de stratégies différentes pour les mener à bien. Cette situation a donné lieu à des conflits souvent inextricables auxquels les autorités ne répondirent que par des diktats et des poursuites aveugles, tandis que les marchands (r)usaient de contournements et dissimulations toujours plus raffinés.

  • 2 Le plus connu d’entre eux étant Nicole Oresme dont les écrits monétaires ont été publiés et comment (...)

2Même si la question de la « bonne monnaie » apparaît – et ce n’est pas un hasard – sous la plume de certains philosophes nominalistes dès le XIVe siècle2, une réflexion critique et continue n’a vu le jour qu’avec le premiers écrits de Nicolas Copernic (1517). Mais c’est à la fin du XVIe siècle, qu’on va assister à de véritables débats publics, à des conflits d’école et à l’émergence du souci des autorités publiques d’aborder ce thème non plus au moyen d’oukases, mais en développant des rudiments de politique monétaire.

3Si l’ouvrage dirigé par Jérôme Blanc et Ludovic Desmedt fixe l’année 1776 comme limite supérieure à son investigation, c’est qu’avec La Richesse des nations d’Adam Smith, l’économie politique va entrer dans sa phase « classique » ; phase pendant laquelle la question monétaire va être rétrogradée au rang de vrai-faux problème, si ce n’est de force dissimulatrice empêchant les économistes d’accéder aux faits réels, seuls sujets à conséquence. Les mérites de ce volumineux ouvrage (1057 pages) sont multiples. Non seulement passe-t-il en revue les principales aires géographiques (européennes pour la plupart) où la question monétaire se pose (France, Grande-Bretagne, Italie, péninsule ibérique, Saint Empire romain germanique, confins nordiques et orientaux), en en soulignant à chaque fois la particularité socioculturelle, mais il consacre une grande première partie (chap. 1-3) à ce qu’on pourrait appeler le « laboratoire monétaire » de la modernité. Dans ce laboratoire, la question de la « bonne monnaie » va s’émanciper des considérations morales à mesure que les juridictions régies par l’institution religieuse – et donc par le droit canon – vont peu à peu céder leur place à des juridictions civiles. Ainsi, on aura beau continuer de prohiber l’usure – laquelle prohibition ne va être abandonnée que vers les années 1830 –, dans le cadre d’une juridiction civile elle ne va plus jouer qu’un rôle secondaire.

  • 3 Dont on ne saurait trop recommander la lecture : Carl Wennerlind, Casualties of Credit the English (...)
  • 4 Opération qui n’est pas sans rappeler la fameuse scène du Faust II de Goethe où Méphistophélès conv (...)
  • 5 A.R.J. Turgot, Œuvres de Turgot et documents le concernant, avec biographie et notes de Gustave Sch (...)

4Mais il serait faux de croire que la coupure entre une pensée monétaire d’inspiration théologico-morale et une pensée monétaire « rationnelle » se soit opérée de manière aussi tranchée. Ainsi, dans sa contribution tout à fait passionnante, Carl Wennerlind3 souligne l’importance de la pensée alchimique au sein de la révolution financière anglaise. Les espoirs quelque peu fous en une pierre philosophale, qui rendrait possible la transsubstantiation du plomb en or, avaient dynamisé l’économie à tel point que, devant les échecs répétés d’une telle opération, les autorités anglaises se virent obligées de créer une monnaie de crédit pour entretenir une demande en numéraire sans cesse croissante4. Il n’en est pas de même du côté français. Même si l’expérience de Law – qui propose la création d’une banque qui émettra du papier-monnaie contre de l’or et prêtera à l'État le métal récolté – se solde par un beau désastre, elle n’en a pas moins abouti à retarder la crise économique et sociale de l’Ancien Régime, comme le remarque Jean Cartelier dans sa contribution. Là comme dans les Provinces-Unies, dont Lucien Gillard nous fait un portrait circonstancié, ce sont les initiatives privées qui l’emportent sur les calculs d’État – encore trop souvent pris dans les schémas mercantilistes. En France, d’ailleurs, la disgrâce de Turgot est révélatrice. À travers une fine comparaison des systèmes élaborés par Forbonnais, Quesnay et Turgot, Joël-Thomas Ravix montre comment, dans le prolongement de Gournay, ces auteurs en viennent à louer la liberté du commerce, les bienfaits de la concurrence et la nécessité d’une réduction du taux d’intérêt ; toute la question étant de savoir si – comme chez Forbonnais – il y allait d’une initiative publique ou si, comme l’entendait Turgot, il fallait soumettre le politique à l’économique. Assurément, Turgot était le plus subversif, alors que Forbonnais était encore empêtré dans la tradition mercantiliste. N’est-il pas celui qui défendait la « liberté naturelle » en recommandant « de laisser chaque homme libre de faire ce qu’il veut »5 ? Il en appelle ainsi à mettre en pratique la fameuse « fable des abeilles » que Bernard de Mandeville avait imaginé un demi-siècle plus tôt. Là encore, c’est un État pusillanime qui prend le relais des autorités religieuses. Mais ce n’est pas pour autant que le progressisme serait du côté des marchands et les forces réactionnaires du côté de l’État. Certes, aussi longtemps que l’« état fiscal » (F.K. Mann) n’était pas instauré, les autorités publiques allaient continuer à jouer les « manipulateurs », et si elles ne recouraient pas au crédit privé, elles ne cessèrent d’utiliser l’arme à double tranchant du seigneuriage pour renflouer leurs caisses. Mais le progressisme des marchands – qui s’étaient entraînés depuis la fameuse « révolution commerciale du XIIe siècle » (R. de Roover) à trouver toutes les subtilités du « contournement » de la bonne monnaie –, aussi longtemps que la paix civile était garantie, n’avait d’égards que pour leur propre enrichissement. Manipulateurs d’un côté, « contourneurs » de l’autre. C’est dans ce champ miné que la pensée monétaire allait devoir se frayer une voie étroite à partir des considérations morales d’une « bonne monnaie » jusqu’à l’idée d’une monnaie-capital, facteur de production à part entière.

5Les contributions de cet ouvrage magistral à plus d’un titre – je pense à l’excellent chapitre de Niall Bond consacré au domaine germanique, qui apportera au lecteur français des éclaircissements essentiels, notamment en matière de Droit naturel – montrent à quel point cette pensée préclassique de la monnaie détonne par rapport à la doxa monétaire du XIXe siècle. Elle détonne dans la mesure où la monnaie n’y est pas traitée comme un « voile » recouvrant les réalités économiques, mais comme un élément critique, engageant tous les domaines de la vie sociale, tout en mettant à nu les contradictions propres aux sociétés d’Ancien Régime.

6Il faut saluer, pour finir, la ténacité des auteurs de ce recueil qui, avec un clin d’œil appuyé, clôturent leurs remerciements par ces mots : « Nous laissons derrière nous trois laboratoires disparus dans l’intervalle [1999-2014], signe d’une agitation institutionnelle qui n’aura pas eu raison de ce projet ».

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Notes

1 Dans La Naissance de la monnaie : pratiques monétaires de l'Orient ancien, (Paris, PUF, 2001), Georges Le Rider met définitivement fin à la « fable des échanges », en produisant l’argument décisif d’une comparaison entre les taux d’imposition mésopotamien et lydien, c’est-à-dire des économies similaires qui, toutes deux, étaient susceptibles de créer une monnaie. Alors que le taux mésopotamien était fixé aux alentours de 60 %, le taux lydien se situait à 20 %, ce qui poussa le roi Gygès à transformer des lingots de métal précieux en piécettes à son effigie.

2 Le plus connu d’entre eux étant Nicole Oresme dont les écrits monétaires ont été publiés et commentés par Claude Dupuy, in Claude Dupuy (dir.), Traité des monnaies (Nicole Oresme) et autres écrits monétaires du XIVe siècle (Bartole de Sassoferrato, Jean Buridan), Lyon, La Manufacture, 1989. Ce Traité, écrit en 1355, servira de constante référence aux débats monétaires. Mais ces derniers sont encore largement enchâssés dans les débats scholastiques, comme en témoigne un autre auteur important, Nicolas de Cues. Dans son deuxième dialogue De ludo globi de 1465, le Cusain poursuit les efforts d’Oresme, mais en traitant la monnaie comme un exemplum dans une réflexion encore très largement métaphysique.

3 Dont on ne saurait trop recommander la lecture : Carl Wennerlind, Casualties of Credit the English Financial Revolution. 1620-1720, Cambridge/Mass., Harvard University Press, 2011.

4 Opération qui n’est pas sans rappeler la fameuse scène du Faust II de Goethe où Méphistophélès convainc le trésorier de l’État de gager les ressources enfouies dans le sol du royaume en guise de garantie pour une émission de papier-monnaie.

5 A.R.J. Turgot, Œuvres de Turgot et documents le concernant, avec biographie et notes de Gustave Schelle, 5 vol., Paris, Félix Alcan, vol. I, p. 602. On pourra certes se demander si, dans cette sentence, il s’agit de l’homme (libre), qui peut faire ce qu’il veut, ou de l’homme (en général), libre de faire ce qu’il veut ; si, en quelque sorte, les vices privés dont parle Mandeville sont réservés à une élite d’hommes libres, ou si cette liberté était l’apanage de l’homme tout court.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Aldo Haesler, « Jérôme Blanc et Ludovic Desmedt (dir.), Les Pensées monétaires dans l’histoire. L’Europe 1517-1776 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 octobre 2014, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/15820 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.15820

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Rédacteur

Aldo Haesler

Professeur de sociologie, Normandie Université, Caen Basse-Normandie, équipe de recherche « Identité et subjectivité » (EA 2129).

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