Danielle Dujardin (dir.), Psychologues et réseaux de santé. La clinique du psychologue à l’épreuve du réseau
Texte intégral
- 1 Pour une discussion sur la distinction conceptuelle entre champ et réseau, voir Luc Van Campenhoudt (...)
1Inscrit dans le prolongement d’une réflexion sur la profession de psychologue dans le domaine de la santé publique, cet opuscule est le fruit d’une recherche-action menée de 2010 à 2012 par une association de professionnels, le Groupe intervention-recherche Psychologues et santé publique (GIR-psySP). La thématique retenue est la mise à l’épreuve des pratiques par l’impératif du travail en réseau, impliquant diverses tâches de coopération, de coordination et de dialogue interdisciplinaire. Les auteurs, tous psychologues, entendent ainsi réaffirmer les enjeux de la singularité et de l’individualité face aux mutations du champ de la santé publique1, tout en tentant de nouer scène psychique et scène sociale.
2L’ouvrage est composé de quatre courtes contributions. La première, « Clinique psychologique et réseaux », examine le déploiement et l’inscription de la pratique psychologique au sein de différents réseaux, à partir des coopérations interdisciplinaires et institutionnelles. Cette contribution intègre en fait trois textes distincts présentant quelques réflexions dégagées lors d’ateliers, dont le but est de montrer les apports, les spécificités et les fonctions de la profession de psychologue dans le travail en réseaux, ainsi que les promesses du dialogue interprofessionnel dans un domaine institutionnel complexe et, le plus souvent, fragmenté. La deuxième contribution, « Les réseaux, espace d’expérimentation et de recherche », est consacrée à la description d’une expérience locale, en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, qui entend valoriser le travail de réseau en cancérologie comme source de pensée collective tout en rencontrant les exigences des pouvoirs subsidiant et les attentes des usagers. Les auteurs présentent très brièvement deux études : l’une terminée, dédiée à la profession d’infirmière et aux difficultés liées à l’annonce d’une pathologie cancéreuse, l’autre en cours, vise plus globalement la collaboration professionnelle et la place des psychologues en ce sens. La troisième contribution, « Sécurité psychique et éthique », pose des questions déontologiques et éthiques en soulignant le double impératif de protection des droits de l’usager et de partage de l’information entre professionnels. Enfin, le dernier texte, « Approche qualitative de l’évaluation », traite de l’enjeu de l’évaluation qualitative et de la façon dont celle-ci peut prendre place en regard des exigences évaluatives auxquelles les réseaux sont aujourd’hui confrontés.
- 2 Voyez Mathieu Bellahsen, La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle, Paris, La Fabrique, 2014 (...)
- 3 Voir Roland Gori, Marie-José Del Volgo, La santé totalitaire : Essai sur la médicalisation de l’exi (...)
3Cette série couvre des thématiques professionnelles assez diversifiées et ne trouve pas vraiment de cohérence d’ensemble. Même si l’introduction évoque « quatre parties », elles ne sont pas reliées par un fil conducteur. Ainsi, la notion de « réseau », pourtant centrale, représente-t-elle davantage un prétexte à rassembler des objets hétéroclites qu’un enjeu pour resserrer l’analyse. Certes, il s’agit d’écrits professionnels qui ne prétendent pas répondre au format des productions scientifiques. À cet égard, les auteurs évoquent le modèle de la recherche-action, dont certains volets sont toujours en cours de réalisation. Ceci étant, la description méthodologique des différents dispositifs mis en place est pour le moins brève, ce qui ne permet guère aux lecteurs de se faire une idée précise du travail mené alors qu’il apparaît pourtant effectif en arrière-plan. Il faut alors prendre le texte pour ce qu’il est : une production professionnelle collective attestant d’un souci certain de systématisation et d’exposition des pratiques pour les rendre plus visibles et lisibles qu’elles ne le sont dans le champ professionnel. L’analyse en sciences sociales pourrait alors traiter ce matériau comme tel et, manifestement, poser l’hypothèse d’un éclatement de ce qu’il est convenu d’appeler « réseau » de professions – et à l’intérieur d’un même espace professionnel – traversant une crise identitaire et de légitimité. Crise imposant des nouvelles manières de faire dans un tissu professionnel complexe où la singularité et la dimension subjective se doivent d’être réaffirmées face aux impératifs managériaux, aux politiques de santé et aux interprétations fluctuantes de la notion, vague et élastique, de « santé mentale »2. La valorisation des savoirs professionnels militants représente bien sûr un enjeu devant les dérives d’une gestion néo-libérale des politiques de santé3, même si les écrits qui les portent devraient pouvoir gagner en épaisseur réflexive. S’il est psychologue-praticien, le lecteur pourra çà et là épingler quelques questionnements utiles mais trop peu déployés pour ancrer solidement sa pratique. Peut-être l’ouvrage pourra-t-il lui servir pour mieux défendre un point de vue, se reconnaître ou non dans les pratiques d’autrui, s’étayer sur un corps professionnel du reste instable et morcelé, voire stimuler sa réflexion. Mais il n’y trouvera que des impulsions et des bribes en ce sens, certes bienvenues. Il ne faudrait pas ici affaiblir par la critique ce type de publication en ce qu’il est porteur d’un discours professionnel pluriel qui devrait pouvoir être entendu par ceux qui font et défont les politiques de santé.
4Les quatre textes – si l’on ne compte pas les encarts qui se suffisent à eux-mêmes – privilégient la description de dispositifs avec tantôt une insuffisance d’exposition, tantôt un surcroît de détails techniques, comme c’est surtout le cas du dernier texte, plus court que les autres (neuf pages). La forme compacte de l’écrit, les ruptures de style et de logique de présentation, l’enchâssement de certains textes dans d’autres ne facilitent pas la lecture et nuisent également à la cohérence d’ensemble. In fine, la notion de « réseau » perd encore en clarté alors que, paradoxalement, le but était de tenter de la clarifier, voire d’en faire un opérateur de construction collective – on sait qu’une telle élaboration ne se réduit pas à la juxtaposition de savoirs. À ce titre, le caractère hétéroclite de l’ouvrage témoigne en miroir de la forme mosaïque du réseau et, même si les auteurs cherchent la transversalité, elle a bien peine à émerger – le texte souffre d’ailleurs d’une absence de conclusion. Du reste, on voit bien les professionnels se débattre avec toute une série de problèmes sérieux et concrets – bornes du secret professionnel, coopération intra- et inter-professionnelle, relation humaine aux usagers, dérives de l’évaluation…. – dont ils rendent compte avec la volonté ferme de sortir des oppositions simplistes entre espace social et espace psychique qui enlisent les pratiques. On doit alors considérer que le psychisme est un espace social intériorisé – et donc plus seulement la chasse gardée des spécialistes du psychisme –, ce qui permet de retrouver un lieu interdisciplinaire, même si ce genre de dialogue est toujours difficile. L’article intitulé « Sécurité psychique et éthique » est celui dont le format apparaît le plus proche de celui d’un article en sciences sociales, il est équipé d’un appareil de références bibliographiques alors que les références ne sont que ponctuelles dans les autres textes. La bibliographie présentée en fin d’ouvrage est sommaire et couvre surtout les savoirs professionnels. On y trouvera les publications de certains signataires de l’ouvrage, qui permettront de se faire une meilleure représentation de leur réflexion.
- 4 Christophe Adam, « Détisser le métier : la démarche clinique à l’épreuve des pratiques psychosocial (...)
- 5 Voir Christophe Adam, Hubert Boutsen, « Implémentation ou articulation ? Recherches et pratiques cr (...)
5Le deuxième texte, « Les réseaux, espaces d’expérimentation et de recherche », pourra intéresser le chercheur en sciences sociales, autrement qu’en lui donnant le statut d’objet d’analyse. Il aborde la question des coopérations possibles entre différents paradigmes de recherche (fondamentale versus appliquée, recherche pratique versus théorique). On voit qu’il s’agit d’un véritable vecteur de reconnaissance parce que les auteurs de ce type de publication défendent son format et tentent de le faire entendre dans le monde de la recherche académique, qui s’y montre souvent sourd. Or, le modèle de recherche ici valorisé, ladite « recherche-action », est déconsidéré en ce qu’il apparaît épistémologiquement faible et fait l’objet d’une place peu enviable dans la hiérarchisation académique des modèles et savoirs. Il reste que les pages ont manqué aux auteurs pour mieux défendre leurs options méthodologiques. Plus spécifiquement, la notion de « co-construction du savoir » mobilisée semble aller de soi alors qu’elle devrait être soumise à l’examen critique4. De la même manière, la formule très actuelle d’« implémentation des programmes de recherche », si chère aux psychologues-chercheurs, masque des rapports de force entre les institutions et atteste d’un fossé toujours plus grand entre chercheurs et praticiens alors que, dans certains lieux, les premiers ont bien besoin des seconds pour leur garantir la production de données5.
6Enfin, globalement, on regrettera que les coopérations avec le système de justice, plus particulièrement pénale, n’aient pas fait l’objet d’une intégration dans ce qu’il est convenu d’appeler « réseau ». C’est probablement dû au positionnement professionnel des auteurs mais cela donne à la matière un certain caractère artificiel, quand on sait que nombre de personnes psychiquement fragilisées sont entrées en contact avec les instances judiciaires à différents niveaux de fonctionnement. Le domaine de l’obligation de soin ou celui du suivi socio-judiciaire semblaient ainsi incontournables comme lieux d’épreuve. C’est peut-être une thématique qui sera rencontrée dans l’éventuel prolongement que connaîtra l’ouvrage.
Notes
1 Pour une discussion sur la distinction conceptuelle entre champ et réseau, voir Luc Van Campenhoudt, « Réseau ou champ ? Deux concepts à l’épreuve du pouvoir dans le “travail en réseau” », Cités, n° 51, 2012, p. 47-63.
2 Voyez Mathieu Bellahsen, La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle, Paris, La Fabrique, 2014 ; compte rendu de Nicolas Le Dévédec pour Lectures : http://lectures.revues.org/15258. « Santé mentale. Des troubles et des doubles », Le Sociographe, n° 42, 2013 ; compte rendu de François Sicot pour Lectures : http://lectures.revues.org/11919. Lise Demailly, Michel Autès, La politique de santé mentale en France. Acteurs, instruments, controverses, Paris, Armand Colin, coll. « Recherches », 2012 ; compte rendu de François Le Morvan pour Lectures : http://lectures.revues.org/9519.
3 Voir Roland Gori, Marie-José Del Volgo, La santé totalitaire : Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël, 2005.
4 Christophe Adam, « Détisser le métier : la démarche clinique à l’épreuve des pratiques psychosociales en milieu pénitentiaire », in Mireille Cifali et Thomas Périlleux, Les métiers de la relation malmenés. Répliques cliniques, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 13-33.
5 Voir Christophe Adam, Hubert Boutsen, « Implémentation ou articulation ? Recherches et pratiques croisées en santé mentale », in Emmanuel Zech, Philippe de Timary et Joël Billieux (dir.), Articulations clinique-recherche. Autour de la psychopathologie et de la psychiatrie, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2013, p. 35-43.
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Référence électronique
Christophe Adam, « Danielle Dujardin (dir.), Psychologues et réseaux de santé. La clinique du psychologue à l’épreuve du réseau », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 septembre 2014, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/15613 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.15613
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