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Daniel Welzer-Lang, Propos sur le sexe

Olivier Gras
Propos sur le sexe
Daniel Welzer-Lang, Propos sur le sexe, Paris, Payot, 2014, 208 p., ISBN : 978-2-228-91002-6.
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Texte intégral

  • 1 Voir Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Amsterdam, 2007, p.13.
  • 2 Michel Foucault, La volonté de savoir. Histoire de la sexualité I, Paris, Gallimard, « Tel », 1994, (...)
  • 3 Jonathan Ned Katz, L’invention de l’hétérosexualité, Paris, Epel, 2001, 164. Sur ces questions se d (...)

1L’objet de cet ouvrage est une déconstruction de l’hétérosexualité en tant que « régime politique »1, on parle dans ce cas d’hétéronormativité. Proches de la domination masculine, ces concepts n’en épousent pas tous les aspects, poussant plus loin la remise en cause de la binarité des genres, déconstruisant systématiquement le masculin et le féminin dans leur définition essentialiste. « L’hétérosexualité et l’hétéronorme, écrit l’auteur, ouvrent un paradigme, une manière de voir, de sentir, de désirer, de baiser, de faire l’amour, de dire, d’érotiser, d’observer, de penser » (p. 224). Autre façon de dire ce que Foucault avait diagnostiqué il y a trente ans comme « dispositif de sexualité »2. Sans nécessairement adopter toutes les thèses radicalement constructionnistes issues des cultural studies (notamment la déconstruction du biologique), l’auteur en épouse un certain nombre de principes, essentiellement celui de l’invention de l’hétérosexualité dans une optique de « déconstruction constructive »3.

2Le dispositif de l’hétérosexualité est, selon l’auteur, « une forme particulière de territoire masculin. Il réfère à du mental et du cognitif (les hommes sont éduqués par leurs pairs à penser leur sexualité à travers ce filtre), du réel (ils sont sommés d’interpréter leur sexualité à travers ce discours sans quoi ils courent le risque d’être déclassés du groupe des hommes et traités de “pédés”), de l’imaginaire (ils rêvent et fantasment leur sexualité ainsi) » (p. 38-39). Ce résumé de l’hétéronormativité est aujourd’hui très largement consensuel, quoi qu’en dise l’auteur. La plupart des études sur le sexe et sur le genre considèrent cette pensée comme le minimum syndical à défendre, le socle ne pouvant être remis en question sous peine de faire parti du camp adverse, sous-entendu les vieux réactionnaires. Il l’admet, toutefois, en notant que « les personnes qui travaillent sur les sexualités sont le plus souvent dans une posture critique des savoirs institués et instituants, elles reproduisent une déconstruction plus ou moins radicale de l’hétéronormativité » (p. 103).

  • 4 « Le “sexe” pour dire les sexualités, les arrangements de corps, les plaisirs des corps et des tête (...)

3Pour opérer cette remise en cause de l’hétéronormativité, l’auteur reviendra sur ce qui constitue ses différents terrains de recherche depuis vingt ans. Les transsexuels de Rio, les lieux de drague entre hommes ainsi que le libertinage, forment les trois axes privilégiés par l’auteur ainsi que le plan d’ensemble de l’ouvrage. Ces sexualités, dites récréatives car éloignées de l’optique de la reproduction, sont considérées par l’auteur comme des analyseurs à l’évolution du « sexe contemporain »4. Cette assertion constituera la thèse essentielle de l’auteur.

  • 5 Olivier Gras, La sexualité analyseur. Théories et politiques des sexualités, consultable en ligne : (...)

4Dans la mesure où l’on peut considérer « la sexualité comme un miroir du social, elle est significative des transformations de nos modes de vie [et] de la révolution anthropologique du genre à laquelle nous assistons » (p.9). En ce sens, déconstruire les effets politiques ainsi que les mécanismes inconscients de l’hétéronormativité contribue à analyser le social dans sa globalité. Sans parvenir aux mêmes conclusions, j’avais défendu également la thèse de la sexualité comme reflet et analyseur du social dans le cadre de ma thèse de doctorat5.

  • 6 J’emprunte la terminologie à Patrick Baudry, Le corps extrême. Approche sociologique des conduites (...)
  • 7 Reimut Reiche, Sexualité et lutte de classes, Paris, Maspero, 1971, p.92 et suivantes.

5L’auteur donne une large part dans son ouvrage à la parole des populations étudiées. Considérant le libertinage, le terrain le plus discuté dans l’ouvrage, l’auteur montre en quoi les couples ou personnes seules qui s’y adonnent ont sociologiquement changé. « La structure conjugale a poursuivi son évolution. Sans atteindre encore l’égalité totale entre hommes et femmes, la marche vers l’égalité a continué. Non seulement les rapports sociaux de sexe se transforment encore, mais leur articulation avec les appartenances sociales et générationnelles a aussi évolué. » (p. 164) Il s’agit de personnes plus jeunes, dont la mise en couple est souvent temporaire, qui utilisent beaucoup les réseaux sociaux. Cela dit, on peut parfaitement y voir l’effet du changement de la structure économique où la période adolescente dure plus longtemps du fait des difficultés à l’insertion professionnelle, où le couple ne représente plus une valeur importante, et où les expériences de jeu avec les limites sont exacerbées ; autrement dit, il est possible d’y voir autre chose qu’un « possible pour déconstruire tout ou partie de l’hétéronormativité » (p. 180), mais plutôt un rite de passage, qui plus est un rituel détraqué6, afin d’essayer de sortir de la « puberté perpétuelle »7 organisée par le capitalisme tardif.

  • 8 Serge Chaumier, L’amour fissionnel. Le nouvel art d’aimer, Paris, Fayard, 2004.

6Même s’ils ne sont pas majoritaires, on rencontre encore beaucoup de personnes se livrant au libertinage qui fonctionnent encore sous le principe de la « double morale », les couples libertins, explique l’auteur, « oscillent entre de nouvelles formes de domination masculine et des essais égalitaristes » (p. 164). Ces essais égalitaristes ne consistent pas nécessairement en l’inclusion du tiers exclus comme le souhaitait Serge Chaumier8, mais seraient une des formes possibles utilisées par les couples « pour faire évoluer la structure conjugale en dépassant l’exclusivité sexuelle tout en pouvant s’affirmer comme fidèles » (p. 212).

  • 9 À ce sujet, voir Robert Muchembled, L’orgasme et l’Occident. Une histoire du plaisir du XVIe siècle (...)
  • 10 Voir Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Paris, Pauvert, 1986.
  • 11 Voir Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, « Les essais », 2004. (...)

7Un autre aspect lié au libertinage est lui historique. Le libertinage historique, les libertins du XVIIIe pour le dire vite, se caractérisaient non pas simplement par une liberté de mœurs, mais aussi et surtout par une liberté spirituelle9. Ils vilipendaient la morale judéo-chrétienne et combattaient les idées réactionnaires véhiculées par l’Église et la royauté. Encore un effort pour être républicain clamait Sade dans un de ses écrits les plus fameux10, c’est-à-dire la tentative de dépassement de l’ordre moral chrétien et l’instauration d’une République concrète. Selon l’auteur, « la révolution sexuelle des années 1970, les luttes pour la liberté des femmes ou les luttes de libération des homosexuel-le-s s’inscrivent dans la même parenté que le libertinage. On voit ici facilement les liens entre les pratiques de sexualités récréatives décrites et le libertinage historique » (p. 190-191). Si effectivement ces sexualités contribuent à l’évolution des mentalités, à faire bouger les points de repère, force est tout de même de constater que le mot d’ordre n’est pas le dépassement du cadre capitaliste, comme ce fut le cas dans les années 1970, mais fonctionnent plutôt comme une lutte pour la reconnaissance11, dans une volonté d’intégration au capitalisme.

  • 12 Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Aubier, 1980 (...)
  • 13 Georges Devereux, Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion, « Champs », 1985.
  • 14 Magali Uhl et Jean-Marie Brohm, Le sexe des sociologues. La perspective sexuelle en sciences humain (...)

8Un autre aspect développé par l’auteur est celui de la méthode. Il peut sembler étrange de ne l’aborder qu’à la fin, après avoir été quelque peu polémique avec le texte présenté. Néanmoins, cette question de méthode m’a semblé relevé d’une position épistémologique fondamentale qui ne pouvait se traiter comme une simple mise en avant des idées développées par la suite. Cette position, voire posture, se résume assez simplement dans le terme de l’implication. Empruntant très largement à Georges Devereux12, elle stipule que le concept tant vanté par les sociologues de « neutralité axiologique » est un leurre, que l’implication du chercheur (psychiquement mais aussi physiquement, c’est-à-dire en tant qu’homme, femme ou transgenre) est déterminante dans la construction de la recherche, l’appréhension du terrain, mais aussi la constitution de l’objet de recherche. « Le chercheur ou la chercheure a aussi un corps qui, pour maintes raisons liées à ses recherches et à sa propre identité, et dans sa recherche d’altérité, traverse les frontières » (p. 43). Autrement dit « les sociologues doivent, pour la sexualité comme pour tout objet qu’ils/elles décident d’ethnographier, pouvoir et savoir créer des relations d’altérité et de proximité » (p. 100). Cette réflexion se prolonge dans un autre grand concept développé par Devereux, celui de la complémentarité13 où « ce ne sont pas les travaux de personnes construites comme hommes ou femmes qui s’avèrent les plus pertinents, mais la confrontation, l’échange entre des points de vue situés de manière différentes » (p. 42). Une sociologie de la sexualité n’est en effet possible qu’entre masculin et féminin dans la confrontation dialectique et complémentaire de leur point de vue14.

9Pour finir, cet ouvrage constitue une bonne clé d’entrée à quiconque souhaite défricher les sexualités contemporaines. On trouvera en effet une large bibliographie permettant d’ouvrir une réflexion exploratoire sur les enjeux politiques, théoriques, mais aussi éthiques et méthodologiques desdites sexualités.

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Notes

1 Voir Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Amsterdam, 2007, p.13.

2 Michel Foucault, La volonté de savoir. Histoire de la sexualité I, Paris, Gallimard, « Tel », 1994, p. 141 : Il « a pour raison d’être non de se reproduire, mais de proliférer, d’innover, d’annexer, d’inventer, de pénétrer les corps de façon de plus en plus détaillée et de contrôler les populations de manière plus globale ».

3 Jonathan Ned Katz, L’invention de l’hétérosexualité, Paris, Epel, 2001, 164. Sur ces questions se développe une littérature foisonnante, notamment soutenue par les éditions Amsterdam et EPEL. En voici quelques références, Kevin Floyd, La réification du désir. Vers un marxisme queer, Paris, Éditions Amsterdam, 2013 ; Gayle S. Rubin et Judith Butler, Marché au sexe, Paris, EPEL, 2006 ; Gayle S. Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, EPEL, 2010 ; Javier Saez, Théorie queer et psychanalyse, Paris, EPEL, 2005 ; Jonathan Ned Katz, L’invention de l’hétérosexualité, op. cit. Sans oublier les représentants français les plus importants : Marie-Hélène Bourcier, Sexpolitiques. Queer zones 2, Paris, La Fabrique éditions, 2005 ; Beatriz Preciado, Testo junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008 ; Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2007. Pour une critique acerbe de ces conceptions théoriques, cf. Jordi Vidal, Servitude et simulacre en temps réel et flux constant. Réfutation des thèses réactionnaires et révisionnistes du postmodernisme, Paris, Allia, 2007. Il écrit, p. 98-99 : « Considérant que l’histoire humaine, et tout particulièrement l’histoire européenne, est dominée par l’hétérosexualité, les théoriciens queer la jugent entièrement fausse. Selon eux, il ne saurait exister d’histoire vraie que du point de vue de l’homosexualité, des gays studies, des lesbian studies, et des trans studies. La tendance totalitaire du postféminisme se reconnaît ainsi dans ses interdits : il faut « être gay pour faire de l’observation participante dans les backrooms », et toute l’étude sur la sexualité qui ne provient pas de la mouvance postféministe et transgenre est obligatoirement faite d’un point de vue hétérocentré et masculin. »

4 « Le “sexe” pour dire les sexualités, les arrangements de corps, les plaisirs des corps et des têtes. » (p. 9)

5 Olivier Gras, La sexualité analyseur. Théories et politiques des sexualités, consultable en ligne : http://www.biu-montpellier.fr/florabium/jsp/nnt.jsp?nnt=2012MON30001.

6 J’emprunte la terminologie à Patrick Baudry, Le corps extrême. Approche sociologique des conduites à risque, Paris, L’Harmattan, « Nouvelles études anthropologiques », 1991. Un rituel détraqué est littéralement ce qui ne « laisse pas de trace », p.216 et suivantes.

7 Reimut Reiche, Sexualité et lutte de classes, Paris, Maspero, 1971, p.92 et suivantes.

8 Serge Chaumier, L’amour fissionnel. Le nouvel art d’aimer, Paris, Fayard, 2004.

9 À ce sujet, voir Robert Muchembled, L’orgasme et l’Occident. Une histoire du plaisir du XVIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2005 ; Patrick Wald Lasowski, Dictionnaire libertin. La langue du plaisir au siècle des Lumières, Paris, Gallimard, 2011.

10 Voir Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Paris, Pauvert, 1986.

11 Voir Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, « Les essais », 2004. Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000.

12 Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Aubier, 1980. Voir aussi les tenants de l’ethnopsychiatrie qui développent abondamment cette thèse, notamment François Laplantine, Ethnopsychiatrie psychanalytique, Paris, Beauchesne, 2007 et Magali Uhl, Subjectivité et sciences humaines. Essai de métasociologie, Paris, Beauchesne, 2004, p. 184 : « Ce n’est pas tant le choix d’un objet particulier, d’une démarche méthodologique, d’une discipline qui constitue l’objet de la recherche, mais le sujet lui-même, le chercheur dans son ipséité radicale. »

13 Georges Devereux, Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion, « Champs », 1985.

14 Magali Uhl et Jean-Marie Brohm, Le sexe des sociologues. La perspective sexuelle en sciences humaines, Bruxelles, La Lettre Volée, 2003, spécifiquement le chapitre « La sociologie entre masculin et féminin », p.113-127.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Olivier Gras, « Daniel Welzer-Lang, Propos sur le sexe », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 septembre 2014, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/15326 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.15326

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