Olli Pyyhtinen, The Gift and its Paradoxes. Beyond Mauss
Texte intégral
- 1 Olli Pyyhtinen, Simmel and ‘the Social’, New York, Palgrave Macmillan, 2010. On peut lire son premi (...)
1Avant d’entreprendre cette plongée dans l’œuvre de Marcel Mauss, Olli Pyyhtinen s’est fait connaître en 2010 avec un bel ouvrage consacré à Georg Simmel1 et reposant sur la même démarche. En effet, il entendait déjà aller « beyond Simmel », en faisant du maître de Berlin une lecture scrupuleuse à travers ce qu’il appelle un « portrait conceptuel ». Il ne s’agit de rien moins que d’une lecture philosophique de textes sociologiques fondateurs qu’il passe au crible du déconstructivisme derridien agrémenté d’une conception latourienne du social. Ou plus précisément, Pyyhtinen entend traquer une pensée du social en tant que flux associatif entre actants et réseaux, là où se nouent les paradoxes qui sont pour lui autant d’épreuves de vérité de cette pensée. Toute véritable pensée du social serait donc paradoxale en ce qu’elle met en évidence l’existence d’un collectif qui serait à la fois la condition et le résultat de relations sociales, étant bien clair que ce collectif est lui-même mouvant car processuel.
2Pour ce type de lecture mariant la philosophie de Jacques Derrida et la théorie sociale de Bruno Latour (qui est en passe de devenir le french theorist numéro un de par le monde), la théorie du don de Marcel Mauss peut se présenter comme un cas d’école. En effet, rien de plus paradoxal que le don. Le terme désigne à la fois la chose donnée et l’action de le faire, de donner ; le don est contraint et volontaire, comme l’avait déjà noté Mauss ; il n’est pas seulement initiation à l’échange, mais condition du social, lui-même condition de l’échange ; il suppose l’idée de gratuité et d’inconditionnalité, mais en même temps il la corrompt en ayant trop conscience de cette gratuité ; il se retrouve dans toutes les cultures, sous des formes si diverses qu’il ne cesse de défier toute classification – et ainsi de suite. Il se pourrait donc que, si le social est paradoxal, le don en serait le « chiffre caché », tant il cumule les paradoxes, tant il ne cesse d’intriguer et d’irriter les théoriciens du social, surtout s’ils sont philosophes.
3C’est pour cette raison que chaque ouvrage consacré à ce thème a son importance. Chacun ajoute une facette ou une question à une interrogation qui ne semble jamais s’épuiser, si bien qu’il ne s’agit pas d’un champ de luttes conceptuelles, comme c’est presque toujours le cas quand on s’intéresse aux fondements, mais d’une lente et patiente élaboration mutuelle dont le processus est aussi important que les connaissances qu’on en obtient. C’est dans cette perspective qu’il faut lire cet ouvrage.
4Tout, chez Pyyhtinen, commence avec une histoire de pommes. Car le don est, premièrement, le fruit défendu qu’Ève tend à Adam et qu’ils croquent de concert (tout en mangeant de l’arbre de la connaissance), créant ainsi la première relation humaine reposant sur une distinction sexuée. C’est ensuite ce que les Anglo-saxons nomment le « teacher’s gift », le don gracieux fait au Maître par le disciple pour lui témoigner sa reconnaissance. Et c’est finalement la pomme empoisonnée qui fait sombrer Blanche Neige dans son sommeil éternel. Fondement du social, acte de grâce et poison, on ne saurait imaginer plurivocité et extension sémantique plus grandes ; à cela près (toute classification dans les sciences humaines relevant d’un modèle tétraédrique) que Pyyhtinen fait l’impasse sur le don de pomme le plus ordinaire qu’est la pomme partagée, la pomme coupée en deux, dont une moitié revient au donateur et l’autre au donataire. Soit le don-partage.
- 2 Mot de langue maorie désignant le vent, mais utilisé de manière figurée comme le mana polynésien po (...)
5Cette impasse s’explique aisément, si l’on prend en compte que Pyyhtinen sépare strictement don et échange : non seulement le don n’est pas par principe assimilable à l’échange, mais il le précède et l’englobe. C’est en cela qu’il entend aller « beyond Mauss ». Ce dernier serait encore victime du principe de réciprocité et donc incapable de distinguer don et dette, incapable aussi de comprendre le don comme sacrifice et comme perte. L’erreur ne serait pas tant le fait de Mauss lui-même, mais de ses épigones. En effet, Mauss s’est penché de près sur le don-chose, notamment sur cette « âme » (le hau2) dont les choses seraient dotées et qui ferait que celui qui garde le don sans contre-partie verrait cette chose donnée se transformer en poison ; une véritable mystification dont Mauss aurait été la victime, s’empressera de dire Claude Lévi-Strauss, pour qui la réciprocité est une structure culturelle et cognitive universelle. Et c’est à la suite de cette intervention que les épigones de Mauss se seraient mis à réfléchir sur le don non en termes de don-chose, mais de don-relation.
6Pyyhtinen nous propose donc une théorie chosiste du don. Celui-ci ne dévoilerait pas ses arcanes en nous montrant sur quelle mécanique complexe repose le lien entre les humains, mais prioritairement en déployant des paradoxes propres au don-chose. C’est un parti-pris intéressant qui reprend l’exposition des apories du don, telles qu’elles avaient été formulées par Jacques Derrida dans son ouvrage Donner le temps (1990). Or, pour Derrida, le seul don véritable est le don qui s’ignore (puisque le savoir du don est déjà une forme de réciprocité qui vient annuler l’inconditionnalité propre à son geste). L’idée est assurément brillante, mais d’une certaine façon sans lendemain. Si certains critiques – dont Marcel Hénaff – voient chez Derrida l’œuvre d’un contexte confessionnel, à savoir la fixation judéo-chrétienne d’une définition inconditionnelle du don, la plupart des commentateurs souligne la stérilité du propos. Que le véritable don soit ignorant de lui-même, la belle affaire, mais en quoi cela va-t-il nous éclairer sur les fondements du lien social ? Par quelle force ou quelle vertu le don aveugle et ignoré peut-il faire œuvre collective ? En quoi sa paradoxalité nous autorise-t-elle un nouveau regard sur le social ?
- 3 Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, Paris, PUF, 1990.
- 4 Michel Serres, Le Parasite, Paris, Grasset, 1982.
7À cette question vexatoire, Pyyhtinen répond en mobilisant deux notions intéressantes. D’une part, en se référant au philosophe italien Roberto Esposito3, il renvoie à l’étymologie du terme de communauté, qui contient le mot latin munus – qui est à la fois exigence, devoir et don. Le munus serait le don qui ne peut pas ne pas être fait, le don qui, s’il était refusé, abolirait toute communauté. La résolution du paradoxe pointé par Derrida se ferait donc dans le sens d’un « social » qui reposerait sur un don-chose ou, plus clairement, sur un sacrifice qui, du coup, ouvrirait sur un monde de relations. Le savoir (ou l’ignorance) du don en deviendrait donc secondaire et ce qui importerait seulement, ce serait d’adresser un don, une chose donnée, afin que cette chose établisse en écheveau de relations qu’on pourra nommer « communauté ». La deuxième figure que convoque Pyyhtinen est celle du parasite, empruntée à Michel Serres4. Le parasite est l’opposé dialectique du munus : il prend sans donner, qu’il en soit conscient ou non. Le parasite s’exempte du munus, il se nourrit de la communauté et, s’il lui est laissé libre cours, il la détruit. Mais ce que le parasitisme permet de mettre en évidence, c’est l’incertitude qui toujours frappe le contre-don. Car, qu’on le veuille ou non, le contre-don contient sa part de surprise. Le parasitisme est quant à lui sans surprise et confirme le donneur dans sa conception décevante du monde. Se reportant encore une fois à Esposito, Pyyhtinen souligne avec justesse l’espèce d’immunité dont jouit le parasite ; tel le poisson-pilote ou la lamproie fixé au ventre du requin. Immunisé contre toute tentation de munus, le parasite est celui qui, parce qu’il ne conçoit pas la double négation du « ne pas pouvoir ne pas donner », est le poison absolu de toute forme de social ; mais précisément en tant que tel, « the parasite both interrupts the system of the gift and is part of it, to a certain extent even helps to constitue it » (p. 94).
8On voit la démarche. Pyyhtinen part de la chose donnée et montre comment elle devient relation, mieux : comment elle parvient à en stabiliser la labilité ; c’est une invitation plutôt qu’une critique à l’adresse de ceux qui n’ont jamais vu que le don-relation (dont l’auteur de ces lignes), l’invitation étant d’aller dans le sens contraire : de partir de la relation et de remonter ainsi jusqu’au don-chose. De se poser donc la question de ce curieux objet que se sont donné les hommes « pour entrer en relation et le rester », en sachant le peu de poids et de confiance que l’on pouvait accorder aux mots, aux paroles plus ou moins belles. La relation de don ne vit pas d’une vertu infuse, comme s’il suffisait d’avoir une bonne intention pour initier une interaction. Le donneur initial doit sacrifier – du temps, de l’argent, des objets chers – et donc courir le risque du parasitisme. C’est ce risque qui charge le don « d’âme ».
9L’originalité de la démarche de Pyyhtinen tient encore dans son corpus – à ses risques et périls. En effet, à la place du matériau ethnographique, il convoque des fictions littéraires et cinématographiques et nous convie donc à une vision « endotique » (et non pas exotique) du don. L’avantage d’une telle méthode est sans conteste sa plus grande sensibilité face à des phénomènes en filigrane qu’une approche « relationniste » peine à explorer. N’est pas Simmel (ou Goffman) qui veut. Et il est vrai que cette approche nécessite une sorte de génie impressionniste, une compétence particulière de pouvoir saisir les phénomènes sociaux in statu nascendi. Une telle méthode n’est pas transmissible. Or, par l’étude de la paradoxalité des choses qui circulent comme des dons, le sociologue peut bel et bien accéder à ces « fils microscopiques » (G. Simmel) qui nous unissent les uns aux autres dans le réseau invisible du « social ». L’originalité et l’apport de Pyyhtinen sont donc tout à fait méthodologiques. Mais, en même temps, le corpus n’est pas exempt d’arbitraire et on pourra lui reprocher avec facilité d’avoir choisi à dessein tel conte, tel film, susceptible de mieux charpenter son argument.
10Mais, et nous passons à la critique de cette méthode, affirmer que le don est plus élémentaire que l’échange dans la constitution du social, surtout si le don est saisi comme un acte inconditionnel sans nécessité de contre-don, est un postulat préjudiciable à plus d’un titre – et on peut se demander, sans nier la qualité de ses arguments, si Pyyhtinen a saisi toute la portée de son propos. C’est dénier au principe de réciprocité une fonction qui, depuis les travaux de Lévi-Strauss et d’Alvin W. Gouldner, semblait être indiscutable : en effet, si l’action sociale s’effectue par anticipation du comportement d’autrui, elle ne peut former système que si autrui procède lui aussi à une anticipation, de manière à ce que, par ces anticipations croisées, le problème spécifiquement humain de la double contingence puisse être résolu. Sauf à supposer une sorte d’équilibre préétabli, où les dons se répondraient sans intervention humaine, on voit mal comment le don pur permettrait de résoudre cette question épineuse entre toutes. Certes, il y faut une part de sacrifice, il y faut un munus ; mais ne réside-t-il pas dans le risque qu’à chaque acte engageant, la réciprocité ne puisse s’accomplir, et que, pour une raison ou une autre, elle fasse défaut ? Le risque du premier acteur est le même que celui du premier donateur, à cela près que le premier donateur peut se prévaloir de son geste grandiose et en tirer un avantage que, précisément, le jeu de la réciprocité permet de réprimer. Voilà encore un préjudice de cette vision ; avec le don-chose, elle accorde au premier donneur un rôle de fondateur qui ne peut ne pas être conçu comme une transcendance. Le don inconditionnel qu’une théorie chosiste du don met en exergue ne serait-il pas une hypostase (de l’un des éléments) de l’échange, un don interrompu auquel l’intention véritable fait défaut. Car on ne manque pas d’envier un moment l’immunité du poisson-pilote accroché au flanc du requin, mais c’est pour aussitôt se raviser et se dire que son immunité se paie chèrement. Un parasite est condamné à la solitude éternelle.
11Cependant, cet ouvrage n’en est pas moins réjouissant. Il montre que la réflexion sur le don ne cesse d’être un work in progress, qu’il y a donc des choses à penser, des territoires encore inexplorés, des outils et des méthodes encore peu ou mal employés. Ce qui gâche un peu le plaisir du lecteur est le nombre anormalement élevé de coquilles non corrigées par l’éditeur qui, vu le prix (de plus en plus exorbitant dans la littérature scientifique d’origine anglo-saxonne) de l’ouvrage, aurait grand avantage à se souvenir des mérites d’un lectorat scrupuleux.
Notes
1 Olli Pyyhtinen, Simmel and ‘the Social’, New York, Palgrave Macmillan, 2010. On peut lire son premier chapitre ici : https://www.academia.edu/450428/Simmel_and_the_Social.
2 Mot de langue maorie désignant le vent, mais utilisé de manière figurée comme le mana polynésien pour nommer la force qui fait circuler les choses données.
3 Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, Paris, PUF, 1990.
4 Michel Serres, Le Parasite, Paris, Grasset, 1982.
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Référence électronique
Aldo Haesler, « Olli Pyyhtinen, The Gift and its Paradoxes. Beyond Mauss », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 juillet 2014, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/15120 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.15120
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