Massimo Prearo, Le moment politique de l’homosexualité. Mouvements, identités et communautés en France
Texte intégral
- 1 Courduriès Jérôme, Être en couple (gay) : Conjugalité et homosexualité masculine en France, Lyon, P (...)
- 2 À noter la parution simultanée de Weeks Jeffrey, Sexualité, Lyon, PUL, coll. « SXS Sexualités », 20 (...)
- 3 Lesbiens, gais, bis et trans.
1Après l’ouvrage de J. Courduriès1 consacré aux parentalités gaies, la jeune collection « Sexualités » des Presses universitaires de Lyon publie son deuxième titre2. Massimo Prearo reprend ici sa thèse de doctorat, soutenue en 2011, et se propose de faire « l’archéologie » des savoirs militants LGBT3 du milieu du XIXe au début du XXIe siècle, c’est-à-dire de retracer les évolutions sémantiques et discursives ayant eu lieu dans le militantisme homosexuel au cours de cette période. En effet, c’est à travers l’étude des mouvements, des identités et des communautés définis comme des « objets discursifs [...] à la fois produits de l’activité militante et producteurs de partitions militantes diverses » (p. 24), que Prearo entend identifier les « moments » qui ont marqué la politisation de l’homosexualité.
2Pour mener à bien cette entreprise, l’auteur s’inscrit dans une démarche résolument foucaldienne, en témoigne l’épigraphe, une citation de Foucault sur le rôle de l’intellectuel qui doit se faire historien s’il se veut militant. À l’époque employé du Centre gai et lesbien d’Île-de-France, Prearo a décidé de détourner son regard des trajectoires et carrières militantes homosexuelles pour adopter une démarche archéologique, celle de l’« objectivation », c’est-à-dire de la constitution du mouvement LGBT en objet.
3Contrairement à ce que l’introduction de l’ouvrage peut laisser penser par son fort ancrage ethnographique, cette démarche est avant tout historique et s’appuie presque exclusivement sur l’étude des discours produits sur l’homosexualité, sous la forme de journaux et de revues militants, tracts, documents associatifs, et non sur l’observation des pratiques ou l’objectivation des acteurs.
4L’approche se fonde également sur un refus assumé de toute téléologie et sur une méfiance de l’auteur vis-à-vis de tout ce qui s’apparente à une linéarité de la narration historique : ainsi, le choix du terme de « moment » se veut un moyen de penser les discontinuités, les alliances et les ruptures à l’œuvre dans ce que Prearo qualifie de « scientia militantis ». Chaque chapitre présente ainsi l’étude d’un de ces moments dégagés par Prearo dans l’histoire du militantisme homosexuel.
5Les deux premiers chapitres étudient l’émergence de l’homosexualité comme catégorie de discours, s’inscrivant ainsi dans les traces du Foucault de l’Histoire de la sexualité. Dans le premier chapitre, Prearo pose les jalons théoriques de son entreprise en passant en revue les différents modèles – sans en choisir un – qui prétendent expliquer comment l’homosexualité, de catégorie médicale désignant un individu, est passée au statut de mouvement et a atteint une dimension collective. Le deuxième chapitre, relativement long, constitue à bien des égards une synthèse assez technique des débats académiques sur les débuts de la sexologie comme discipline médicale – bien que l’auteur d’en défende. Il bat en brèche l’idée selon laquelle l’homosexualité a été appropriée par le discours médical, préférant y voir le résultat d’une construction comme catégorie discursive, construction dont l’auteur s’attache à décortiquer les étapes. Ainsi, il analyse la production théorique et militante d’acteurs importants de cette scientia sexualis, au nombre desquels le médecin allemand M. Hirschfeld, qualifié de « fondateur du premier mouvement homosexuel de l’histoire ».
- 4 Jackson Julian, Arcadie. La vie homosexuelle en France de l’après-guerre à la dépénalisation, Paris (...)
- 5 Prearo Massimo, « Le moment 70 de la sexualité : de la dissidence identitaire en milieu militant », (...)
6Prearo opère ensuite un saut dans le temps afin de se consacrer à l’analyse de l’émergence d’Arcadie, une revue littéraire française « homophile », apparue au milieu du XXe siècle et décrite comme un « laboratoire intellectuel [...] de production d’un savoir homosexuel autonome » (p. 91). Fondées largement sur l’ouvrage de Julian Jackson4, les analyses de Prearo s’attachent à montrer l’autonomisation de l’expérience homosexuelle et l’influence de la philosophie existentialiste dans le discours arcadien. Battant en brèche les analyses en termes de rupture, selon lui exagérées, entre Arcadie et le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), Prearo fait du débat existentialiste autour de la notion de choix le « socle commun » de ces deux mouvements, définissant un « moment 70 »5 de la sexualité. La rupture, si elle a lieu, s’opère après la disparition du FHAR, en 1973, et avec l’avènement de la massification du militantisme homosexuel, qui s’oppose à l’élitisme arcadien et à la pluralité polymorphe du FHAR.
7Ainsi, l’apparition des Groupes de libération homosexuelle (GLH) en 1974 marque selon l’auteur la disparition du sujet homosexuel et de la rhétorique existentialiste. Elle s’accompagne d’une sémantique identitaire, qui constitue une option stratégiquement choisie dans un contexte spécifique : la mobilisation construit l’identité minoritaire, et non l’inverse. Cette période se caractérise principalement par la disparition du futur comme horizon politique et du passé comme référent politique au profit d’une implantation de la rhétorique militante dans le présent, qui se manifeste notamment à travers l’investissement par les GLH des thématiques mémorielles (déportation homosexuelle, inscription du militantisme homosexuel dans les luttes syndicales). Ce « moment 75 » est marqué par la prise de distance vis-à-vis des cadres cognitifs et militants de la gauche « traditionnelle » et par l’invention du vocable d’homophobie qui, en tant qu’« hypothèse répressive », permet de redynamiser le mouvement homosexuel.
8Le passage du terme d’« homosexuel » à celui de « gay », à la fin des années 1970 et au début des années 1980, est symptomatique selon Prearo d’une évolution du militantisme homosexuel vers une « militance gaie » qui se caractérise, pour les associations, par une forte territorialisation et un caractère polymorphe, c’est-à-dire une forme « ouverte, flexible et en devenir » (p. 233). Cette transition s’explique notamment par la structuration communautaire du mouvement, qui s’opère grâce aux financements et subventions perçus consécutivement à l’arrivée du Parti socialiste au pouvoir en 1981.
- 6 Martel Frédéric, Le rose et le noir : Les homosexuels en France depuis 1968, Paris, Seuil, 1996.
9Ce tournant communautaire s’accompagne ainsi d’une nouvelle dynamique militante, estime l’auteur, contrairement aux analyses de F. Martel6 qu’il réfute point par point. Si cette reconnaissance par les pouvoirs publics permet la constitution d’une unité « de façade » à travers des instances fédératives, la division règne cependant au sein du mouvement. Cette tension entre deux dynamiques opposées ne va qu’en s’accentuant au cours des années 1980, jusqu’à aboutir à la fin de la décennie à une crise à laquelle la réponse apportée est d’ordre communautaire : c’est l’avènement d’Act-Up, une association de lutte contre le Sida issue de la communauté gaie.
10Cependant, l’émergence de l’association marque la « parisianisation » du mouvement, et la disparition de la forme que Prearo avait qualifiée de « militance » au profit d’une spécialisation et d’une différenciation communautaires au sein du mouvement : c’est l’affirmation des identités bisexuelle et transidentitaire. S’inscrivant en faux contre l’idée d’un repli communautaire concomitant à cette multiplication des identités, Prearo explique que la Marche des Fiertés, événement qui connaît un succès croissant dans les années 1990, réalise la synthèse des divergences internes au mouvement car elle permet d’afficher une unité politique faisant converger les revendications tout en offrant un espace d’affirmation identitaire.
- 7 Prearo Massimo, « L’espace du militantisme LGBT à l’épreuve des présidentielles », Genre, sexualité (...)
- 8 Matthieu Lilian, L’espace des mouvements sociaux, Éditions du Croquant, coll. « Sociopo », 2012. Co (...)
- 9 Bereni Laure, « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause des fe (...)
11À la fin de l’ouvrage, Prearo propose la notion d’« espace du militantisme LGBT »7, en s’inscrivant dans la lignée des analyses de L. Mathieu8 et de L. Bereni9, espace qu’il qualifie de « périmètre symbolique d’action à l’intérieur duquel les discours, les objets et les stratégies militants sont agis [...] selon des logiques de négociation, de concurrence et aussi de hiérarchisation » (p. 301). La dimension heuristique de cette notion – dont il insiste sur le caractère situé, géographiquement (la France) et temporellement (le début des années 2000) – pour l’analyse du mouvement LGBT résiderait dans la possibilité qu’elle offre de penser la pluralité et l’encastrement des différents groupes qui portent ces causes.
12Si avec cet ouvrage Prearo pallie un manque – ce qu’il qualifie de « terra incognita universitaire » –, son ambition n’en reste pas moins théorique. Il entend renverser les approches et perspectives traditionnelles des études sur le militantisme homosexuel en adoptant une démarche foucaldienne centrée sur les glissements discursifs et qui s’attache à penser les chevauchements et les discontinuités dans l’histoire de ces groupes. La volonté de l’auteur de rendre justice à la complexité des débats académiques sur les thématiques abordées sans nécessairement prendre position est louable, mais elle obscurcit son propos et rend moins fluide la lecture de son ouvrage. De plus, le risque est grand de faire d’un changement de vocable le signe de l’avènement d’une nouvelle ère, ou plutôt d’un nouveau « moment », au risque de tomber dans l’explication ad hoc, risque qui aurait peut-être pu être évité en s’intéressant davantage à la matérialité du militantisme étudié : au-delà des discours, il y a des hommes et des femmes dont les pratiques militantes non purement discursives sont souvent totalement passées sous silence.
Notes
1 Courduriès Jérôme, Être en couple (gay) : Conjugalité et homosexualité masculine en France, Lyon, PUL, 2011. Compte rendu de David Paternotte : http://gss.revues.org/2025.
2 À noter la parution simultanée de Weeks Jeffrey, Sexualité, Lyon, PUL, coll. « SXS Sexualités », 2014, http://lectures.revues.org/14714.
3 Lesbiens, gais, bis et trans.
4 Jackson Julian, Arcadie. La vie homosexuelle en France de l’après-guerre à la dépénalisation, Paris, Autrement, 2009. Compte rendu de Michelle Zancarini-Fournel : http://clio.revues.org/9772.
5 Prearo Massimo, « Le moment 70 de la sexualité : de la dissidence identitaire en milieu militant », Genre, sexualité & société, 3, 2010. URL : http://gss.revues.org/1438.
6 Martel Frédéric, Le rose et le noir : Les homosexuels en France depuis 1968, Paris, Seuil, 1996.
7 Prearo Massimo, « L’espace du militantisme LGBT à l’épreuve des présidentielles », Genre, sexualité & société, n° 2, 2013. URL : http://gss.revues.org/2701.
8 Matthieu Lilian, L’espace des mouvements sociaux, Éditions du Croquant, coll. « Sociopo », 2012. Compte rendu d’Igor Martinache pour Lectures : http://lectures.revues.org/8019.
9 Bereni Laure, « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause des femmes », in Christine Bard (dir.), Les féministes de la deuxième vague, Rennes, PUR, 2012, p. 27-41.
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Référence électronique
Hugo Bouvard, « Massimo Prearo, Le moment politique de l’homosexualité. Mouvements, identités et communautés en France », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 juillet 2014, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/15116 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.15116
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