Pierre Lascoumes, Laure Bonnaud, Jean-Pierre Le Bourhis et Emmanuel Martinais, Le développement durable. Une nouvelle affaire d’État

Texte intégral
- 1 Charlotte Halpern, Pierre Lascoumes, Patrick Le Gales, L’Instrumentation de l’action publique : Con (...)
- 2 Pierre Lascoumes, Action publique et environnement, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2012.
1La victoire électorale de Nicolas Sarkozy en 2007, dans un contexte politique et médiatique fortement marqué par les questions d’environnement et de développement durable, a conduit à la création d’un grand ministère « de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer, chargé des technologies vertes et des négociations sur le climat », par la fusion de deux ministères, l’Équipement et l’Écologie. Ce petit livre présente la chronique méticuleuse et analytique d’une réorganisation administrative qui, dans une période marquée par la tenue du Grenelle de l’environnement, répercute un enjeu politique, la question de l’environnement, et une volonté de rationalisation budgétaire des administrations centrales du ministère vers une transformation des services régionaux. Cette monographie, sur un sujet à l’intersection entre les travaux portés par Pierre Lascoumes sur l’action publique1 et les politiques environnementales2, peut être ainsi abordée comme un cas d’école de l’application d’une sociologie des administrations publiques, explorant tour à tour les enjeux de décision, d’organisation, de découpage institutionnel et d’action des différents agents impliqués.
2La progression de l’enquête sur la création d’une « véritable administration du développement durable » suit un schéma chronologique top-down. Le premier chapitre aborde le moment politique de la décision qui fixe le design du nouveau ministère ; les deux chapitres suivants décrivent ensuite les tensions internes entre les hauts fonctionnaires durant la phase de stabilisation des nouvelles délimitations organisationnelles et hiérarchiques. Puis, déplaçant la focale de l’administration centrale vers les administrations régionales, les auteurs mènent une étude comparative sur la formation des nouvelles DREAL (Directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement), en s’intéressant à la définition du rôle de leurs directeurs et aux nouvelles pratiques de gestion des dossiers.
3Revenons plus en détail sur cette fusion qui a touché 55 000 fonctionnaires et reconfiguré les découpages de services historiquement constitués pour dessiner le paysage toujours d’actualité de ce secteur administratif. La campagne présidentielle pour l’élection de 2007 donne une place importante au thème du réchauffement climatique, avec le Pacte écologique de Nicolas Hulot qui recueille plus de 600 000 signatures. La volonté d’accorder à l’environnement une place prépondérante dans le futur ministère entre en résonnance avec un objectif plus général du gouvernement qui vise à rationaliser et à réduire le coût des services de l’État : le périmètre du ministère de l’Équipement étant appelé à diminuer, la réaffectation de ses ressources au ministère de l’Environnement est censée garantir sa visibilité, dans un milieu où l’importance politique d’une administration se mesure au budget et aux ressources humaines qui lui sont alloués. Cependant, il reste difficile d’imputer la dynamique de cette réforme à l’une plus qu’à l’autre de ces rationalités, celle de l’action pour le développement durable ou celle d’une rationalisation administrative. L’analyse des auteurs relativise l’articulation entre cette réforme et la tenue du grand débat public national, le Grenelle de l’environnement, « qui a principalement fourni un discours d’homogénéisation, souvent superficiel, censé permettre une unification des pratiques » (p. 75). De même, certains choix se font à contresens d’une réduction des coûts et de la complexité.
- 3 Dans la terminologie de la fonction publique, un « corps » est une catégorie statutaire de fonction (...)
4Le design du nouveau ministère est le fait d’un petit nombre d’acteurs relativement discrétionnaires qui choisissent de bouleverser les découpages historiques afin de favoriser la transversalité entre services et de neutraliser certaines oppositions institutionnelles. Ce redécoupage des services conduit à rassembler des hauts fonctionnaires issus de « corps »3 techniques différents (Mines, Ponts et Chaussés, ...) et traditionnellement attachés à certains monopoles. « Tel un “jeu de lego” complexe, la structuration de l’administration centrale conduit donc à démanteler les services d’origine pour les réagencer dans le cadre de chacune des entités thématiques définies par l’équipe de réforme » (p. 39). Ce bouleversement des traditions favorise l’apparition de tensions, reflétant les luttes de juridiction entre corps – catégorie explicative dont les auteurs discutent les limites – et avec les autres agents engagés, tels les préfets. Un des enjeux est la répartition « équitable » des nouveaux postes de directeurs régionaux, mais celle-ci se réalise à partir d’une distribution antérieure, que l’hétérogénéité des positions rend difficilement quantifiable. Si cette réforme redistribue une partie des positions et des statuts au sein de la nouvelle hiérarchie, son résultat est mitigé : certains services demeurent inchangés cependant que certains hauts fonctionnaires se sentent maltraités par les choix effectués.
5Au niveau des services déconcentrés régionaux, la réforme conduit à la création dans les régions de DREAL, qui remplacent des administrations autrefois bien distinctes : les DRE, les DIREN et DRIRE, directions régionales, respectivement, de l’équipement, de l’environnement et del’industrie. Le chapitre 4 se concentre sur la figure des nouveaux directeurs régionaux, pour dresser leurs profils (âge, parcours...), qui s’avèrent assez diversifiés, et interroger leurs conceptions du développement durable. Celles-ci se révèlent plurielle et généralement construites sur des bases personnelles et peu opérantes : « le développement durable se définit toujours plus facilement en termes généraux qu’en référence à des pratiques concrètes », autrement dit « son appropriation reste davantage “citoyenne” que “professionnelle” » (p. 105). Cette pluralité d’approches à l’échelle des directeurs se retrouve aussi dans les choix organisationnels de leurs directions, les réorganisations (fusions sectorielles internes, etc.) devant beaucoup à la personnalité du réformateur. Le cloisonnement historique entre les anciennes divisions réunies dans les DREAL conduit les directeurs à donner une grande importance à la question de la transversalité entre les services et au travail de création d’une « doctrine maison ». Les entretiens rapportés témoignent de la coexistence de deux figures de directeurs : le « manager » et le « technicien généraliste », marquant ainsi l’ambiguïté dans la définition de leur rôle et, par extension de la vocation de leur métier. La constitution d’un groupement des directeurs de DREAL contribue à partir de 2009 à favoriser l’échange d’informations et à constituer une identité collective au niveau national. Ce groupement se trouve alors en mesure d’intervenir dans les négociations des politiques ministérielles au nom de l’ensemble des directions régionales.
6Mais quelles sont les conséquences concrètes pour le développement durable de cette réforme ? Dans le dernier chapitre, qui analyse l’impact sur le fonctionnement quotidien des DREAL, les auteurs proposent une première réponse partielle à cette question, en évaluant les effets des transformations administratives. Ils soulignent l’hétérogénéité des situations à travers une étude de cas relative à l’information des citoyens sur les projets d’aménagement. Là où les divisions historiques ont été conservées, la restructuration a été globalement sans effet, mis à part un accroissement de la coordination transversale. Dans une partie des DREAL, des mises en commun de fonctions administratives s’observent, mais peuvent être antérieures ou peu liées à la réforme en elle-même. La liberté d’interprétation de ce que doit être une politique de développement durable et la difficulté de cerner et de ventiler les dossiers dans de nouvelles procédures limitent la rationalisation et conduit à des solutions d’organisation finalement assez locales.
7À travers les chapitres, le lecteur peut suivre la chronique d’une réforme administrative, de la décision initiale en contexte politique jusqu’à sa traduction locale dans les directions régionales. L’enquête ainsi réalisée est exemplaire tant elle cherche à saisir les différents niveaux et leurs relations réciproques. Exemplaire, certes, mais aussi dont le plan est facilement réplicable pour l’analyse d’une autre réforme. Le lecteur ne doit pas s’attendre à rencontrer du développement durable autre chose qu’un constat de l’hétérogénéité des définitions qu’en donnent les agents. Abordées assez rapidement, les spécificités d’une action publique liée au développement durable ne sont pas vraiment explicitées. Cela amène à la conclusion implicite – sur laquelle ne s’arrêtent peut-être pas assez les auteurs – d’une assez large indépendance entre le déroulement de la réforme et le contenu particulier (mais existe-t-il ?) de la politique publique impliquée.
Notes
1 Charlotte Halpern, Pierre Lascoumes, Patrick Le Gales, L’Instrumentation de l’action publique : Controverses, résistance, effets, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2014.
2 Pierre Lascoumes, Action publique et environnement, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2012.
3 Dans la terminologie de la fonction publique, un « corps » est une catégorie statutaire de fonctionnaires qui ont vocation à occuper les mêmes emplois.
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Référence électronique
Emilien Schultz, « Pierre Lascoumes, Laure Bonnaud, Jean-Pierre Le Bourhis et Emmanuel Martinais, Le développement durable. Une nouvelle affaire d’État », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 juin 2014, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14858 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14858
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