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Franck Cochoy, Christian Licoppe (dir.), « Le sujet et l'action à l'ère numérique », Réseaux, n° 182, 2014

Cristina Popescu
Le sujet et l'action à l'ère numérique
Franck Cochoy, Christian Licoppe (dir.), « Le sujet et l'action à l'ère numérique », Réseaux, n° 182, novembre-décembre 2013, 264 p., Paris, La Découverte, ISBN : 978-2-7071-7759-9.
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Texte intégral

1C’est le portrait de Jean-Jacques Rousseau qui accueille le lecteur dès la couverture de ce numéro de la revue Réseaux. Mais ce n’est pas un portrait commun, car une multitude de petites émoticônes le composent. Il s’agit d’une image classique du penseur du contrat social, obtenue par la mise en lien de figures peu connues à l’âge moderne, mais reconnaissables par tout utilisateur des dispositifs numériques de l’époque contemporaine.

  • 1 Les frontières entre la vie commune et la « vie numérique » disparaîtraient progressivement, selon (...)

2Pourquoi ce portrait ? Des réponses potentielles se trouvent à l’intérieur de la publication, dont le dossier principal s’organise autour de deux notions « classiques » en sciences humaines et sociales, le sujet et l’action. Les coordinateurs du dossier, F. Cochoy et C. Licoppe, proposent une stimulante réflexion sur ce thème, renouvelé par la dimension numérique. Le dossier trouve donc sa place légitime dans la revue Réseaux, qui vise la mise en lien et l’étude des nouvelles technologies dans le cadre des sciences sociales1.

3Cinq contributions explicitent la manière dont le sujet et l’action existent et se transforment à l’ère numérique. Si les deux premières mettent en avant un cadre conceptuel autour des processus d’individuation spécifiques à cette époque, une troisième insiste sur le besoin de développer de nouvelles méthodologies. Les deux derniers articles s’inscrivent aussi dans cette lignée, afin de montrer au final comment le sujet et l’action prennent leur place sur des terrains numériques.

4Le premier article fait un grand saut en arrière. C. Licoppe, son auteur, s’inspire des Confessions de Jean-Jacques Rousseau pour illustrer la manière dont l’individu change son rapport au monde à partir de la fin du XVIIIe siècle. Ce manuscrit marque ainsi le début de l’écrit de soi moderne. Dans l’analyse du texte de C. Licoppe, nous découvrons, d’un côté, un individu qui joue son rôle dans la société, participant à l’être-ensemble à travers une maîtrise subtile de l’art de la conversation, et de l’autre côté, le même individu qui se retire dans son espace de vie privée, transformé en un lieu privilégié de la réflexion sur soi. À l’époque de Rousseau, ces deux espaces sont bien séparés ; aujourd’hui, le partage entre le privé et le public n’est plus si clair, les deux se mélangent, notamment à cause des avancées techniques qui permettent à l’individu d’agir « en même temps qu’il se voit agir » (p. 28). Cet aspect trouve d’ailleurs une bonne illustration dans la figure du « Quantified Self », le « soi quantifié », définissant une « personne augmentée d’un halo de données sur ses propres activités » (p. 255).

  • 2 Faire une « phénoménographie » suppose ne pas éliminer d’emblée les éléments secondaires et repérer (...)
  • 3 Le « schéma de la réposité » est défini par deux axes principaux : celui de l’activité/repos (ou pa (...)

5A. Piette s’intéresse à son tour à l’individu contemporain, qui est un sujet « fragmenté » dans le sens où il accomplit « simultanément » une multitude d’actions. Cette réalité met le chercheur devant un défi méthodologique car il doit garder son observation unitaire. C’est alors la méthode « phénoménographique »2 qui semble la mieux adaptée. Elle a le mérite de considérer le sujet dans sa globalité, en s’intéressant à la totalité de ses actes, même les plus minuscules. Cependant, cette méthode se concentre assez peu sur l’action, en soi, et sur la relation entre les individus. Elle privilégie plutôt la « présence » obligatoire du sujet. À ce propos, A. Piette engage un débat avec les théories sociologiques auxquelles il reproche le fait d’« oublier » le sujet. Ces théories souligneraient trop les relations entre individus, en insistant particulièrement sur la description de l’action. Comment saisir alors l’individu par sa simple présence ? Deux exemples issus de la vie quotidienne, notamment le fait de conduire une voiture et celui de chercher un objet anodin, comme un set de table, donnent l’occasion au chercheur d’identifier les degrés variés d’implication de l’individu dans ses activités ordinaires. Le chercheur utilise à cet effet un « schéma de réposité »3 qui prend en compte à la fois les moments actifs et les moments de repos ou de passivité. Les manières dont l’individu gère sa concentration dans l’accomplissement d’une action, mais aussi ses points de « distraction » sont ainsi décrits. Ces « manières d’être », longtemps invisibles ou considérées comme non essentielles lors de l’observation classique, occupent une place tout aussi importante dans la démonstration développée par A. Piette. Le modèle proposé offrirait ainsi « une autre version du Quantified Self » et il donnerait aussi un point de départ pour l’analyse de la présence des sujets contemporains. On peut regretter cependant la part réduite accordée au numérique dans le choix de ce terrain de recherche.

  • 4 Une étude antérieure sur les pratiques de déplacement en milieu urbain, réalisée par Cédric Calvign (...)
  • 5 L’individu et son téléphone portable constituent une telle unité, par exemple.

6L’« objet », rendu presque invisible devant la « présence » du sujet dans les contributions précédentes, revient en avant dans l’article de F. Cochoy et C. Calvignac4. La simple présence du sujet à l’époque numérique est essentielle mais, le plus souvent, ce sujet est aussi équipé d’objets5. Il participe à la définition des objets, tout comme eux le redéfinissent au cours de l’action. C’est à ce niveau d’échange entre objets et sujets que les deux auteurs préfèrent employer le terme de « cluster » afin de mieux identifier l’« entité hybride que forme l’assemblage composite d’une personne et de ses accessoires » (p. 257). La méthodologie la plus adaptée pour saisir les clusters serait alors celle de l’« observation quantifiée ». Les clusters peuvent par conséquent être analysés à travers un « observaire », ou plus précisément une grille d’observation constituée à la manière d’un questionnaire. L’exemple choisi afin de mieux illustrer ces propos concerne une étude de « logistique piétonne » qui permet de quantifier et d’expliquer « la façon dont les marcheurs s’y prennent pour transporter leurs affaires dans la ville » (p. 14). Il s’agit d’un thème qui n’est pas numérique, mais qui applique la méthodologie précédemment évoquée à des entités hybrides formées par les individus et des objets simples. Le couple individu-objet technique complexe n’est pas étudié, mais il se profile en tant que promesse de recherches futures.

  • 6 Il s’agit d’un « jeu de rendez-vous » impliquant une temporalité différée. Le joueur peu ainsi init (...)

7L’individu contemporain s’engage dans une pluralité d’activités dans sa vie quotidienne. Il procède par la suite à une réinvention de soi, dans le sens d’une mise en accord entre ses engagements et ses intérêts divergents. A. Bidet et M. Boutet s’attachent à décrire les manières dont le sujet gère les activités multiples auxquelles il est confronté. Deux cas sont choisis pour illustrer ce processus d’individuation : la pratique d’un jeu de divertissement en ligne6 durant le temps de travail et l’engagement dans des activités de bénévolat, en dehors du temps de travail. Les deux exemples ont en commun le fait de démontrer qu’aujourd’hui, le processus d’individuation se concentre sur la construction de la cohérence propre de la personne, le « je » y prenant une place centrale à travers à la fois des moments actifs et des moments passifs. Comment réconcilier travail et distraction lorsque leurs temporalités se superposent ? La réponse réside dans le sens qui est donné aux activités non rémunérées, de distraction ou de bénévolat. Le lecteur découvre ainsi comment la passivité, opposée de l’activité, a toute son importance dans la mise en cohérence du parcours individuel. Elle permettrait une « affirmation de soi », tout en étant une occasion d’apprentissage de la gestion des activités et des sollicitations multiples. En retrouvant le soi, en synchronisant son travail et ses engagements personnels, le sujet offre de la cohérence à ses actions, qu’elles aient lieu dans le monde ordinaire ou dans la sphère numérique.

  • 7 Ce jeu présente à la fois une version simplifiée gratuite (free) et une version complète, payante ((...)

8Une dernière contribution, signée par N. Auray et B. Vetel, prolonge la réflexion sur ce que le monde numérique fait aux individus (et réciproquement). Le terrain est cette fois-ci entièrement numérique, car l’étude présente le cas des adeptes d’un jeu en ligne de type freemium7. La construction de la figure du sujet joueur se fait en lien direct avec la mise en place de l’architecture du monde du jeu. Les designers, tout en prenant en compte les différents profils, mettent à la disposition des joueurs les ressources nécessaires pour qu’ils réalisent leurs activités. Ces derniers ne se rendent pas forcément compte du processus instituant une fausse spontanéité du jeu. Ils sont des sujets « curieux » qui ont ainsi l’impression d’explorer et de construire de manière multiple ce monde numérique. Ce monde encourage l’exploration et met en place une « fabrique des sujets » très spécifique, montrant néanmoins les traits d’un Léviathan qui étend ses tentacules à l’infini. Au final, nous regrettons de ne pas pouvoir découvrir un peu plus l’activité multiple des sujets, qui restent confinés au rôle de joueurs curieux et des explorateurs.

9Du contrat social au Léviathan, les questions du sujet, de ses actions, mais aussi celles du lien social sont revisitées à travers les pages de la revue. Le fil conducteur y reste solide d’un point de vue théorique, autant que thématique et méthodologique. Les terrains présentés sont certes inédits, mais pas toujours numériques. L’individu y est souvent central. Il réalise un travail de construction et de mise en cohérence de soi, mais il n’y est pas solitaire. Son lien avec les objets transforme ses actions. La définition de ce que nous comprenons aujourd’hui par sujet en ressort modifiée. Le numérique demeure pour sa part en toile de fond de toutes les contributions, malgré des moments d’absence. Il faut néanmoins observer la présence de sa dimension « technique » à travers les outils d’enregistrement et d’aide à l’analyse des grosses quantités de données ainsi obtenues. Nous constatons finalement, au-delà des démonstrations directes du dossier, que la réflexion scientifique elle-même s’appuie sur de nouveaux artefacts numériques.

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Notes

1 Les frontières entre la vie commune et la « vie numérique » disparaîtraient progressivement, selon les chercheurs du numéro qui nous rappellent que « ces articles suggèrent en quelque sorte que le domaine qu’aborde la revue Réseaux a vocation à couvrir l’ensemble de la vie sociale » (p. 15). Si le paradigme explicatif du travail domine jusqu’à très récemment la recherche en sciences sociales, il se voit progressivement remplacé par « le monde connecté » qui vient « englober la vie humaine tout entière, au travail comme en dehors » (p. 15).

2 Faire une « phénoménographie » suppose ne pas éliminer d’emblée les éléments secondaires et repérer dans les présences humaines le plus de détails possibles. Pour une explication de la méthode phénoménographique, consulter : Albert Piette, Anthropologie existentiale, Pétra, coll. « Anthropologiques », 2009, compte rendu de Delphine Moraldo pour Lectures : http://lectures.revues.org/921 ; Albert Piette, Contre le relationnisme. Lettre aux anthropologues, Le Bord de l'eau, coll. « Perspectives anthropologiques », 2014, compte rendu de Sarah Barengo pour Lectures : http://lectures.revues.org/14021.

3 Le « schéma de la réposité » est défini par deux axes principaux : celui de l’activité/repos (ou passivité) et celui de la présence/absence des repères pour l’action. Pour une explication de la « réposité », consulter : Albert Piette, L’acte d’exister : une phénoménographie de la présence, Socrate Promarex, 2009, compte rendu de François Lamé pour Lectures : http://lectures.revues.org/968.

4 Une étude antérieure sur les pratiques de déplacement en milieu urbain, réalisée par Cédric Calvignac, Roland Canu et Franck Conchoy est évoquée dans : Caroline Datchary (dir.), Petit précis de méthodologie. Le sens du détail en sciences sociales, Le Bord de l'eau, coll. « Perspectives anthropologiques », 2013, compte rendu de Doris Buu-Sao pour Lectures : http://lectures.revues.org/13348.

5 L’individu et son téléphone portable constituent une telle unité, par exemple.

6 Il s’agit d’un « jeu de rendez-vous » impliquant une temporalité différée. Le joueur peu ainsi initier une action, comme planter des tomates, selon l’exemple des auteurs, puis quitter le jeu pour y retourner ultérieurement.

7 Ce jeu présente à la fois une version simplifiée gratuite (free) et une version complète, payante (premium).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cristina Popescu, « Franck Cochoy, Christian Licoppe (dir.), « Le sujet et l'action à l'ère numérique », Réseaux, n° 182, 2014 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 mai 2014, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14782 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14782

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Rédacteur

Cristina Popescu

Post-doctorante à l'Institut national supérieur de formation et de recherche pour l'éducation des jeunes handicapés et les enseignements adaptés (INS HEA).

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