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Jean-Pierre Tabin et René Knüsel, Lutter contre les pauvres. Les politiques face à la mendicité dans le canton de Vaud

Mauricio Aranda
Lutter contre les pauvres
Jean-Pierre Tabin, René Knüsel, Lutter contre les pauvres. Les politiques face à la mendicité dans le canton de Vaud, Lausanne, Éditions D'en bas, 2014, 152 p., ISBN : 9782829004636.
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Texte intégral

  • 1 Julien Damon, « La prise en charge des vagabonds, des mendiants et des clochards : une histoire en (...)
  • 2 L’ouvrage est publié aux Éditions d’en bas, une maison d’édition suisse créée en 1976 par Michel Gl (...)

1Le traitement des indigents en Europe a oscillé entre répression et assistance depuis le Moyen-Âge1. Bien que, depuis les années 1980, une gestion à dominante répressive ait laissé progressivement la place à une gestion à dominante assistancielle, un traitement hostile existe toujours envers ces populations. L’ouvrage de Jean-Pierre Tabin et de René Knüsel interroge la question contemporaine de la mendicité, notamment « rom », en Suisse, dont le traitement est essentiellement répressif. Les auteurs cherchent à comprendre non seulement comment nous sommes arrivés là - à partir d’une mise en perspective historique et d’une analyse des débats publics en Suisse - mais aussi à déconstruire le sens commun autour de cette activité, à partir d’une importante enquête de terrain réalisée dans le canton de Vaud. Par ailleurs, se voulant « accessible », « tout en étant scientifique », ce court ouvrage se termine par la proposition d’« autres politiques » pour répondre à la mendicité2.

2Ces chercheurs suisses, spécialistes des politiques sociales et du travail social, partent d’un constat : dans les médias, dans les parlements ou au sein de l’État, la mendicité est présentée partout fondamentalement comme un problème, voire une activité criminelle. Une stigmatisation qui connaît un long processus de légitimation depuis le Moyen-Âge en Europe. En ce sens, les auteurs s’intéressent tout d’abord à retracer brièvement – en mobilisant une ample littérature historique – la genèse de la relation entre mendicité et criminalité.

3Au Moyen-Âge, pour recevoir de l’aide, le pauvre doit adopter une posture : être humble, apparaître faible et avoir une conduite exemplaire (démontrer sa foi et ne pas réclamer l’aumône). L’état de pauvreté perd son caractère « sanctifiant » –attribué par la théologie chrétienne et légitimant le secours des pauvres par les riches – lorsque la misère se développe dans les villes en raison de l’économie marchande. La méfiance envers les nouveaux miséreux émerge alors : on les soupçonne de simuler une incapacité à travailler, de faire partie d’organisations et d’avoir un but lucratif. En outre, l’Église perd son monopole à l’égard des pauvres au profit des États, qui décident que les pauvres n’ont droit à l’assistance que dans leur commune d’appartenance. Dès lors, leur déplacement, d’illégitime, devient explicitement illicite et s’accompagne désormais de mesures répressives, allant jusqu’à la mort pour les vagabonds récidivistes. Un des enjeux de la gestion de ces populations consiste donc, depuis le Moyen-Âge, à pouvoir distinguer les « pauvres dignes » et les « indignes », les « vrais » et les « faux mendiants ».

4À la suite de ce tableau historique, les auteurs s’attaquent à la construction de la mendicité comme problème public en Suisse dans les années 2000. L’héritage historique permet d’éclairer les représentations contemporaines de la mendicité comme activité criminelle, surtout parce que les affirmations à son égard proviennent du sens commun.

5Tabin et Knüsel remarquent qu’aux trois niveaux politiques suisses (fédéral, cantonal et communal) et de la part de différents partis politiques, les affirmations amalgamant mendicité et criminalité font l’unanimité : on parle d’une croissance de bandes organisées, faisant mendier des enfants et des malades. Pourtant, comme les chercheurs le pointent, cette rhétorique n’est pas soutenue par des preuves (à part les observations personnelles ou des faits divers de la presse). Les instances judiciaires et administratives de l’État relayent aussi ces représentations d’ores et déjà dominantes dans le débat public : le Tribunal fédéral s’attaque au « harcèlement » réalisé par les « mendiants », tout en disant que ces derniers sont exploités par des « réseaux » ; l’Office fédéral des migrations, sans chiffres à l’appui, parle d’une augmentation d’actes répréhensibles commis par des ressortissants de l’Union Européenne, notamment des « Roms ». Ces derniers sont désignés explicitement comme les responsables des « débordements » de la mendicité. Ils deviennent les « faux mendiants » par excellence. L’interdiction de cette activité ne ressortit pourtant pas de la compétence fédérale mais des autorités locales : 31 communes vaudoises ont décidé d’interdire ou tenté de limiter cette activité depuis 2006. La gestion dominante de la mendicité est en ce sens du ressort de la police.

  • 3 L’enquête a été réalisée par trois collaborateurs, à l’époque étudiants (Claire Ansermet, Mirko Loc (...)

6Les chercheurs s’intéressent aussi aux services sociaux – prévus à l’origine pour d’autres catégories d’usagers : les toxicomanes – auxquels se greffent les personnes qui mendient. Un travail de terrain3 auprès de trois structures, devant gérer des ressources parfois rares, montre comment celles-ci « ont été amenées, pour éviter l’arbitraire, à préciser leurs critères de sélection » (p. 69). Ainsi, par exemple, les notes de terrain réalisées au « Point d’eau » (mettant à disposition des machines à laver) donnent à voir comment sont établis des « quotas » de personnes « Roms » parmi les bénéficiaires des institutions sociales.

7Enfin, pour rompre avec les discours dominants et souvent sans fondement sur la mendicité, les auteurs décident d’observer in situ comment elle se réalise concrètement. Ils s’appuient pour ce faire sur une enquête menée entre 2011 et 2013 avec la collaboration de Claire Ansermet dans le canton de Vaud et, tout particulièrement, à Lausanne. Le matériau collecté est solide et original : 114 temps de mendicité observés (un quart d’heure chacun, 30 heures en tout) ; 25 entretiens avec des professionnels en contact avec la mendicité (travailleurs sociaux, policiers, etc.) ; 23 entretiens avec des personnes qui mendient ; d’autres observations sur les lieux de vie et les « institutions de prise en charge ».

8On apprend, par exemple, que la mendicité « active » a été rarement observée. De même, la mendicité possèderait différentes caractéristiques identiques à celles d’emplois plus ordinaires (un horaire, des pauses, un lieu de travail différent du lieu d’habitation). Les observations exposent par ailleurs la faiblesse des gains issus de la mendicité, à l’encontre du discours de la police fédérale. En outre, la présence d’enfants n’a pas été constatée durant l’enquête, mettant en question sa systématicité et sa fréquence, réaffirmées par les autorités publiques.

9Tabin et Knüsel déconstruisent aussi la catégorie « Rom ». Ils montrent qu’elle est le résultat d’un travail politique réalisé par un lobby (l’Union romani internationale) depuis les années 1970 : proclamation d’une langue officielle, d’un hymne, etc. La réappropriation, selon eux, de ce terme ethnicisant dans les débats publics – pour expliquer notamment l’aspect culturel de la pratique de la mendicité – permettrait « d’éviter d’interroger les causes structurelles de la précarité et des formes d’exclusion dans les démocraties néolibérales » (p. 115).

10Les propositions avancées en guise de conclusion se centrent sur la lutte contre les stéréotypes concernant la mendicité et les populations qui la réalisent, de même que sur le développement de politiques sociales, sanitaires, de logement et d’emploi. Néanmoins, nous pouvons remarquer que ces propositions ne sont pas inédites, elles reprennent des initiatives déjà pratiquées dans d’autres pays, mais absentes en Suisse, ou bien des « solutions » formulées par différents acteurs (le Conseil de l’Europe, des associations, des chercheurs).

11Le passage un peu rapide sur certains développements et l’absence de quelques questionnements importants laissent par moments le lecteur sur sa faim. Par exemple, il aurait été intéressant que les chercheurs prennent également en compte, dans leur analyse de la construction du problème public de la mendicité, d’autres acteurs (associatifs, militants, experts, par exemple) afin de voir quelles lectures concurrentes de ce problème existent, bien qu’elles ne soient pas dominantes. De même, il aurait été pertinent que les auteurs interrogent davantage leur rapport à l’objet, à l’instar d’une petite « note réflexive » à propos de la relation avec leurs enquêtés, d’autant plus qu’ils se proposent d’apporter des réponses au problème de la mendicité.

  • 4 Nous pouvons citer les recherches de Tommaso Vitale, Patrick Bruneteaux et Norah Benarrosh-Orsoni, (...)
  • 5 Katia Choppin, Édouard Gardella (dir.), Les sciences sociales et le sans-abrisme, Recension bibliog (...)

12Toutefois, les auteurs signalent dans l’introduction – et cela pourrait expliquer en partie les remarques précédentes – qu’ils ont voulu que cet ouvrage soit « bref » et « accessible ». Autrement-dit, Lutter contre les pauvres a l’ambition de ne pas se cantonner au monde académique. Il s’adresse certainement autant aux personnes engagées dans la défense des personnes qui mendient et des « Roms » qu’aux autorités suisses. Son plaidoyer vise à changer le regard porté sur cette activité et sur les personnes qui la réalisent. La force de l’ouvrage réside dans ce dernier aspect. Enfin, cette publication rejoint un ensemble de travaux (scientifiques et/ou engagés) apparus ces dernières années concernant le traitement de cette population stigmatisée4. Elle s’inscrit également par certains points dans le domaine de recherche du « sans-abrisme »5 : par exemple, par la description des dispositifs d’assistance existants pour les personnes à la rue ou par l’analyse de la gestion des espaces publics occupés par ces populations.

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Notes

1 Julien Damon, « La prise en charge des vagabonds, des mendiants et des clochards : une histoire en mouvement », Revue de droit sanitaire et social, vol. 43, n° 6, 2007, p. 933-951.

2 L’ouvrage est publié aux Éditions d’en bas, une maison d’édition suisse créée en 1976 par Michel Glardon, militant de gauche. Le « projet éditorial » consiste à apporter un « regard à la fois rétrospectif et prospectif » sur différentes problématiques de la vie politique et sociale contemporaine. Les publications visent également à montrer « la face cachée de la Suisse » et à donner la parole aux « exclu-e-s », http://enbas.net/index.php?id=qui-somme-nous (consulté le 14/05/2014).

3 L’enquête a été réalisée par trois collaborateurs, à l’époque étudiants (Claire Ansermet, Mirko Locatelli et Joëlle Minacci), que les auteurs principaux remercient en début d’ouvrage.

4 Nous pouvons citer les recherches de Tommaso Vitale, Patrick Bruneteaux et Norah Benarrosh-Orsoni, et dans une optique plus engagée : Éric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard, Aurélie Windels, Roms & riverains. Une politique municipale de la race, Paris, La Fabrique, 2014 ; Sébastien Thiéry (dir.), Considérant qu’il est plausible que de tels événements puissent à nouveau survenir. Sur l’art municipal de détruire un bidonville, Post-Éditions, 2014.

5 Katia Choppin, Édouard Gardella (dir.), Les sciences sociales et le sans-abrisme, Recension bibliographique de langue française 1987-2012, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mauricio Aranda, « Jean-Pierre Tabin et René Knüsel, Lutter contre les pauvres. Les politiques face à la mendicité dans le canton de Vaud », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 26 mai 2014, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14757 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14757

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Rédacteur

Mauricio Aranda

Doctorant en science politique à l’Université Paris Ouest Nanterre et membre de l’Institut des sciences sociales du politique (UMR 7220-CNRS).

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