Éric Dacheux (dir.), Bande dessinée et lien social
Texte intégral
- 1 « La bande dessinée : art reconnu, média méconnu », Hermès, n° 54, 2009.
1Coordonné par Éric Dacheux, professeur des universités en sciences de l’information et de la communication et fondateur de la collection « Les essentiels d’Hermès » aux éditions du CNRS, Bande dessinée et lien social reprend pour partie des articles d’un numéro de la revue Hermès1 dédié à la bande dessinée et propose surtout des contributions inédites.
2Dans son introduction, Dacheux esquisse une définition de la bande dessinée : il s’agirait à la fois d’un « art reconnu » par les médias et les institutions – bien que parfois encore sous le contrôle de ces dernières via la législation sur les publications destinées à la jeunesse – et d’un « média méconnu ». À ces titres, la bande dessinée partagerait plusieurs points communs avec la télévision, ce média de masse par excellence, notamment le peu de considération accordé à leurs publics respectifs : « Dans les deux cas pourtant, le public se nourrit d’éléments critiques permettant d’alimenter les conversations sociales, tandis que la société se réfléchit, se donne en représentation » (p. 15). Pour Dacheux, la bande dessinée reste aussi un plaisir à la fois d’ordre esthétique et en termes de divertissement. Elle refléterait le lien social de nos sociétés contemporaines, décrites comme des « sociétés individualistes de masse ». Le plaisir est individuel mais a pour fondement des œuvres produites en masse – du moins pour les bandes dessinées à succès – et leurs lecteurs constituent ainsi une communauté invisible. Reprenant la définition de Fernand Braudel du capitalisme, envisagé comme un système instaurant la domination du centre sur la périphérie, Dacheux estime que la bande dessinée s’inscrit en opposition à celui-ci en permettant, par l’organisation de la planche, de saisir d’un coup d’œil sa globalité en l’absence d’un cœur clairement défini. Elle laisserait également à son lecteur-démiurge le soin de déterminer son rythme de lecture, offrant par conséquent un espace de liberté, qui n’est toutefois pas caractéristique de la bande dessinée.
3Les contributions rassemblées dans cet ouvrage se penchent sur les différentes relations entre bande dessinée et lien social, ce dernier étant tout d’abord étudié dans sa « dimension pragmatique », puis dans sa « dimension symbolique ».
4Dominique Wolton, directeur de la publication de la revue Hermès et spécialiste des médias, livre ses considérations sur la « BD » dans un entretien avec Dacheux. Pour Wolton, la bande dessinée aurait cinq « caractéristiques » uniques, même si le lecteur pourrait trouver d’autres médias ou genres (notamment musicaux) partageant ces traits : une « absence de légitimité, un succès massif, un art, une communication, une révolte » (p. 33). La bande dessinée serait avant tout en art, en cela qu’elle ne touche pas un public ciblé, contrairement à un média ; le mépris dont elle a été l’objet s’expliquerait par son développement parallèle aux mass media, en dépit de sa contestation de ces derniers. Elle aurait pu toutefois transformer son handicap symbolique en un espace de liberté et de subversion, plus que d’autres médias, notamment l’Internet. Dominique Wolton conclut : « Si la BD n’existait pas, il faudrait l’inventer. Sans en faire pour autant un Panthéon ! » (p. 40).
- 2 Greg, Achille Talon et l’archipel de Sanzunron, Paris, Dargaud, 1985.
- 3 9e Art, n° 7, janvier 2002.
5Dans sa contribution, l’économiste Daniel Goujon analyse un album d’Achille Talon consacré aux effets de la monnaie.2 Goujon estime que ce livre, paradoxalement commandé par le Crédit Lyonnais, critique de façon voilée la domination des banquiers et fait de son auteur – Greg – un marxiste et un keynésien inconscient. Il termine sur la nécessité de remettre les banques et la monnaie au service de la société. Le scénariste de bandes dessinées et ancien journaliste Christophe Dabitch revient quant à lui sur le reportage en bande dessinée, en s’appuyant notamment sur l’expérience de la revue La Lunette (2003-2006) qui proposait des reportages graphiques, réalisés pour la plupart par des non-journalistes. Aidé en cela par un numéro de la revue 9e Art consacré à ce thème3, il met en exergue les spécificités de ce genre qui répond au traitement (ou au non-traitement) de certains sujets dans les médias conventionnels par la mise en scène de soi et le partage d’un point de vue sur la réalité, incitant paradoxalement le lecteur à plus de distance par rapport à l’information.
- 4 Ho Che Anderson, King : la biographie non officielle de Martin Luther King, Paris, EP éd., 2003. Le (...)
6L’exploration de la dimension symbolique du lien social à travers la bande dessinée caractérise la suite des contributions. Eric Agbessi livre son étude d’une planche de la bande dessinée KING, la biographie non-officielle de Martin Luther King de Ho Che Anderson4. Agbessi se demande si « une planche mettant en lumière la vie privée peu exemplaire de Martin Luther King peut […] écorner le mythe du défenseur des droits civiques » (p. 89) et conclue à la relative neutralité du médium, puisque « la BD participe autant à la construction qu’à la destruction de nos mythes contemporains » (p. 100-101). De son côté, Hilaire Mbyie Lumbala montre comment la bande dessinée contribue au lien social en Afrique, notamment à travers la création de communautés artistiques ou lorsqu’elle se met au service de la société (bandes dessinées pédagogiques).
- 5 Marjane Strapi, Perspepolis, 4 vol., Paris, L’Association, 2000-2003.
7Jérôme Dutel s’intéresse à la science-fiction en bande dessinée, le genre et l’art souffrant tous les deux d’un déficit de légitimité en raison de leurs origines. Les affinités observées s’expliqueraient en partie par le fait que la « science-fiction littéraire serait bel et bien d’abord une matrice d’images » (p. 127). Pauline Escande-Gauquié étudie la transposition du livre Persepolis de Marjane Satrapi5 à l’écran et ses conséquences sur la narration, puisque le montage impose par exemple un rythme de lecture, contrairement à l’album. Plus généralement, le cinéma briderait en partie l’imagination du lecteur. Dans le même ordre d’idée, Magali Boudissa se penche sur la bande dessinée numérique et la modification des structures narratives inhérentes au changement de support (du livre papier à l’écran), qui a un effet tout aussi important sur le rythme de lecture. Les possibilités offertes par le multimédia (incorporation de vidéos et de sons par exemple) peuvent entrer en conflit avec des aspects fondamentaux d’une bande dessinée statique et muette, alors que le numérique apporte de nouvelles opportunités avec l’interactivité (hypertextualité et jouabilité), ce qui ne dispense pas le récit d’une nécessaire « mise en intrigue » (Paul Ricoeur).
8Les deux contributions clôturant ce recueil portent sur des questions de définition de la bande dessinée. Pascal Robert revient sur la complexité de l’objet bande dessinée au centre d’un faisceau de paradoxes : paradoxe « du rendu du mouvement par des images fixes », paradoxe « du rendu du son par un support qui en est privé », difficulté de « raconter des histoires avec des images plus encore que des mots ou plutôt les deux à la fois » ou encore paradoxe « d’un espace 2D qui permet d’inscrire, d’ouvrir et d’explorer-construire un espace 3D ». Ces difficultés obligeraient la bande dessinée à être innovante et à pratiquer sémiotiquement une certaine subversion, remettant en cause la page en la complexifiant, démultipliant la perspective, tout comme elle « interroge la théorie de la sémiotique narrative et discursive à travers le jeu de la matérialité de ses images » (p. 177). Subversive dans les choix des sujets abordés dans les années 1970, elle le serait tout autant dans sa forme, si ce n’est davantage, pour Pascal Robert.
- 6 Éric Maigret, Matteo Stefanelli (dir.), La bande dessinée : une médiaculture, Paris, Armand Colin, (...)
9Dans son encadré en guise de conclusion, Éric Dacheux revient sur la surprise que peut provoquer une définition de la bande dessinée comme lien social libérateur, alors qu’elle est habituellement associée au monde de l’enfance. Sa définition ne fait pas consensus et les tentatives pour y parvenir se partageraient entre trois oppositions (savant/profane, étroit/large, art/média), offrant de bons arguments à ceux qui ne souhaitent pas la définir, comme le sociologue Eric Maigret6. Ce dernier estime ainsi que les théories visant à la caractériser sont réfutées tout aussi bien par de nouvelles théories que de manière empirique, puisque la bande dessinée n’est de toute façon pas un invariant historique et qu’elle ne peut être étudiée indépendamment de ses usages pluriels. Dacheux conclut néanmoins qu’une définition lui semble souhaitable pour trois raisons : pour « faire acte de science », difficile en effet de parler d’un objet sans le saisir un minimum ; pour de favoriser la réflexivité du lecteur qui pourra ainsi avancer des critiques fondées ; enfin, dans une visée « heuristique », l’incomplétude même d’une définition invitant à aborder des éléments négligés par les précédentes analyses. L’ouvrage se termine sur une bibliographie succincte et un glossaire des principaux termes mobilisés.
10Dans l’esprit de la collection, cet ouvrage poussera rapidement le lecteur novice à approfondir l’étude de la bande dessinée à la fois comme un véhicule de représentations et comme un objet doté de sa propre histoire.
Notes
1 « La bande dessinée : art reconnu, média méconnu », Hermès, n° 54, 2009.
2 Greg, Achille Talon et l’archipel de Sanzunron, Paris, Dargaud, 1985.
3 9e Art, n° 7, janvier 2002.
4 Ho Che Anderson, King : la biographie non officielle de Martin Luther King, Paris, EP éd., 2003. Le lecteur regrettera l’absence de la reproduction la planche en question.
5 Marjane Strapi, Perspepolis, 4 vol., Paris, L’Association, 2000-2003.
6 Éric Maigret, Matteo Stefanelli (dir.), La bande dessinée : une médiaculture, Paris, Armand Colin, coll. « Médiacultures », 2012. Compte rendu de Benjamin Caraco : http://lectures.revues.org/10683.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Benjamin Caraco, « Éric Dacheux (dir.), Bande dessinée et lien social », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 mai 2014, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14663 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14663
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page