Émile Victoire, Sociologie de Bordeaux
Texte intégral
1Cet ouvrage, conçu et rédigé par plusieurs sociologues sous le pseudonyme d’Émile Victoire, nous propose une analyse transhistorique de la ville de Bordeaux. Ce pseudonyme associe, dans un clin d’œil, le prénom du sociologue Durkheim et le nom de la place où se déroulent nombre de nuits chaudes d’étudiants bordelais. L’auteur réussit à mettre en valeur les facettes du riche héritage patrimonial et les récentes transformations de cette grande ville du Sud-Ouest de la France.
2Dans le premier chapitre, Émile Victoire propose une évocation de l’histoire de Bordeaux à travers ses trois principales ressources : la production de vin, la production de bois et les activités portuaires. Au passage, il remarque que Bordeaux est une des rares villes au monde, avec Porto, à avoir donné son nom au vin produit sur son territoire. Le port, autrefois le premier de France, a permis le développement international de la ville et contribué au renom des produits bordelais. La grande bourgeoisie, qui vivait alors des bénéfices du négoce du vin et possédait la majeure partie du patrimoine local, s’est vue, lors de l’industrialisation progressive de Bordeaux, remplacée par « un monde composite d’élus, d’entrepreneurs, de fonctionnaires et de professionnels de la médecine » aux revenus plus modestes.
3L’auteur s’attache à montrer combien l’histoire politique et administrative de Bordeaux participe de celle de la France. Ainsi, le gouvernement français y a siégé en 1914 et en 1940. Bordeaux porte encore les stigmates de la trahison de son maire Adrien Marquet, passé de la SFIO en 1906 à l’extrême droite en 1933, puis à la collaboration en 1940. La chasse aux Juifs lancée de 1942 à 1944 par Maurice Papon à travers Bordeaux et son agglomération reste également ancrée dans la mémoire bordelaise. Par ailleurs, les mouvements sociaux lors des grèves de 1953, 1968 et 1995, figurent parmi les événements qui ont rompu le calme apparent de Bordeaux.
4La Communauté urbaine de Bordeaux (CUB), créée en 1968, a permis, en rassemblant vingt-six communes autour de Bordeaux, de compenser un vieillissement et une chute démographique irréversibles de la population. D’un point de vue politique, il est surprenant de noter que la diversité des couleurs politiques des élus de ces communes n’a pas gêné la gestion collaborative locale entre les municipalités qui composent la CUB.
5Le deuxième chapitre s’attache à décrire les différentes activités bordelaises. Nous suivons Émile Victoire dans les quartiers, bourgeois ou populaires, qui s’étendent bien au-delà de la ceinture de boulevards. Les habitants se sentent appartenir à la ville de Bordeaux « même s’ils vivent et travaillent hors de la ville-centre ». L’auteur relève de fortes interdépendances économiques, sociales et culturelles entre les communes de cette métropole dont la situation géographique, par sa proximité des plages de l’océan et des Pyrénées, attire un nombre croissant de touristes.
6Émile Victoire constate la fragilisation de l’héritage patrimonial de la ville, en considérant la diminution de la consommation du vin, des activités portuaires et du commerce du bois. Cette fragilisation a eu pour conséquence paradoxale la dynamisation de l’innovation de ces trois secteurs. Ainsi, la viniculture produit de nouveaux types d’apéritifs et de vins, les réseaux routiers et ferroviaires sont devenus de plus en plus performants, détrônant pour une part le transport maritime, et le commerce du bois semble rebondir avec le développement de la construction de maisons à ossature en bois dans la région.
7Malgré la crise, les emplois des secteurs industriel et scientifique semblent non seulement se maintenir mais se diversifier (électronique, santé, aéronautique, …). Cependant, ce sont les activités du secteur tertiaire qui sont devenues les plus présentes, notamment dans le domaine public où l’on compte un nombre très important de fonctionnaires.
8La moyenne des revenus de la population de l’agglomération bordelaise est plus élevée que la moyenne nationale. Néanmoins, il existe « un nombre particulièrement élevé d’individus et de ménages en situation précaire ». Ce constat laisse entrevoir « des destins individuels parfois cruellement contrastées ».
9Le troisième chapitre traite de l’évolution de la répartition des classes sociales. Aujourd’hui, la majorité de la population appartient aux classes moyennes. Les cadres et cadres supérieurs sont dorénavant installés dans les communes périphériques de l’agglomération, délaissant le centre-ville aux habitants de moindres revenus. Les classes populaires du centre-ville ont pour habitude, du vendredi au samedi, d’envahir la rue Sainte-Catherine et le centre commercial Mériadeck. Par tous ces aspects, Bordeaux s’avère comparable à une grande ville américaine, selon Émile Victoire.
10Une politique de proximité, des revenus plus élevés par habitant que la moyenne nationale et un sentiment d’appartenance à la ville induisent un niveau de violence, moins élevé que celui de villes de même importance. Les habitants montrent globalement une aversion pour les conflits ouverts. Néanmoins, Émile Victoire n’a pas occulté la réalité d’une insécurité notoire dans le quartier de la gare.
- 1 Lagoye J., Société et politique Chaban-Delmas à Bordeaux, Paris, Pédone, 1973 ; Savary G. Anatomie (...)
11Dans le quatrième chapitre, l’auteur montre comment certains personnages politiques se sont servi de leur accession à la mairie pour accroître leur notoriété. Tout au long du chapitre, l’accent est mis sur le charisme et le parcours de Jacques Chaban-Delmas, qui a été député-maire de Bordeaux de 1947 à 1995, et qui a occupé presque toutes les fonctions politiques, tant au niveau local que national. Sa personnalité de leader et de stratège a été pour beaucoup dans sa mainmise constante sur son « fief bordelais ». Les politologues ont décrit le « système Chaban »1, fondé sur une équipe restreinte et efficace, sur l’art du consensus et sur la capacité à se faire reconnaitre par les différentes communautés et corporations bordelaises. Ce centralisme du pouvoir s’est trouvé confronté à l’application des lois de décentralisation en 1982. Ce conflit a affaibli « l’administration municipale et ses capacités de gestion ». De plus, certains dossiers litigieux, comme celui du club de football des Girondins, ou celui des parkings souterrains de la ville, ont alors entaché l’image de la municipalité de Bordeaux.
12Élu en 1995, après ces « affaires », Alain Juppé s’est inspiré, pour un temps, du « système Chaban » tout en cherchant à le faire évoluer, notamment au niveau de la gestion. Ainsi, il s’est doté de leviers d’action importants qui lui ont permis d’accélérer de nombreux dossiers, notamment ceux de la réalisation du TGV Bordeaux-Paris, de l’installation d’un centre de recherche nucléaire et du service financier de La Poste.
13L’un des véritables changements pointés dans ce chapitre pourrait se situer dans l’émergence d’une sphère publique locale. En effet, les Bordelais, ainsi que les habitants relevant de la Communauté urbaine de Bordeaux, sont dorénavant sollicités pour donner leur avis sur les affaires publiques dans le cadre de l’instauration d’une démocratie participative. Cette démarche novatrice a fait émerger de nouveaux contre-pouvoirs et a renforcé ceux qui existaient précédemment.
14Au cours du dernier chapitre, Émile Victoire analyse les conséquences des politiques urbaines sur les modes de vie des Bordelais. Ainsi, les quais rénovés, le pont-levant, le tramway et la mise en valeur du patrimoine ont soudé la ville autour de la Garonne et redonné un attrait au cœur de la cité. Le quartier du Lac et son parc des expositions accueillent de nombreuses foires internationales, favorisant le développement du secteur hôtelier. Mais, dans ce quartier, sévit une pénurie de logements, tout comme dans le quartier très administratif de Mériadeck. Cependant, le grand projet de ville (GPV), réunissant les quatre communes Bassens, Floirac, Cenon et Lormont, a déjà permis à de nombreux ménages inscrits comme demandeurs d’un logement social, d’être logés dans de meilleurs conditions. Par ailleurs, l’auteur fait remarquer que, dans l’agglomération bordelaise, deux tiers des habitations sont des maisons particulières : situation qui, pour Émile Victoire, pointe certaines différences entre les classes sociales.
15Le risque de paralysie des déplacements fait également l’objet d’études dans le projet métropolitain qui s’attache à drainer la croissance démographique et à favoriser la mobilité dans l’agglomération. C’est ainsi que le déploiement de lignes de bus et une liaison rapide entre l’aéroport et la gare TGV sont en cours de réalisation.
16En définitive, Émile Victoire relève que, d’un point de vue sociologique, il est plus pertinent d’étudier l’agglomération que la ville elle-même, du fait de sa croissance continue et de ses mouvements de population. Globalement, la qualité de vie des Bordelais reste supérieure à celle de la moyenne des Français. Mais, de profonds déséquilibres socio-économiques ne sont toujours pas résolus. La description des changements initiés ces dernières années fait ressortir également la concurrence qui existe entre les villes françaises de même importance pour accéder en bonne position au niveau européen.
17Cette visite sociologique de Bordeaux et de son agglomération s’avère à la fois synthétique et complète. Néanmoins, on peut regretter que l’auteur ait choisi, dans son analyse politique, de ne pas répondre précisément à sa question « qui gouverne ? », renvoyant le lecteur à une réflexion sur la complexité du pouvoir et des contre-pouvoirs dans cette ville.
Notes
1 Lagoye J., Société et politique Chaban-Delmas à Bordeaux, Paris, Pédone, 1973 ; Savary G. Anatomie d’une féodalité républicaine, Bordeaux, Aubéron, 1995 ; Médart J.-F., « Le système politique bordelais (Le système Chaban) », Revue internationale de la politique comparée, vol. 13, n° 4, 2006, p. 657-679. Disponible en ligne : http://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-internationale-de-politique-comparee-2006-4-page-657.htm.
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Référence électronique
Claire Maurin, « Émile Victoire, Sociologie de Bordeaux », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 mai 2014, consulté le 26 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14511 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14511
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