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Haud Guéguen, Guillaume Malochet, Les théories de la reconnaissance

Lise Jacquez
Les théories de la reconnaissance
Haud Guéguen, Guillaume Malochet, Les théories de la reconnaissance, Paris, La Découverte, coll. « Repères Sociologie », 2014, 128 p., 1ère ed., 2012, ISBN : 9782707178268.
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Texte intégral

  • 1 Nancy Fraser, « Égalité, identités et justice sociale », Le Monde diplomatique , juin 2012. Disponi (...)

1Dans un article de 2012 publié dans Le Monde diplomatique, Nancy Fraser1 prend acte du fait que la reconnaissance s’est imposée comme un « concept-clé » de notre époque : dans les mobilisations politiques, « l’identité remplace les intérêts de classe » et « la domination culturelle remplace l’exploitation comme synonyme d’injustice fondamentale ». C’est sur un constat similaire que Haud Guéguen et Guillaume Malochet introduisent leur présentation des théories de la reconnaissance : la quête de reconnaissance guide un nombre croissant de mobilisations collectives et, de ce fait, se trouve également au cœur des interrogations des sciences humaines et sociales. Partant de ce constat, les deux auteurs, chercheurs au CNAM, proposent de « retracer la généalogie philosophique de la notion, et d’en présenter ensuite les principales réactualisations dans le champ du travail, de la justice sociale et des politiques multiculturelles » (quatrième de couverture). L’ouvrage obéit aux exigences de la collection « Repères » des éditions de La Découverte, proposant une présentation synthétique (126 pages) des théories de la reconnaissance, organisée en six chapitres.

2La première partie de l’ouvrage (chapitres I à III) retrace la généalogie du concept de reconnaissance. Pour commencer, deux moments historiques distincts sont abordés, la pensée antique et l’idéalisme hégélien, choisis en raison de leur importance dans le débat contemporain. Le concept de reconnaissance est, en effet, thématisé et défini dès l’Antiquité, mais sa signification est très différente de celle qu’elle revêt aujourd’hui. En Grèce ancienne, la reconnaissance se joue seulement dans la sphère publique, elle est statutaire et renvoie aux catégories de la honte et de l’honneur. C’est beaucoup plus tard, avec Hegel, que la reconnaissance sera définie comme le vecteur essentiel de la construction de l’individu, et le désir de reconnaissance théorisé comme fondement du lien social et des luttes politiques. Hegel va ainsi forger la conception contemporaine de la reconnaissance, sur laquelle Axel Honneth s’appuiera, dans les années 1980, pour élaborer une nouvelle critique sociale dans le sillage de l’école de Francfort.

  • 2 Parmi les principaux ouvrages de l’auteur traduits en français, on peut citer La lutte pour la reco (...)

3Le troisième chapitre présente donc les travaux d’A. Honneth2, figure centrale du champ des théories de la reconnaissance. La théorie de la reconnaissance honnethienne repose sur deux principes fondamentaux. Le premier, directement hérité de Hegel mais aussi de Mead, est que le rapport positif à soi se joue dans la relation entre individus, l’identité étant dès lors définie comme une construction intersubjective. Le second principe est qu’il existe trois grandes sphères de la reconnaissance, déterminées en fonction du type de rapport à soi qu’elles mettent en jeu : la sphère infra-sociale et infra-politique de l’amour ; la sphère de la solidarité sociale dans laquelle les individus sont en attente d’une forme d’estime sociale qui réside dans la reconnaissance de l’utilité et de la valeur de leurs activités sociales (on pense ici particulièrement à la sphère du travail) ; et enfin la sphère du droit qui institue une forme de reconnaissance à prétention universelle, en assurant des droits juridiques aux individus sur la base du « respect absolu qui est dû à la personne comme telle » (p. 53). À travers cette typologie, l’ambition d’A. Honneth est de définir un modèle social qui soit, à la fois, fondé philosophiquement, et capable de fournir une grille d’interprétation des interactions sociales concrètes. C’est ainsi la collaboration entre la philosophie et les sciences sociales qui est visée et encouragée.

  • 3 Notamment : E. Renault, L’Expérience de l’injustice : reconnaissance et clinique de l’injustice, La (...)

4La deuxième partie de l’ouvrage (chapitres IV et V) est justement consacrée aux mobilisations de la théorie de la reconnaissance dans des travaux de recherche en sociologie et en sciences politiques. Deux thématiques principales sont abordées : la reconnaissance dans le monde du travail, et le multiculturalisme comme politique de la reconnaissance. Le chapitre IV, qui est le plus long et détaillé de l’ouvrage, souligne l’importance de cette reconnaissance dans le monde du travail : « Qu’il s’agisse des revendications portées par les salariés ou des soubassements idéologiques du management, il n’est guère possible d’analyser les mutations contemporaines du monde du travail sans recourir aux enseignements des théories de la reconnaissance » (p. 55). Le chapitre s’organise en trois temps : il retrace tout d’abord l’utilisation du concept de reconnaissance en sociologie et en psychosociologie du travail. Est ensuite discutée la capacité de la théorie d’A. Honneth de rendre compte et d’analyser de manière satisfaisante les formes de revendication qui émergent dans le monde du travail. S’appuyant sur les travaux d’Emmanuel Renault3, les auteurs observent que les premiers écrits d’A. Honneth (1985, 1992) présentent des insuffisances, dont la plus importante est la sous-estimation de l’enjeu fondamentalement politique et institutionnel de la reconnaissance. Le chapitre se conclut par une critique stimulante de la reconnaissance comme idéologie managériale. Les travaux du sociologue allemand Stephan Voswinkel montrent que les pressions normatives sont loin de disparaitre avec l’avènement des nouvelles organisations plus horizontales du travail (post-fordisme), et se sont au contraire renforcées (demande d’une mobilisation subjective toujours plus forte dans le travail, exigence de performance individuelle…). Dès lors, les processus de reconnaissance dans le monde du travail apparaissent fondamentalement ambigus : la quête de distinction des individus prend toujours le risque d’être instrumentalisée dans une logique managériale.

  • 4 W. Kymlicka, La Citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités, La Découv (...)

5Le chapitre V est consacré à la question du multiculturalisme, et explore les fondements et les enjeux des politiques visant à faire reconnaitre les différences de groupes spécifiques au sein d’une même société. Le débat théorique présenté se joue principalement sur la scène nord-américaine, mais permet d’éclairer de manière très efficace les débats ayant lieu dans les pays européens, notamment en France, autour de la (non-)reconnaissance des minorités culturelles ou religieuses. La question centrale du chapitre est de savoir si les principes du libéralisme – qui pose la primauté de l’individu sur le groupe et la neutralité vis-à-vis de la diversité culturelle –, sont compatibles avec les exigences de reconnaissance identitaire des minorités. De prime abord, le libéralisme apparaît opposé au multiculturalisme, mais certains auteurs comme Will Kymlicka4 ont néanmoins défendu la compatibilité entre les deux principes. Kymlicka veut montrer que les droits des minorités ne menacent pas la liberté de l’individu mais la promeuvent, car il existe une dépendance étroite entre la liberté et la culture. L’idée fondamentale est que la liberté des individus dépend de leur inscription dans une culture déterminée, qui va leur permettre de développer leurs capacités à faire des choix. Il faut donc reconnaitre les cultures minoritaires, non pour elles-mêmes, mais en tant qu’elles permettent in fine le développement de cette liberté de l’individu. Les auteurs concluent ce chapitre en soulignant que le multiculturalisme est à la fois une exigence et un défi pour les démocraties contemporaines.

  • 5 N. Fraser, Qu’est ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, Pari (...)
  • 6 J. Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, La Découverte, Paris, 2005, e (...)

6Enfin, la troisième partie de l’ouvrage, plus courte que les deux premières, présente une série d’interrogations critiques, qui mettent en lumière les limites du concept de reconnaissance pour penser les transformations du monde contemporain. Les auteurs en retiennent trois : la critique de Nancy Fraser qui défend la nécessité de conjuguer deux paradigmes analytiques distincts (celui de la reconnaissance et celui de la redistribution) pour pouvoir fonder une véritable théorie de la justice sociale5 ;la nécessaire mise en rapport du concept de reconnaissance avec le paradigme du don, position défendue par plusieurs auteurs comme Alain Caillé, Marcel Hénaff ou encore Paul Ricoeur ; et enfin la critique portée par Judith Butler6, qui déplace la question de la reconnaissance vers celle de la « reconnaissabilité ». La reconnaissabilité procède de « cadres » d’intelligibilité et de perception, qui sont aussi des cadres normatifs produits par les instances et les matrices de pouvoir. La reconnaissance est toujours prédéterminée par ces cadres qui excluent autant qu’ils incluent. C’est donc un concept ambigu : d’un côté la viabilité d’une vie dépend entièrement de sa reconnaissance comme vie humaine par l’autre, mais de l’autre, la reconnaissance est normative et, donc, loin d’être garantie à tous.

7En conclusion, ce petit ouvrage de synthèse présente un bon panorama des théories de la reconnaissance. Il permet au lecteur d’avoir une première idée de l’étendue des champs de recherche utilisant le concept de la reconnaissance, et d’en saisir à la fois l’intérêt heuristique et les écueils dans l’analyse des luttes collectives, ainsi que dans l’élaboration d’une théorie de la justice sociale. Se présentant sous forme de synthèse, l’ouvrage n’offre néanmoins pas toujours les précisions conceptuelles et les illustrations nécessaires pour bien saisir tous les enjeux des débats théoriques. C’est particulièrement le cas dans la troisième partie de l’ouvrage, en ce qui concerne la présentation du concept de justice sociale chez Nancy Fraser, et surtout l’analyse du paradigme du don. Les exemples concrets manquent aussi parfois pour mesurer toute la portée des propositions théoriques exposées. Mais c’est bien l’objectif d’un ouvrage de synthèse que d’encourager les lecteurs à compléter l’analyse et à poursuivre leur réflexion en allant lire directement les travaux des auteurs présentés.

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Notes

1 Nancy Fraser, « Égalité, identités et justice sociale », Le Monde diplomatique , juin 2012. Disponible en ligne : http://www.monde-diplomatique.fr/2012/06/FRASER/47885.

2 Parmi les principaux ouvrages de l’auteur traduits en français, on peut citer La lutte pour la reconnaissance (1992), Le Cerf, Paris, 2002, et La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, La Découverte, Paris, 2006.

3 Notamment : E. Renault, L’Expérience de l’injustice : reconnaissance et clinique de l’injustice, La Découverte, Paris, 2004.

4 W. Kymlicka, La Citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités, La Découverte, Paris, 2001.

5 N. Fraser, Qu’est ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, Paris, 2005.

6 J. Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, La Découverte, Paris, 2005, et Ce qui fait une vie. Essai su la violence, la guerre et le deuil, La Découverte, Paris, 2009.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lise Jacquez, « Haud Guéguen, Guillaume Malochet, Les théories de la reconnaissance », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 avril 2014, consulté le 30 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14495 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14495

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Rédacteur

Lise Jacquez

Doctorante en Sciences de l’Information et de la communication, Lyon

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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