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Hélène Charron, Les formes de l’illégitimité intellectuelle. Les femmes dans les sciences sociales françaises. 1890-1940

Cédric Frétigné
Les formes de l’illégitimité intellectuelle
Hélène Charron, Les formes de l’illégitimité intellectuelle. Les femmes dans les sciences sociales françaises 1890-1940, Paris, CNRS, coll. « CNRS Alpha », 2013, 458 p., ISBN : 978-2-271-07433-1.
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Texte intégral

1Fruit d’une thèse de sociologie soutenue en 2009, l’ouvrage d’Hélène Charron interroge, au prisme du genre, l’histoire des sciences sociales françaises dans leur phase d’institutionnalisation. Scrutant la place faite aux femmes dans ce moment d’élaboration du périmètre des sciences sociales, Hélène Charron analyse combien, pour l’essentiel, les femmes sont cantonnées aux pôles hétéronomes et hétérodoxes du champ en construction. Mobilisant la théorie des champs publicisée par Pierre Bourdieu, Hélène Charron observe le sort réservé aux candidates à l’inscription dans le champ naissant des sciences sociales. Des stratégies multiples d’infériorisation et de disqualification sont repérées. La naturalisation des propriétés affectées au pôle féminin constitue pendant longtemps l’argument massue : les comptes rendus de séances des sociétés savantes ou les commentaires masculins sur des rapports présentés par des femmes soulignent que ces dernières développeraient bien des qualités… humaines (émotivité, affectivité, attention, etc.) qui leur interdiraient l’accès à la connaissance, à la raison, en un mot au raisonnement scientifique, apanage des seuls hommes. Parmi les manières observées de tenir à distance les femmes de l’espace des sciences sociales, la stricte délimitation des domaines d’intervention masculins et féminins figure en bonne place. Pour s’en tenir à cet exemple, après bien des atermoiements, le Musée social se dotera finalement d’une « section d’études féminines » en 1916. Pour éviter toute « imprudence » des participantes, le président du Musée social, Jules Siegfried, propose néanmoins d’« établir, chaque année, un programme d’études, et de limiter strictement à ce programme les travaux de la section », contrôle et limitation inexistants pour les autres sections. Aux femmes l’action, le travail social, aux hommes la réflexion, la science sociale. La non-recension des écrits féminins dans les revues de sciences sociales, des comptes rendus condescendants, des analyses soulignant les vertus pratiques des ouvrages voire des contestations usant d’arguments d’autorité, rien ne concourt réellement à rendre visibles les productions des femmes. Sans rien dire des entreprises de disqualification brutales, refusant d’accorder quelque crédit que ce soit aux travaux publiés par des femmes ou considérant qu’il est contre-nature (et donc socialement nuisible) que des femmes perdent leur temps à des études qui les éloignent de la sphère de leurs accomplissements naturels : leur foyer.

2Ce constat d’ordre général ne rend que très imparfaitement justice à la finesse des analyses proposées par Hélène Charron. Tout n’est pas si sombre, pas dans toutes les institutions de sciences sociales, pas à toutes les époques, et pas pour toutes les femmes. Néanmoins, dans le meilleur des cas, les femmes ont été intégrées aux collectifs de sciences sociales, mais sur un mode mineur. Elles ont occupé des fonctions d’« enquêteuses » comme on pouvait les désigner à l’époque, en charge de la collecte du matériau empirique (leur sensibilité faisant alors merveille !) que les chercheurs patentés, solidement installés, avaient vocation à analyser pour asseoir leurs théorisations. Si quelques ethnologues ont pu s’extraire de l’anonymat auquel de nombreuses collaboratrices ont été condamnées, c’est précisément parce que la valorisation du recueil ethnographique des données (au moins en début de carrière) a pu profiter à certaines femmes qui s’y sont volontiers prêtées (Geneviève Dieterlen, Denis Paulme, Germaine Tillon). Pour le reste, force est de constater la très faible présence de femmes, durant la période considérée, dans les Congrès internationaux de sciences sociales et le peu d’intérêt des revues savantes pour leurs productions (peu de recensions, peu d’articles parus, peu de participation aux comités). Par ailleurs, longtemps réduites à traiter des « sujets de femmes » (éducation des enfants, relations familiales, travail des femmes), ces auteures (surtout les non-diplômées) ont fréquemment essuyé la critique suivant laquelle leur point de vue, traitant du particulier et non de l’universel, tenait bien plus de la préférence idéologique que du raisonnement scientifique.

3Très solidement documenté, l’ouvrage d’Hélène Charron interroge à nouveaux frais l’histoire d’institutions de sciences sociales bien connues (associations comme revues). Le dépouillement d’archives rarement exploitées (Bibliothèque biologique et sociologique de la femme, Section d’études féminines du Musée social, Groupe féminin d’études politiques) permet d’accéder à de nouveaux éléments de connaissance. Surtout, le prisme du genre introduit un sérieux « bougé » en ce qu’il contribue à objectiver les conditions de possibilité qui ont conduit à l’institutionnalisation des sciences sociales dont nous avons hérité… au regard des conditions d’impossibilité qui ont été faites à des modèles concurrents, dont ceux que certaines femmes portaient (de gré ou de force).

4Si l’ouvrage d’Hélène Charron fourmille de détails et atteste de la grande érudition de l’auteure, il pêche par sa construction. Le souci apparent de ne rien laisser de côté, de tout dire au regard de l’état des connaissances actuelles conduit parfois à un trop-plein et à une logique du fourre-tout. Le lecteur peine à saisir la progression logique dès lors que plusieurs objets sont successivement traités dans l’ouvrage : la place des femmes dans les sciences sociales naissantes ; les thématiques et perspectives travaillées par les femmes situées dans le champ en émergence ; la réception de leurs travaux ; les théories féministes défendues par les chercheurs de l’époque et par les auteures étudiées ; la montée en puissance de la figure de l’étudiante, etc. Sauf à dire que l’ensemble correspond aux différentes « formes de l’illégitimité intellectuelle » des femmes, il nous semble que le propos aurait gagné en force à être resserré sur les points nodaux de la démonstration.

5Au final, l’ouvrage d’Hélène Charron conforte l’ensemble des analyses qui montrent combien l’histoire des sciences sociales gagne à être étudiée à la lumière d’une perspective centrée sur le genre.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cédric Frétigné, « Hélène Charron, Les formes de l’illégitimité intellectuelle. Les femmes dans les sciences sociales françaises. 1890-1940 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 avril 2014, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14418 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14418

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Rédacteur

Cédric Frétigné

Professeur des Universités, LIRTES / UPEC

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