Francesca Scrinzi, Genre, migrations et emplois domestiques en France et en Italie. Construction de la non-qualification et de l’altérité ethnique
Texte intégral
- 1 Patricia Purtschert et Katrin Meyer, « Différences, pouvoir, capital. Réflexions critiques sur l’in (...)
1Les liens entre différenciation et rapports de pouvoir sont au cœur des études féministes de l’intersectionnalité1, qui visent à éclairer les processus de coproduction entre rapports sociaux de classe, de race et de genre. C’est dans cette perspective, inscrite en outre dans une démarche comparative, que se situe l’ouvrage de Francesca Scrinzi. En envisageant les nouvelles inégalités induites par l’externalisation des tâches domestiques, elle-même conséquente au développement du salariat féminin, cette étude sur les emplois domestiques permet d’appréhender les reconfigurations des « rapports entre les sexes en Europe ».
- 2 En France, bien que les emplois domestiques s’inscrivent administrativement dans le cadre des « ser (...)
- 3 « Les dimensions morales et politiques auxquelles renvoie le concept de care ne permettent pas aisé (...)
2Mais la recherche, portant sur ces emplois en plein essor, déborde cette ambition. Elle invite également à appréhender plus finement les liens qu’entretient cette externalisation avec une nouvelle division internationale du travail et les logiques à l’œuvre dans la construction de la « non-qualification » des migrantes employées domestiques. Elle s’intéresse particulièrement, à ce propos, à l’action des associations d’aide à domicile françaises et des « coopératives sociales à but non lucratif » italiennes qui interviennent dans le placement ou la formation des migrant.e.s de ce secteur. L’auteure se situe explicitement en rupture avec les recherches sur le care, notion dont elle souligne dans l’introduction les limites épistémologiques – le concept, trop largement circonscrit, prend des acceptions différentes en fonction des champs disciplinaires ou des espaces géographiques et renvoie, de plus, à des questionnements éthiques qui sont sans objet lorsque ces emplois domestiques ne concernent pas les personnes2 – et méthodologiques3.
- 4 Soulignons, à ce propos, que cette démarche, bien que présentée en introduction, est peu apparente (...)
- 5 Ana Perrin-Heredia, « “La mise en ordre de l'économie domestique”. Accompagnement budgétaire et éti (...)
- 6 L’auteure évoque, à ce propos, un salaire peu élevé et des temps de repos souvent en-deçà des norme (...)
3Francesca Scrinzi favorise une démarche ethnographique4 nourrie par l’approche interactionniste pour appréhender, sur le terrain, le « travail d’étiquetage »5 dont font l’objet ces migrantes de la part des employeurs/ses-client.e.s comme des bénévoles ou des professionnelles du placement et des formateurs/trices qui interviennent dans leur « professionnalisation » et de légitimation des mauvaises conditions de travail qu’elles subissent6.
- 7 Basée sur une « personnalisation de la relation d’aide » qui expose les migrant.e.s à un « vide émo (...)
4Les emplois domestiques sont tout d’abord saisis à la lumière des politiques publiques migratoires et des politiques d’emploi, qui en accompagnent les évolutions et participent aux logiques de précarisation juridiques et socio-professionnelles. L’auteure retrace les apports théoriques des recherches féministes à l’étude du racisme et souligne, plus largement, les deux modalités selon lesquelles opère l’imbrication « des idéologies sexiste et raciste » : d’une part, les processus de naturalisation qui fondent le racisme sont souvent imprégnés de métaphores genrées ; de l’autre, les rapports sociaux racistes reproduisent et déplacent la minorisation engendrée par « l’ordre patriarcal ». Dans le champ de l’emploi domestique, ces logiques se logent notamment dans l’invisibilisation du « travail émotionnel » que requiert leur profession7 mais aussi dans le brouillage omniprésent « entre temps de travail et de non-travail » et, en définitive, dans la fragilisation de l’identité sociale des migrantes.
5Quel rôle jouent, à ce propos, les organisations qui interviennent dans cette « offre de service » ? Si les contextes français et italien se distinguent alors, c’est en premier lieu parce que le degré de structuration des marchés du travail domestique y est inégal. En France, où l’« injonction d’intégration » est forte, les organisations invitent les migrantes à développer leur autonomie tout en prônant implicitement une « vision individualisante et naturalisante des rapports de travail », peu favorable à leur mobilisation collective. Par contre, en Italie, prévaut l’emploi direct et domine un modèle familialiste très empreint de catholicisme qui contribue à faire de ces structures des lieux de diffusion des « valeurs chrétiennes de la famille et du sacrifice » et, in fine, concourt à la hiérarchisation des migrantes et au renforcement des stéréotypes racistes et sexistes. Dans les deux cas, « les catégories de l’altérité ethnique et de genre se trouvent incorporées dans les définitions du travail et des habiletés nécessaires pour l’accomplir, ainsi que dans les critères privilégiés dans le placement, le recrutement et l’assignation des salariés à certains employeurs/ses-client.es ». Il n’en existe pas moins des registres différenciés de l’assignation. L’auteure évoque à ce propos ces bénévoles italiennes qui confortent, auprès des migrantes, le caractère judicieux du placement effectué en soulignant l’adéquation entre les « qualités naturelles » de ces dernières et l’emploi vers lequel elles les ont dirigées : « “Tu es parfaite pour le nettoyage, comme toutes les Marocaines” (bénévole italienne) » ; « “Vous les Sénégalais, vous êtes vraiment exceptionnels avec les enfants” (bénévole italienne) ».
- 8 Cette expression fait référence aux possibles passages d’une catégorie ethnique à l’autre lors des (...)
6De quelle manière ces processus influent-ils sur l’expérience des migrantes ? Si la parole de ces dernières est moins restituée, dans l’ouvrage, que ne l’est celle des employeurs/ses ou des professionnel.le.s du placement, Francesca Scrinzi évoque toutefois un usage stratégique de l’ethnic passing8 qui fait écho à l’utilitarisme des politiques migratoires ou à l’instrumentalisation des stéréotypes ethniques à des fins de placement par les bénévoles des associations italiennes : l’image selon laquelle les femmes sud-américaines seraient porteuses des valeurs – patience, sens de la famille, … – « relevant d’un monde pré-moderne idéalisé » est ainsi largement mobilisée. On perçoit alors l’extrême plasticité d’une ethnicité qui oscille au gré des rapports de pouvoir.
- 9 Philippe Bourgeois, En quête de respect. Le crack à New-York, Paris, Seuil, 2001, p. 199.
7De même, l’ouvrage éclaire une dimension peu étudiée jusqu’alors : la masculinité des migrants racisés contraints aux emplois féminisés. Bien que leur parole soit, ici encore, peu restituée, l’on perçoit toutefois toute l’ambiguïté qui pèse sur la condition de ces hommes sud-américains, sub-sahariens ou nord-africains, « encouragés à assumer leurs responsabilités familiales, à contrôler leurs pulsions sexuelles pour le bien-être de la famille » et à intégrer les emplois précaires et féminisés du secteur tertiaire pour, en définitive, être comme les vendeurs de crack portoricains étudiés par Philippe Bourgois, confrontés « à la structuralité de [leur] exclusion jusque dans le créneau le plus traditionnellement macho de la main d’œuvre ouvrière »9.
Notes
1 Patricia Purtschert et Katrin Meyer, « Différences, pouvoir, capital. Réflexions critiques sur l’intersectionnalité », in Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 127-146.
2 En France, bien que les emplois domestiques s’inscrivent administrativement dans le cadre des « services à la personne », plusieurs d’entre eux portent plus sur les soins à l’environnement de vie de la personne qu’à la personne directement.
3 « Les dimensions morales et politiques auxquelles renvoie le concept de care ne permettent pas aisément d’appréhender le care comme travail », souligne à ce propos Francesca Scrinzi.
4 Soulignons, à ce propos, que cette démarche, bien que présentée en introduction, est peu apparente dans l’ouvrage issu de la thèse réalisée par Francesca Scrinzi.
5 Ana Perrin-Heredia, « “La mise en ordre de l'économie domestique”. Accompagnement budgétaire et étiquetage de la déviance économique », Gouvernement et action publique, vol. 2, n° 2, 2013, p. 303-330, p. 312.
6 L’auteure évoque, à ce propos, un salaire peu élevé et des temps de repos souvent en-deçà des normes prévalant par ailleurs, mais aussi le rationnement de la quantité de nourriture par les personnes âgées gardées ou encore l’absence de reconnaissance du travail émotionnel accompli.
7 Basée sur une « personnalisation de la relation d’aide » qui expose les migrant.e.s à un « vide émotif » une fois leur travail accompli, cette dimension, souvent invisibilisée, de leur travail, donne lieu à un « sentiment de responsabilité personnelle, et donc de culpabilité ».
8 Cette expression fait référence aux possibles passages d’une catégorie ethnique à l’autre lors des interactions. Dra Iman Lechkar souligne à ce propos, qu’il est possible pour les acteurs sociaux de redéfinir, en fonction des contextes, les frontières ethniques de leur groupe, de mettre en exergue d’autres aspects symboliques ou emblématiques de leur culture, voire de faire appel à de nouveaux répertoires de valeur (Dra. Iman Lechkar, Methodological and theoretical framework Crossing Boundaries: Conversion to and within Islam in a Belgian and Globalizing Context, PhD research, Social Science Faculty, Catholic University Leuven, p. 13).
9 Philippe Bourgeois, En quête de respect. Le crack à New-York, Paris, Seuil, 2001, p. 199.
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Référence électronique
Marie Peretti-Ndiaye, « Francesca Scrinzi, Genre, migrations et emplois domestiques en France et en Italie. Construction de la non-qualification et de l’altérité ethnique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 avril 2014, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/14354 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14354
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